1er Mars 2011

prononcé par Daniel Perdrizat, conseiller communal,

directeur de la Santé et des Affaires sociales

ainsi que de la Jeunesse et de l'Intégration,

membre de solidaritéS Neuchâtel

Monsieur le Président du Conseil d’État,

Chères concitoyennes, chers concitoyens,


Année après année, depuis maintenant 163 ans, la population neuchâteloise commémore l’anniversaire de la Révolution de 1848. Le rituel est bien rôdé ; tellement rôdé qu’il court le risque d’être banalisé. Heureusement, il lui arrive parfois d’être un tout petit peu bousculé. Ce peut être le fait d’un discours qui dérange et qui fait des vagues jusqu’au Conseil général, mais ce peut être aussi, plus simplement, en raison de l’actualité. Cette année, la commémoration du 1er Mars prend en effet une signification et un relief tout particuliers en raison des évènements qui se déroulent depuis plusieurs semaines dans les pays arabes. Ces événements nous évitent de tomber dans la routine et représentent au contraire l’occasion de prendre conscience du fait que fêter la révolution neuchâteloise, c’est aussi célébrer toutes les révolutions : celles du passé, qui nous ont amené la liberté et l’égalité, celles qui se déroulent en ce moment même à nos portes et dont l’issue est encore incertaine, mais aussi celles qui pourraient avoir lieu demain, ici ou ailleurs.


Grâce aux moyens de communications modernes, nous avons la chance de pouvoir vivre quasiment en direct les processus révolutionnaires qui se déroulent en ce moment-même dans le monde arabe, des processus favorisés d’ailleurs par l’utilisation de ces nouveaux outils que sont Facebook ou Twitter. Le reflet que nous en donnent les médias n’est cependant que très partiel parce que la presse ne s’intéresse bien souvent qu’au sort personnel des dictateurs qui sont en train de vaciller et à la date de leur chute, plutôt qu’au processus révolutionnaire lui-même, aux circonstances qui ont conduit les populations à se révolter et aux enjeux de leur combat.

L’histoire nous enseigne que la révolution, ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, c’est le résultat d’un mûrissement ou parfois du pourrissement d’une situation sociale propre à un pays donné. Une révolution, c’est le fruit d’un processus, dont l’issue dépend de toutes sortes de facteurs, notamment du courage, de l’engagement, de la capacité d’organisation de ceux qui la conduisent. Une révolution, c’est une prise de risque considérable de la part de beaucoup de gens ordinaires qu’a priori rien ne destinait à devenir des héros ou des martyrs. Une révolution c’est un basculement certes, un moment d’accélération de l’histoire, mais un moment qui s’inscrit dans un processus d’évolution, ce n’est pas un aboutissement. Après la révolution, l’évolution se poursuit et c’est de cette évolution que dépend le succès de la révolution.


Or, de tout cela les médias ne nous parlent guère : lorsque Ben Ali est tombé, ils se sont intéressés à la chute de Moubarak et depuis que ce dernier a annoncé sa démission, ils ont braqué les projecteurs sur Kadhafi. Mais en Tunisie, comme en Egypte, le processus révolutionnaire est loin d’être terminé et c’est dans ces moments-là qu’il est le plus fragile et qu’il a le plus besoin du soutien de ceux pour lesquels la démocratie est un acquis ancien.


En 1848, la révolution neuchâteloise s’inscrivait, comme les révolutions dans le monde arabe d’aujourd’hui, dans un mouvement plus vaste d’insurrections contre les pouvoirs à caractère féodal. Cette année-là et la suivante (1848 et 1849), l’Europe connut ce que l’on a appelé le printemps des peuples. Partie d’Italie, la contagion gagna Paris en février 1848, puis emporta rapidement toutes les nations en devenir dans un soulèvement général des peuples contre les monarchies. Un peu à l’image des capitales arabes au cours de ces dernières semaines, les villes européennes de l’époque s’enflammèrent les unes après les autres : Paris, Lyon, Milan, Turin, Gênes, Parme, Florence, Venise, Rome, Naples, Palerme, Vienne, Graz, Linz, Prague, Budapest, Munich, Stuttgart, Francfort, Cologne, Berlin, etc. Les Neuchâtelois, quant à eux, furent parmi les premiers à réagir au détonateur parisien puisque, six jours à peine après la proclamation de la deuxième république dans la capitale française, Neuchâtel proclamait la sienne dès le 1er mars au soir.


