par Juan Luis Berterretche

 

SOURCE: Correspondencia de prensa / Colectivo Militante, Agenda Radical, 03.11.2010

 

 

Dans leur infinie capacité à dégager des bénéfices de manière dommageable, des entreprises ont su transformer une plante sacrée pour des peuples de notre continent en un narcotique qui empoisonne et détruit peu à peu ses consommateurs. Cette plante rituelle est devenue un objet de consommation courant et mondialisé. En lien avec les fabricants de tabac, Hollywood a inséré dans ses films des scènes dont les protagonistes allument des cigarettes à des moments culminants de calme, d’émotion ou de méditation. Ainsi, s’est imposé le lien entre fumée et moments importants de la vie. Trois générations ont été subjuguées par l’enchantement empoisonné suscité par l’odeur criminelle des industries du tabac.

Chaque jour, en Uruguay, trois personnes meurent du cancer des poumons, qu’elles ont contracté en fumant. Ce ne sont pas les seuls décès causés par la dépendance au tabac. Toutes les maladies liées au tabac figurent parmi les premières causes de décès enregistrées dans le monde. Le 1er mars 2006, durant la présidence de Tabaré Vázquez (2005-2010), l’Uruguay est devenu le premier pays d’Amérique latine – et le cinquième du monde – à être considéré comme libéré de l’odeur du tabac. Selon le ministère uruguayen de la santé publique, plus de 130.000 personnes ont cessé de fumer depuis l’application des mesures anti-tabac. Aujourd’hui les fumeurs représentent 25 % de la population (contre 32 % en 2006), selon l’enquête mondiale sur le tabagisme chez les adultes (GATS), publiée en février 2010. En outre, le Centre d’enquête sur l’épidémie de tabagisme (CIET) estime que les coûts engendrés par les patients souffrant d’un infarctus aigu du myocarde ont été réduits à 17,1 %.

Une politique restrictive envers la commercialisation des cigarettes a été mise en œuvre en 2009, Ces mesures comprennent l’interdiction de vendre une même marque de cigarettes sous des présentations différentes. Par exemple, les cigarettes « light » et les trompeuses Marlboro « Blue », « Gold » ou « Green » : Philip Morris a donc dû retirer du marché 7 des 12 produits vendus en Uruguay. Les dimensions des pictogrammes et des avertissements sur les risques engendrés par la fumée, indiqués sur les paquets de cigarette, ont aussi augmenté jusqu’à atteindre 80 % de la surface de ceux-ci (1)

 

La réaction de Philip Morris

Fondée à Londres en 1847, Philip Morris a été transférée aux Etats-Unis en 1902. Durant la décennie suivante, elle fut totalement acquise par des capitaux étatsuniens. Depuis 1983, Philip Morris est devenue la plus grande entreprise de cigarettes du monde. Ses ventes représentent environ 15 % du marché mondial des cigarettes, avec sa marque emblématique « Marlboro ».

PMI, dont le siège social se trouve en Suisse – pour des raisons fiscales par rapport aux USA – a porté plainte contre l’Etat uruguayen : elle allègue que certaines des mesures adoptées par ce pays latino-américain dans sa lutte anti-tabac violent un traité de promotion et de protection des investissements entre la Suisse et l’Uruguay, signé en 1998 (2). La multinationale a déposé son dossier en mars 2010 auprès du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), l’organisme dépendant de la Banque mondiale accepté comme arbitre sur ce type de questions par l’Uruguay. PMI estime « subir un traitement injuste ». Selon des sources provenant de Abal Hermanos (succursale uruguayenne de PMI), « nous croyons que l’élimination arbitraire de nos marques n’a pas servi les objectifs de santé publique. Au contraire, elle a poussé les consommateurs vers des marques locales ou des produits de contrebande ». Dans ses déclarations, la multinationale traite avec dédain les statistiques soulignant le rapport entre réduction du nombre de fumeurs en Uruguay et baisse des maladies attribuées à la cigarette.

PMI a tenté de conclure un accord avec le nouveau gouvernement de José Mujica (du Frente Amplio) – entré en fonctions en mars 2010 – pour rendre les mesures anti-tabac moins rigoureuses. Fin 2010, le gouvernement indiqua qu’il assouplirait certaines mesures : réduction du volume des pictogrammes signant les risques liés à la fumée sur les paquets de cigarettes ; autorisation pour les fabricants de commercialiser plus d’un produit sous la même marque. Le président José Mugica expliqua alors que l’Uruguay « se battait contre des monstres qui ont plus de ressources que l’Etat uruguayen ». En effet, avec une population de 3,4 millions de personnes, le produit intérieur brut (PIB) se montait à 31.500 millions de dollars en 2009, alors que la même année, le moitié des recettes encaissées par Philip Morris International était de 62.080 millions de dollars…

 

Marches et contre-marches.

