tiré du journal la décroissance, n°71, juillet-août 2010

 

 

Internationale de la décroissance

« Je préfère être (Wole byc) »

Anéantis par la Seconde Guerre mondiale, étouffés par le totalitarisme stalinien, les mouvements anti-productivistes polonais affrontent depuis vingt ans un nouvel ennemi plutôt  coriace: le capitalisme. Notre abonnée Monika Karbowska, Polonaise de 39 ans, nous parle des difficultés de défendre la décroissance et le mode de vie simple et paysan dans un tel contexte.


Avant 1945, le courant du socialisme coopérateur était très fort en Pologne. Pour ces militants progressistes, socialistes et paysans, la croissance matérielle n'était pas une solution: l'économie devait être basée sur des coopératives de producteurs et de consommateurs. Le mouvement paysan préconisait une réforme agraire contre la noblesse aboutissant non pas à la propriété individuelle, mais à l'organisation collective de l'usage de la terre. Un mode de production qui de toute façon existait déjà à l'échelle des villages. Malheureusement, ces mouvements ont été détruits par l'hécatombe de la Seconde Guerre mondiale et leurs idées ont été remplacées par le productivisme totalitaire stalinien.

 

 

Un air de Mai 68


L'industrialisation forcée et forcenée était alors accompagnée d'un discours du régime communiste prônant la consommation des biens matériels comme preuve de l'avènement d'une nouvelle société socialiste. Malgré le succès de cette idéologie dans les années 60 et 70, le mouvement ouvrier couvait en permanence un courant anti-productiviste: les ouvriers des conseils de la révolution de 1956 et les militants de Solidarnosc de 1980 réclamaient non pas la possession de biens matériels, mais la réappropriation de leur travail, le pouvoir de décision dans les usines, une réflexion sur le sens et la finalité du travail. Solidarnosc, dans la diversité de ses huit millions d'adhérents, avait par de nombreux côtés un air de Mai 68: la réinvention de la façon de vivre était remise en chantier.


Après la répression de 1981, de nouveaux mouvements clandestins virent le jour. La dernière révolte populaire qui obligea le gouvernement communiste à négocier avec l'opposition était le fruit du mouvement écologiste naissant. Un groupe de jeunes pacifistes, « Wolnosci i Pokoj » (« La Liberté et la Paix »), organisa en 1988 des protestations spectaculaires contre la construction de la première centrale nucléaire polonaise à Arnowicz, alors que le pays subissait de plein fouet les conséquences angoissantes de la catastrophe de Tchernobyl. Le gouvernement ne pouvait esquiver le problème car une majorité des Polonais était opposée à l'énergie nucléaire. Les questions écologistes étaient de plus en plus discutées dans une société fortement politisée et organisée en circuits parallèles. De nombreux militants politiques clandestins dénonçaient la destruction de l'environnement par les industries lourdes. Et ce jusqu'aux milieux officiels, qui lancèrent en 1988, dans l'hebdomadaire pour jeunes Na Przelaj, un mouvement baptisé « Wole byc » (« Je préfère être »), dont le programme critiquait les valeurs matérialistes dominantes.

Monika Karbowska, féministe polonaise (Initiative féministe européenne)

 

Entraide familiale


La société du communisme stalinien finissant ne ressemblait pas aux sociétés occidentales de la même période. Une grande majorité des citadins constituait la première génération à être née à la ville. Des milliers d'ouvriers et d'ouvrières vivaient toujours à la campagne: ils travaillaient à l'usine en journée et le soir ils retournaient au village prêter main forte à la ferme de leurs parents. La propriété paysanne était d'ailleurs multiple: privée et familiale en théorie, suite à l'abandon des politiques de collectivisation, elle était fréquemment exploitée en commun selon un système d'entraide familiale et villageoise. L'ancrage dans la ruralité paysanne était d'autant plus fort que l'économie de pénurie obligeait les Polonais à garder des liens forts avec la campagne: lorsqu'on retournait à son village natal, on s'approvisionnait en viande, légumes ou fromages.

Les habitudes typiques de la culture des pays de l'Est de préparer en famille et avec les amis et voisins des bocaux de nourriture (viandes marinées, confitures, fruits confits, concombres, champignons) étaient largement répandues chez les ouvriers et dans la classe moyenne. La cueillette des myrtilles, des champignons, la pêche (mais non pas la chasse) sont aussi encore aujourd'hui de véritables institutions culturelles dans ces pays de l'Est. Dans la crise des années 80, ces coutumes ont permis la survie de nombreuses familles. Du reste, les citoyens étaient tous plus préoccupés par le sort de la Pologne que par la consommation: on passait des heures à discuter de politique en famille et entre amis.

La culture des jeunes n'était pas basée sur la possession de biens, mais sur les fêtes auto-organisées, les festivals musicaux alternatifs, les randonnées dans la montagne. Le système communiste offrait la possibilité aux jeunes d'accéder aux loisirs comme la randonnée dans les parcs naturels, la voile sur les lacs de Mazurie, le ski dans les Carpates via des clubs étudiants, des clubs d'entreprises et des organisations scouts. Mais cette culture communiste ainsi que sa contre-culture alternative ont été purement et simplement annihilées par l'invasion du capitalisme et remplacées par le règne de l'argent.

