On est à la veille d’une importante bataille sur la question des salaires en Suisse. Après l’inscription du droit à un salaire minimum dans la constitution à Neuchâtel en 2011, le Jura a fait un pas cette année en votant une initiative demandant de créer une base légale pour garantir à chaque travailleur-euse un salaire assurant un niveau de vie décent.

 

Le triomphe à 68 % de l’initiative Minder « contre les rémunérations abusives » s’inscrit à l’évidence dans le cadre d’une réaction populaire contre le développement massif des inégalités salariales depuis 20 ans dans ce pays. Ce résultat donne de l’espoir pour les prochaines échéances. L’initiative 1:12, qui sera soumise au vote en novembre prochain, vise à limiter les écarts salariaux et s’inscrit toujours dans ce contexte. Mais la confrontation la plus importante viendra début 2014, avec l’initiative de l’USS pour un salaire minimum de 4000 francs, préparée par les initiatives cantonales que solidaritéS a contribué à impulser. C’est une échéance en direction de laquelle une mobilisation et une campagne dans la durée sont en train de se mettre en place.

L’initiative pour le salaire minimum est importante parce qu’elle permet une bataille commune dans toute la Suisse, de tous les tra­vail­leurs·euses du pays, en faveur des bas salaires, des femmes bien sûr avant tout, mais aussi – en dernière instance en faveur de l’ensemble des sa­la­rié·e·s pour redresser – un peu – la barre d’une répartition toujours plus inéquitable des revenus entre Travail et Capital. Cette initiative défend ainsi un intérêt de classe...

Elle rompt avec la doctrine, entretenue en Helvétie par les dominants, selon laquelle les salaires sont une affaire individuelle d’abord, privée si possible, éventuellement une affaire d’entreprise, de branche à la limite – peut-être, mais plutôt pas, à inscrire dans une convention. Mais surtout un domaine où une régulation étatique serait sacrilège et saperait le sacro-saint « partenariat social », garantie et produit de la « paix du travail », censée assurer la prospérité de la Patrie… par la renonciation à l’arme de la grève, indispensable pour les salarié·e·s.

Or cette logique n’offre aucun instrument de lutte contre le dumping salarial et ouvre grand la porte aux fantasme xénophobe d’une « défense » des sa­la­rié·e·s suisses envers et contre les im­migré·e·s, les frontaliers, les sans-papiers… Une « défense » relevant du mirage, qui divise les tra­vail­leurs·euses et les rend encore moins capables d’affirmer ensemble leurs exigences face aux patrons et au patronat et de lutter pour celles-ci.

En matière de Paix du travail, c’est la convention de la métallurgie et des machines qui a servi d’archétype depuis trois-quarts de siècle. Une convention collective nationale qui avait pour caractéristique notable de ne pas piper mot sur les salaires, renvoyés à des négociations par entreprise, ou à d’éventuels accords locaux, obtenus sous le régime de la prohibition, approuvée par les syndicats, de la moindre « mesure de lutte » !

Ainsi, quand UNIA annonce fin juin un « succès historique » constitué par la signature d’une convention dans l’industrie des machines et des métaux (MEM) incluant « pour la première fois des salaires minimums offrant une protection contre le dumping salarial massif » on se dit que les choses bougent. De l’extérieur, on imagine aussi qu’il y a là un effet de la crainte des patrons de voir passer l’initiative pour le salaire minimum à 4000 francs et qu’ils ont lâché un peu de lest pour crédibiliser l’idée que la question des salaires peut se régler entre partenaires sociaux et pas dans la loi. On se dit aussi, que certains secteurs syndicaux, peu convaincus par le virage rapide, pris par le mouvement syndical suisse en faveur du salaire minimum légal, ont pu se réjouir de l’eau apportée à leur moulin traditionnel.

Mais à y regarder de plus près, les choses sont moins roses (ou plus c’est selon). En effet, comme l’écrivent les patrons : « Avec la nouvelle CCT, les entreprises obtiennent nettement plus de souplesse. Celles qui sont soumises à la CCT peuvent décider […] d’une augmentation du temps de travail pour une durée allant jusqu’à 15 mois dans différentes situations. De plus, le report annuel d’heures maximum passe de 100 à 200 heures. Ces améliorations permettent aux entreprises d’adapter rapidement […] leur temps de travail aux modifications des marchés. Cette souplesse devient toujours plus importante, pour rester compétitif sur le plan international. De plus, l’obligation absolue de paix du travail – fondement d’un véritable partenariat social – garantit aux entreprises et à leur personnel la une collaboration exempte de conflits.»

Ainsi, les « avantages » de cette CCT, obtenue sans guère de mobilisation, sont payés au prix d’une augmentation de la flexibilité et de la durée du travail, donc au prix fort, celui de la santé et des conditions de vie des sa­larié·e·s concernés. A y regarder d’encore plus près, les « salaires minimums » obtenus dans cette CCT péjorent la situation dans certaines régions, par exemple à Genève, où les niveaux se situent en-dessous de ce qui a été obtenu localement. Au Tessin, autre canton soumis à un dumping salarial important, la CCT améliorerait peut-être la situation… si elle ne contenait pas une clause permettant aux entreprises du canton de déroger à la CCT… jusqu’en 2018, année d’échéance du contrat !

Cette CCT en carton-pâte renforce donc les motifs de se battre farouchement, dès maintenant, pour faire aboutir l’initiative fédérale pour des salaires minimums au printemps prochain !

 

Pierre Vanek