Le recul devant Philip Morris du gouvernement Mujica a entrainé l’intervention publique de l’ex-président Tabaré Vázquez. Ce dernier, exaspéré, réclama le maintien des restrictions à la commercialisation des cigarettes, qu’il avait imposé lors de sa présidence.

Finalement, les nouvelles autorités uruguayennes ont décidé de maintenir la politique en vigueur. Elles ont même averti du fait que les mesures prises jusqu’ici pourraient être approfondies : « Nous sommes prêts de concrétiser un projet anti-tabac, encore plus drastique que le précédent et qui approfondira les mesures prises jusqu’ici », a déclaré Luis Almagro (ministre des Affaires étrangères), lors d’une conférence de presse sur la politique extérieure de son pays.

Les mesures envisagées, expliqua le ministre, concernent « les prix, l’éducation et la publicité. Elles s’ajouteront à l’interdiction de fumer dans des lieux fermés, l’interdiction de la publicité pour les cigarettes, l’augmentation des impôts touchant ces produits et la mise en œuvre de plans de traitements pour la dépendance au tabac, déjà en vigueur. « Pourvu que l’on n’arrive pas à un jugement », dit Almagro. Il souligne le fait que « l’Uruguay a un capital très important de politique extérieure avec son orientation anti-tabac. Cela nous positionne à l’échelle mondiale, nous ne pouvons pas y renoncer ».

Plusieurs organisations non-gouvernementales ont offert au gouvernement uruguayen un appui légal et des conseils en matière de politique anti-tabac, a indiqué Almagro, e annonçant la nouvelle position ferme adoptée par son gouvernement. Par contre, le ministre a déclaré que l’Uruguay n’avait pas reçu l’appui formel d’autres gouvernements, ni celui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

 

Les traités bilatéraux sur les investissements : une renonciation à la souveraineté

Les 28 accords de protection des investissements signés par l’Uruguay (3) et la participation au CIADI sont surtout un mécanisme de soumission du pays aux multinationales, pour éviter qu’un éventuel changement d’orientation gouvernemental ne mette en péril les bénéfices et les investissements de ces entreprises. Grâce à ces accords, les entreprises globalisées empêchent des politiques publiques nationales favorables à la population et susceptibles de leur porter préjudice. De cette manière, ces entreprises se mettent à l’abri de la justice du pays où elles investissent.

L’Uruguay a signé l’accord du CIADI le 28 mai 1992, il l’a ratifié en août 2010 et, un mois plus tard, cet accord est entré en vigueur. Le CIADI est un tribunal de la Banque mondiale, une institution des USA et de ses entreprises. Accepter son arbitrage dans un différend avec Philip Morris, c’est admettre cette fabrique de cigarette comme plaignante et juge en même temps. Tous les arbitrages du CIADI relèvent de la même aune : une longue histoire de jugements favorables aux investisseurs. Le CIADI a battu tous les records de partialité avec son arbitrage scandaleux rendu en faveur de l’entreprise Bechtel – un jugement rendu après que cette entreprise se soit retirée de Cochabamba (Bolivie), suite à son expulsion par une population en colère lors des événements survenus entre janvier et avril 2000 et plus connus sous le nom de « guerre de l’eau ».

Les Uruguayens ont commencé à prendre conscience de ce qu’impliquent les traités bilatéraux sur les investissements avec les menaces de plainte formulées par la compagnie Suez (France), lorsqu’un plébiscite a empêché constitutionnellement la privatisation du secteur de l’eau. Autre exemple : l’entreprise belge détenant la concession du port de Montevideo a empêché, par les mêmes menaces envers le gouvernement du Frente Amplio, la construction d’un nouveau port sans containers.

Que les partis traditionnels – « Blanco » et « Colorado » - de l’Uruguay aient signé 27 traités bilatéraux sur les investissements et aient soumis le pays à l’arbitrage du CIADI, rien d’étonnant. On connaît leur subordination habituelle aux directives des institutions financières internationales, elles-mêmes obéissant aux ordres des USA. Le vrai scandale réside dans le vote par le Frente Amplio d’un traité bilatéral sur les investissements avec les Etats-Unis en 2005, précisément quand les mobilisations sociales à l’échelle continentale avaient mis en déroute la mise en œuvre de l’ « espace de libre-commerce des Amériques » (ALCA). Le Frente Amplio a voté ce traité après un plaidoyer emphatique de Tabaré Vázquez, qui prétendait aussi soumettre le pays à un traité de libre-commerce (TLC) avec les USA – peu avant l’explosion des bulles successives du capital fictif nord-américain et la crise socio-économique qui en a découlé.