 


Le ver capitaliste


Le 4 juin 1989 fut pour les Polonais la date charnière des premières élections libres pour lesquelles ils et elles avaient tant lutté. Mais le ver capitaliste était déjà dans le fruit de la démocratie libérale: dès 1990, les gouvernements issus de Solidarnosc appliquent les plans d'ajustement structurels imposés par le FMI et les pays occidentaux à une Pologne endettée de 60 milliards de dollars. Des milliers d'entreprises publiques ferment, des millions de personnes sont mises au chômage, des régions sont dévastées. Les frontières ouvertes invitent le capital occidental à envahir le pays de ses marchandises en surplus et à s'emparer pour un zloty [NDLR: monnaie nationale] symbolique de l'outil de production bradé. Les paysans polonais, soumis aux prix mondiaux, incapables de concurrencer les produits agricoles de l'Union européenne en l'absence du soutien de l'Etat, abandonnent par milliers leurs exploitations.

Cette violence faite au peuple polonais s'est traduite par le suicide de nombreuses personnes, le passage par des hôpitaux psychiatriques ou l'émigration. En 2010, nous ne savons pas combien sont les victimes du système capitaliste en Pologne. La gauche n'en est qu'au début du processus de prise de conscience des destructions opérées par la stratégie des Chicago Boys.

 


Bolkestein


Vaincus, chassés des usines fermées, désorientés suite à la participation de Solidarnosc aux privatisations et conspués par les médias ultralibéraux comme des « homo sovieticus » paresseux et inadaptables aux temps modernes, les ouvriers se sont repliés sur leur village, leur ferme et leur famille. Pour eux, la subsistance passe depuis lors par la culture du champ familial ou du jardin ouvrier. L'agriculture de survie permet à des millions d'Européens de l'Est de se nourrir et de vendre quelques produits sur le marché local. Ces maigres revenus sont complétés par l'émigration en Europe de l'Ouest et du Sud dans les secteurs du bâtiment, de l'agriculture intensive et de la domesticité.
En 2005, l'ouverture des frontières par l'UE a transformé cette émigration en véritable exode de millions de travailleurs sous contrat « Bolkestein » (1). Une grande partie des citoyens a été exclue du mode de vie capitaliste. Mais dans le système ultralibéral de type colonial en Europe de l'Est, l'idéal de la consommation sert avant tout d'outil de manipulation pour empêcher la renaissance d'une protestation politique. L'invasion de la Pologne par la publicité occidentale a eu comme objectif la dépolitisation de la société, la création d'une métaréalité dont la fonction est d'empêcher les citoyens polonais de prendre conscience de leur vie, d'exprimer leurs destins et de reprendre le chemin du politique. La destruction de la culture ouvrière de Solidarnosc, de la culture étudiante, de l'identité paysanne et leur remplacement par le culte de l'achat de l'objet a été la plus grande violence faite à la Pologne depuis vingt ans.


Sortir du pouvoir d'achat

De cette destruction, les mouvements contestataires, de gauche ou anti-productivistes, peinent à se relever. Le mouvement féministe, écologiste, les associations laïques et les partis de gauche sont en permanence menacés de récupération par la culture de la consommation et du "pouvoir d'achat". Car il est difficile de ne pas exiger d'augmentation de salaire dans un pays où le salaire de 60 % de la population est de 250 euros et les prix comparables à ceux de la zone euro. Les plus suspicieux face à la critique écologiste sont les ouvriers des mines de charbon qui ont sauvé leurs industries, leur travail, leur fierté et leur organisation collective au prix d'intenses luttes contre les fermetures et les privatisations. Pourtant, le syndicat d'extrême-gauche issu des mines, « Août 80 », est à la pointe du combat pour la reconstruction de la gauche en Pologne. Il est conscient de la difficulté de construire une contre-culture à la « société de consommation sans la consommation ». Avec le soutien du réseau français des AMAP (2), commencent à poindre des liens de producteurs à consommateurs dans les villes de Wroclaw et Legnica. Des milieux anarchistes pratiquent depuis quinze ans l'art de la marginalité active, du squat, du refus net de participer au système.

Encore faut-il qu'une prise de conscience des enjeux politiques de souveraineté alimentaire, de la relocalisation de la production et de la critique du libéralisme puisse accompagner ces projets. La sauvegarde des savoirs artisanaux, la valorisation des habitudes culturelles comme la cueillette, les confections des bocaux, le jardinage, la restauration des liens entre agriculteurs et ouvriers doivent être soutenus dans un but politique, avec la renaissance de l'autonomie culturelle de la gauche polonaise. Faute de quoi ces initiatives seront vite récupérées par la classe moyenne libérale avide de nouvelles idées pour combler son vide existentiel et par les multinationales spécialistes de l'idéologie du capitalisme vert, au détriment de notre avenir à tous et toutes.

Monika Karbowska


Notes
1) La directive Bolkestein prévoit de permettre aux entreprises européennes d'appliquer les réglementations de leur pays d'origine plutôt que celles des pays où elles sont installées. Par exemple, une entreprise dont le siège social est déclaré en Pologne pourra choisir d'appliquer les réglementations sociales et environnementales polonaises dans ses usines ou ses bureaux établis en France ou en Allemagne.
2) AMAP : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne

 

(La Décroissance : le journal de la joie de vivre / publiée par Casseurs de pub. No 71, juillet-août 2010, p. 10)