Et savez-vous ce qui distingue la petite révolution neuchâteloise de toutes les autres, sans exception : c’est qu’elle fut et qu’elle reste la seule à s’être montrée capable de maintenir l’acquis républicain sans jamais retomber sous la puissance des monarques contre lesquels le peuple s’était soulevé.


A Paris, à Vienne, en Prusse, en Italie avec des nuances plus ou moins sévères dans les effets de la réaction, le pouvoir fut repris en moins de trois ans par les anciens potentats. La révolution un peu idéaliste qui avait entraîné les mouvements démocratiques avait échoué. Napoléon III avait remplacé Louis-Philippe, François Joseph avait consolidé son trône à Vienne et Frédéric-Guillaume IV le sien à Berlin. En Allemagne, en Italie et en France, il faudra encore attendre une vingtaine d’années pour voir s’établir enfin et définitivement le régime républicain.


Mais pas à Neuchâtel ! Chez nous, la révolution a tenu bon et l’ancienne principauté et canton a pu devenir un canton suisse à part entière. C’est d’ailleurs sans aucun doute cette intégration à la Confédération, partiellement obtenue dès 1815, qui a sauvé la république neuchâteloise. Ajoutons-y bien sûr l’éloignement de la Prusse qui aurait eu fort à faire pour venir reprendre sa place au château. Ce ne fut pourtant pas faut d’avoir essayé : en 1856, une contre-révolution de l’ancien régime fut matée en deux jours par les troupes fédérales, mais les conséquences de cet épisode menèrent presque à la guerre européenne. La Suisse et la Prusse ayant mobilisé leur armée en fin d’année, l’une pour venir reprendre Neuchâtel, l’autre pour protéger les frontières du pays sur la ligne du Rhin.


Depuis plus d’un siècle et demi, Neuchâtel a donc su non seulement préserver les acquis de la révolution de 1848, mais également profiter de l’élan donné à ce moment décisif de son histoire pour poursuivre son évolution en restant sur la voie du progrès démocratique. En étant toujours parmi les pionniers des idées nouvelles, droit de vote des étrangers sur le plan communal en 1849, congés payés pour les ouvriers, droit de vote des femmes, droit de vote des étrangers sur le plan cantonal, droit d’éligibilité des étrangers sur le plan communal, notre canton a fait preuve d’un esprit d’ouverture remarquable et d’une rare constance en Suisse.


Mesdames et Messieurs, si nous voulons nous montrer dignes des révolutionnaires de 1848 et de ceux qui, depuis lors, ont su maintenir le cap de la démocratie et de l’ouverture, il nous appartient aujourd’hui d’apporter un soutien sans réserve aux processus révolutionnaires actuellement en cours dans les pays arabes. Et à ceux qui, déjà, regrettent l’effondrement du régime de Kadhafi sous prétexte qu’il représentait un rempart contre l’immigration de l’Afrique noire, il faut rappeler que le meilleur moyen de stabiliser ces régions, c’est encore d’améliorer les conditions de vie de leur population, amélioration qui, compte tenu des régimes politiques en place dans ces pays, passe probablement par l’extension du processus révolutionnaire à ces mêmes pays. En d’autres termes, et en conclusion, le meilleur moyen de commémorer et de défendre notre révolution de 1848 passe par le soutien aux révolutions actuellement en marche dans les pays arabes et par l’extension du processus à tous les pays qui vivent dans l’oppression.