Cette plainte de Philip Morris International pour défendre ses bénéfices, contre des mesures visant à préserver la santé des Uruguayens – plainte rejetée par l’ex-président Tabaré Vázquez – découle directement de ces traités bilatéraux sur les investissements… défendus par le même Tabaré Vázquez et signés durant son gouvernement. La signature du traité bilatéral sur les investissements avec les USA – ainsi que l’insistance ardente de Tabaré Vázquez en faveur d’un TLC avec ce même pays – illustre la capacité de l’ex-président uruguayen à imaginer des stratégies de politique internationale. Et elle le qualifie sans doute pour sa nouvelle occupation de conseiller du Fonds monétaire international.

 

Un litige « innovateur »

Le litige initié par PMI présente quelques aspects innovateurs. C’est la première demande justifiant le préjudice porté à l’entreprise (violation de la propriété intellectuelle de la marque « Marlboro ») par les limites qu’impose l’utilisation de 80 % de la surface du paquet de cigarettes pour avertir des risques engendrés par la fumée (4). Philip Morris ne demande pas seulement à être indemnisée pour les pertes causées par les normes uruguayennes, elle demande aussi au CIADI d’exiger la suspension des décrets et ordonnances correspondantes. Cela signifierait une avancée dans les compétences de tribunaux arbitraux et une plus grande atteinte à la souveraineté du pays. Il s’agit aussi du premier litige où s’opposent protection de la santé publique et protection des investissements des entreprises.

La plainte de Philip Morris est aussi vue comme un avertissement adressé à d’autres pays latino-américains qui prévoient l’adoption de mesures plus rigoureuses contre le tabagisme. C’est une avancée dans la promotion de l’industrie des cigarettes sur de nouveaux marchés, à un moment où disparaissent ses marchés traditionnels dans les pays développés. L’Organisation mondiale de la santé a signalé que « le nombre des fumeurs augmente dans les pays émergents, mais diminue dans les pays développés. Aux Etats-Unis, ce chiffre a baissé quasiment de moitié en 30 ans (du milieu des années 1960 à celui des années 1990) ».

L’entreprise essaie aussi de contrer les décisions judiciaires prises à son encontre et la publicité négative aux USA. Le 11 février 1999, un jury de San Francisco a condamné Philip Morris à payer 50 millions de dollars à une fumeuse souffrant d’un cancer du poumon irréversible. Celle-ci a fait de cet argent à des campagnes de conscientisation des jeunes. Le 6 juin 2001, un jury de Los Angeles (Californie) a condamné Philip Morris à payer 3000 millions de dollars à un fumeur de 56 ans, souffrant d’un cancer du poumon en phase terminale. C’est le cas le plus onéreux constaté lors d’un procès concernant la cigarette et certainement le plus grand concernant une plainte d’un particulier contre une entreprise états-unienne. Le 14 juillet 2010, Human Rights Watch a dénoncé le fait qu’au Kazakhstan Philip Morris utilise le travail des esclaves et des enfants pour la production de cigarettes.

 

Conférence des pays de l’accord-cadre pour le contrôle du tabac (OMS)

Sous la direction de l’Uruguay, l’Amérique latine est l’une des régions les plus avancées dans les politiques de contrôle du tabac. En novembre 2010, se tiendra à Punta del Este (Uruguay) la 4e session de la conférence des pays signataires de l’accord-cadre pour le contrôle du tabac (Organisation mondiale de la santé) : suite à la plainte déposée par PMI, la souveraineté de l’Uruguay et son droit à protéger la santé de ses citoyens sera au centre du débat. Par cette plainte, Philip Morris voudrait utiliser cette conférence pour envoyer un message très sur sa capacité à faire plier le gouvernement de l’Uruguay et d’autres gouvernements.

