Le 28 septembre prochain les citoyens et citoyennes de ce pays seront amenés à se prononcer sur la création d'une caisse d'assurance-maladie unique et publique. solidaritéS appelle à voter OUI à ce projet social important. L'article de Bertrand Kiefer revient sur la nécessité de réformer ce système opaque, coûteux et injuste...
Imaginez que la caisse publique soit refusée en votation.
Ce serait encore une de ces étranges décisions de la démocratie directe. Etranges parce que clairement opposées à l’intérêt de la population. Comment comprendre qu’un système créé pour servir le bien public soit devenu incontrôlable, qu’il ne travaille qu’à son propre profit, achète au grand jour le vote d’une partie du Parlement avec de l’argent destiné à la santé et que, malgré cela, il reçoive un soutien populaire? Eh bien, aussi absurde soit-il, ce scénario est le plus probable. Car la population suisse déteste le changement. Influencée par une gigantesque machine marketing, elle pourrait se dire: pourquoi ne pas continuer ce qui semble marcher? Sauf que le refus de l’initiative, bien plus que poursuivre le présent, ouvrirait une époque nouvelle. Les caisses se sentiraient justifiées dans leur ambition ultime: la mainmise sur l’ensemble du système de santé.
Le grave ne relève pas seulement de cette ambition. Il vient aussi de l’arrogance manifestée par les caisses, persuadées qu’elles sont que leur management doit définir jusqu’au détail la pratique médicale. Tous les médecins en font l’expérience. Plutôt que de chercher à comprendre les métiers qui constituent le cœur de la médecine, alors qu’elles-mêmes en occupent la périphérie, les caisses leur imposent leur idéologie. Cet autoritarisme fait bien plus que traduire leur mandat de surveillance des coûts. C’est la culture médicale, au sens très large, qui leur déplaît. Ecouter les patients et les respecter, agir selon une démarche humaine, scientifique et innovatrice à la fois, comme le veut cette culture: les caisses ne voient là que pratiques obsolètes et défense d’intérêts. Ce qui les dérange, à la fin, c’est que la médecine refuse de devenir une entreprise comme les autres, où le travail est quantifiable de part en part et où les ouvriers obéissent à des chefs issus de l’élite managériale et financière (comme le sont les directeurs de caisse).
Il fallait lire l’interview de Verena Nold, nouvelle directrice de Santésuisse, dans la Tribune de Genève du 3 mars. A la question: «Comment diminuer le nombre de spécialistes dans les cantons de Genève ou Vaud ?» elle répond : «Un des moyens est d’instaurer un vrai contrôle de qualité. On ne prendrait que les meilleurs». Les lecteurs perspicaces auront reconnu la mise en selle de la vieille obsession des caisses : la fin de l’obligation de contracter. Dans un premier temps, ajoute-t-elle, on ne s’en prendrait qu’aux jeunes médecins. Ils seraient tenus «de s’astreindre à ce contrôle pour obtenir l’obligation d’exercer. Cela permettrait de sélectionner les médecins sur leur travail et non sur leur diplôme».
Pour les assureurs, dont le métier consiste à classer et sélectionner, seuls comptent les repères solides que sont les statistiques et les chiffres. Il s’agit de découper le travail médical en processus et tâches jusqu’à arriver à des mesures simples. Puis sélectionner les médecins selon cette simplicité. Qu’importent la complexité humaine, les valeurs et, plus largement, tout ce qui n’est pas évaluable – compassion, écoute, traduction, sensibilité à la différence. C’est la fétichisation du mesurable.
Pour le quotidien des soignants, cette démarche se montre profondément pathogène. Elle les place devant une injonction paradoxale: soit répondre à ce que demandent les protocoles d’évaluation, et fonctionner de manière en partie absurde et déshumanisée. Soit se dérober à la logique de ces protocoles pour essayer de conserver une subjectivité nécessaire à la survie de l’humain. Et risquer de ne plus être remboursé par les assureurs, selon la menace de la nouvelle responsable de santé suisse. D’un côté la résignation, de l’autre l’élimination.
Ce qui frappe, devant l’affirmation qu’une évaluation est nécessaire, c’est l’asymétrie de sa mise en pratique. Les patients, les soignants ou les hôpitaux sont sans cesse testés, comparés, classés. Mais jamais les caisses maladie et leurs responsables, ni d’ailleurs les partis et politiciens. Que valent, en termes de qualité et d’efficience, leurs stratégies globales? Question toujours évitée. Pourtant, ce monde de la planification, du pouvoir élevé et de la responsabilité globale, pourrait tout aussi «facilement» être soumis à des grilles d’évaluation. Des normes issues de recherches evidencebased les concernent autant, voire davantage, que les premiers. Pour le moment, le système se construit à l’envers de toute logique. L’idéologie au sommet n’est pas interrogée, mais c’est elle qui formate les questions qui vont évaluer la base.
Un système opaque...
Sans compter qu’à cette première asymétrie s’ajoute celle de la transparence. Les individus, qu’ils soient patients ou médecins, sont de plus en plus transparents. Et, au-dessus d’eux, les assureurs et le système politique deviennent de plus en plus opaques. On ignore tout de leurs buts réels, de leurs revenus et plus généralement de leur gestion financière. Alors que c’est le contraire qui serait souhaitable: individus ayant droit à l’intimité et institutions transparentes.
Certes, la perspective de la votation sur la caisse unique pourrait faire évoluer la situation, histoire de rassurer la population. Le contrôle et la transparence font en effet partie d’un projet de loi sur la surveillance des caisses, discuté en ce moment au Parlement. Ce projet énonce quelques évidences. Il prévoit que l’autorité de contrôle, l’OFSP ou FINMA, puisse intervenir si une caisse accumule des réserves trop importantes ou fixe des primes sans rapport avec ses dépenses. Il demande une publication des rémunérations du conseil d’administration, du conseil de fondation et de la direction. Il définit aussi une surveillance particulière des groupes d’assurance, où l’activité de base se mêle à la complémentaire, groupes qui, pour le moment, échappent à toute attention. Le démarchage téléphonique, l’utilisation d’intermédiaires ou les dépenses de publicité seraient aussi réglementés. Enfin, ce projet de loi permettrait d’éviter que recommence l’incroyable saga des primes trop élevées, payées pendant des années par certains cantons. Primes qui, aux dernières nouvelles, ne seront remboursées qu’en partie et selon un procédé inéquitable (quant à la vérité sur cette affaire, elle n’a toujours pas été établie: pourquoi ces différences entre cantons ? Qui s’est enrichi ?). Bref, ce projet de loi prévoit d’instaurer enfin un réel contrôle – bien qu’encore minimal – d’une activité de service public. Mais les chances qu’il soit voté tel quel, avec ses dents, sont maigrissimes. Le plus probable est que le Parlement procrastine. Et que, une fois la votation sur la caisse unique passée, il n’en reste qu’un tigre de papier.
Le Parlement s’oppose à la caisse publique en affirmant que la concurrence permet de mieux contrôler les coûts. En même temps, vendredi dernier, il refusait un important projet de réforme de loi sur la concurrence. Autrement dit: promotion de la concurrence en médecine (où les études montrent son inefficacité) et refus de la même concurrence là où tout indique sa nécessité (face aux cartels). Arrêtons avec les pseudo arguments, cessons de discuter, regardons la vérité en face: tout n’est que rapport de force.
Bertrand Kiefer