Une coalition d’ONG internationales apportera son appui à l’Etat uruguayen contre la plainte déposée par Philip Morris. En août 2010, une délégation de 5 experts – appartenant à l’Alliance pour l’accord-cadre, composée de 400 organisations (en provenance de 100 pays) – s’est rendue à Montevideo. La doctoresse portoricaine Patricia Sosa – directrice du programme latino-américain de l’organisation « Tobacco Free Kids » (membre de l’Alliance) – a déclaré durant sa visite en Uruguay : « Nous demandons au gouvernement uruguayen d’utiliser cette conférence pour envoyer un message très fort à Philip Morris : aucun gouvernement – ni celui de l’Uruguay, ni aucun autre protégé par le traité international de l’accord-cadre pour le contrôle du tabac – ne s’agenouillera devant Philip Morris. Nous estimons que si l’Uruguay se décide pour une stratégie de confrontation, Philip Morris ne donnera très probablement pas suite à sa plaine, parce que si cette entreprise perd le procès, les conséquences en seront plus graves pour elle que pour l’Etat uruguayen ».

 

Dénoncer l’accord du CIAS et tous les traités bilatéraux sur les investissements

En août 2010, lors du 4e Forum social des Amériques (tenu à Asunci ón, Paraguay), un atelier a été consacré à la manière de faire avancer les stratégies de la Campagne continentale contre les traités bilatéraux sur les investissements (TIBs) et les tribunaux arbitraux tels que le CIADI (5). On y dénonça les nombreuses sentences que le CIADI prononcera en 2011 contre la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela et l’Argentine (6). Le CIADI fonctionne comme un tremplin de spoliation, de pression et de déstabilisation de nos pays.

L’atelier a démasqué le mythe des investissements étrangers, un mythe qui a contraint nos pays à abdiquer leur souveraineté nationale pour prétendument mieux attirer les investissements direct. Une affirmation fausse, lorsqu’on sait que le Brésil – pays qui attire le plus grand nombre d’investissements en Amérique latine – n’a ni abdiqué sa souveraineté, ni signé de traité bilatéral sur les investissements. Conclusion de l’atelier : il faut mener bataille principalement contre les traités, car sans traités il n’y a pas de tribunal arbitral. La Bolivie (en 2007) et l’Equateur (en 2009) ont décidé de dénoncer l’accord sur le CIADI et de sortir de son champ d’application, précisément pour contrecarrer les menaces des multinationales. En outre, la Bolivie a annoncé qu’elle renégociera tous les accords d’investissements afin de limiter la solution des controverses à la justice nationale et mettre ces accords au bénéfice de son peuple et non à celui exclusif des multinationales (7).

L’Uruguay devrait prendre le même chemin avant de se retrouver confronté à de nouvelles menaces et à de nouveaux chantages des multinationales. Peut-être devrait-il passer à la contre-offensive en exigeant de Philip Morris International des compensations pour les dépenses en matière de santé publique, liées aux maladies produites par le tabagisme, ainsi que des indemnités pour les morts causées par le cancer du poumon.

 

 

 

NOTES

  1. Philip Morris affirme que trois normes gouvernementales affectent son commerce. Il s’agit de la résolution 514 (mars 2009) – qui prévoit une présentation unique pour les marques mises en vente -, le décret 287 et l’ordonnance 666, qui imposent de nouveaux avertissements sur les risques causés par la fumée, avertissements qui occuperont 80 % du paquet de cigarettes.

  2. Cet accord fut signé en octobre 1988, sous le gouvernement de José María Sanguinetti et entra en vigueur au mois d’avril 1991. Le texte des accords entre l’Uruguay et la Suisse sur la protection des investissements se trouve sur le site : http://www.parlamento.gub.uy/htmlstat/pl/acuerdos/acue16176.htm

  3. Voir la liste complète des accords de la CNUCED, disponible sur Internet : http://www.unctad.org/templates/Page.asp?intItemID=2344&lang=1

  4. Le paragraphe (2) (d) de l’article 1 de ce traité bilatéral d’investissements entre l’Uruguay et la Suisse stipule que les droits d’auteurs et les droits de propriété industrielle (comme les marques) sont considérés comme des investissements.

  5. Carlos Juliá  FSA: Estrategias contra los tratados bilaterales de inversión Grito de los Excluidos/as Continental. Minga Informativa de Movimientos Sociales, 12 08 2010.

  6. Ndt : Comme par hasard, à l’exception de l’Argentine, les pays concernés sont tous membres de l’ALBA (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique)…

  7. Voir la publication spéciale de REDES-AT sur le CIADI et les accords relatifs aux investissements sur Internet :
    http://www.redes.org.uy/2008/02/13/nuevo-libro-que-se-presenta-en-bolivia-cuestiona-mecanismos-deproteccion-de-inversiones/