tiré du journal solidaritéS n°193


Dans le cadre de leur campagne aux élections fédérales, les socialistes viennent d’adopter un manifeste, largement répercuté par les médias, affirmant que « la santé est un bien public » (dixit Micheline Calmy-Rey). Mais que fait le Parti socialiste quand il est en situation de décider, comme c’est le cas dans le canton de Neuchâtel ? Depuis 10 ans, pour imposer une série de lois autonomisant tour à tour l’Hôpital neuchâtelois, les soins à domicile et la psychiatrie, il s’allie régulièrement de préférence au PLR (plutôt qu’au POPVertsSolidarités avec qui il forme une majorité).

Le référendum syndical – largement soutenu par solidaritéS –, qui avait tenté d’enrayer ce processus d’autonomisation, a échoué en votation populaire en juin 2005, suite à une campagne trompeuse et mensongère, conduite sous la responsabilité de la Conseillère d’Etat socialiste en charge du dossier. Depuis, la situation est allée de mal en pis et tout indique que le mal va empirer. Des conseils d’administration tout puissants président aujourd’hui aux destinées des différentes institutions hospitalières et des soins à domicile (Nomad). Priorité: introduire les méthodes de gestion moderne (lisez capitalistes) et ne surtout pas écouter les patient·e·s et les soignant·e·s, sous prétexte qu’il faut faire des économies.

Résultats: détérioration des conditions d’accueil et de soins des patient·e·s, nombreux disfonctionnements, dégradations des conditions de travail, départs répétés de médecins responsables, tous les signaux sont au rouge depuis longtemps, mais la majorité qui a voulu ce système poursuit tête baissée. Une pétition munie de 15 000 signatures et trois initiatives populaires (contradictoires entre elles !) attendent dans les tiroirs du Conseil d’Etat, qui une fois de plus dépasse allègrement les délais légaux, dans l’espoir qu’un consensus se dégagera sans passer par la votation populaire… Mais il ne se passe pas une semaine sans que n’apparaissent de nouveaux problèmes, dernière en date le personnel de NOMAD est mécontent, le SSP a menacé de grève si de réelles négociations ne s’engageaient pas, la population est inquiète.

L’entêtement des autorités politiques à continuer de vouloir régler la santé par les méthodes administratives et les recettes libérales de gestion a quelque chose de sidérant.

Marianne Ebel

 

Nous publions aujourd’hui une interview que le docteur Claude Cherpillod, ancien médecin-directeur du Centre psycho-social neuchâtelois (CNSP), a accordé à solidaritéS avant les vacances. Elle témoigne non seulement du parcours remarquable de ce spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, mais éclaire de manière fort intéressante l’évolution de ce dossier épineux de la santé. (Propos recueilli par Marianne Ebel)

Dr. Cherpillod, vous avez été à l’initiative de la création du Centre psycho-social à La Chaux-de-Fonds à la fin des années 60. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Tout commence au moment de mes études en médecine à Genève; j’ai eu très vite l’opportunité de suivre un cours de psychiatrie à Lausanne qui m’a donné la certitude que c’est dans cette voie-là que je voulais m’engager. J’étais un étudiant dynamique, très sociable, avec une composante de leader et animé par des désirs d’activités syndicales ou institutionnelles. C’est dans les cours de philosophie au gymnase de La Chaux-de-Fonds avec le professeur Jean Steiger du POP que j’ai acquis mes premières valeurs d’orientation sociale, mais c’est avec le Prof. Julian de Ajuriaguerra – un émigré espagnol qui avait participé à la guerre d’Espagne et qui occupait la chaire de Psychiatrie à l’Université de Genève depuis 1958 – que j’ai pu préciser et définir ma conception personnelle en psychiatrie. Il dénonçait le système psychiatrique comme carcéral et plaidait pour des soins ambulatoires. Il a créé à Genève le Centre Psycho-Social Universitaire. J’ai eu la chance de participer à cette expérience. J’ai travaillé là pendant 10 ans, et terminé comme « second » de ce médecin qui a développé une toute nouvelle politique de soins et qui était pour moi un modèle. En 1966, j’ai été sollicité par le Professeur Courvoisier qui venait de construire l’Hôpital de La Chaux-de-Fonds. Il a fallu trois ans pour mettre en place le Centre psycho-social à La Chaux-de-Fonds. C’était une toute nouvelle approche, qui a porté ses fruits, c’est pourquoi je suis content de parler de cela aujourd’hui.

Pouvez-vous nous dire en deux mots quels étaient les principes fondateurs de cette nouvelle approche du patient en psychiatrie ?

Le psychiatre s’occupe de l’ensemble des patients, sans sélection; considérant son travail comme un service public se chargeant de soigner tout le monde, il s’occupe des patient-e-s chroniques comme de celles et ceux nécessitant des soins aigus. Il ne se contente pas de recevoir ses patients, mais s’efforce de comprendre et de prendre en compte les répercussions sociales de la maladie mentale. Pour des raisons personnelles, je me suis toujours considéré comme un serviteur de l’Etat. J’avais un statut de fonctionnaire auquel je tenais beaucoup et dans toutes les décisions je prenais en compte les besoins des patient·e·s, mais aussi les besoins de l’Etat. Il n’y avait alors pratiquement pas de psychiatrie privée et tout ce que nous mettions en place se faisait dans le respect de cet esprit démocratique au service de tous.

Vous avez travaillé pendant 25 ans à la tête de ce service. Comment cela s’est-il passé ?

Dans le Haut et dans le Bas du canton de Neuchâtel, il y avait une consultation par semaine. Au départ nous étions 3, à la fin il y avait 25 médecins avec une équipe d’infirmiers et d’infirmières en psychiatrie, et une équipe d’assistants sociaux avec des connaissances juridiques. J’insiste sur ce point, car aujourd’hui, dans la nouvelle organisation de la psychiatrie neuchâteloise, il y a une tendance à oublier cet aspect-là. J’ai côtoyé beaucoup de monde; au début attirés par la renommée du Prof. Julian de Ajuriaguerra de Genève, il y avait beaucoup d’Espagnols qui venaient se former en Suisse ; beaucoup d’entre eux sont venus travailler quelques années à La Chaux-de-Fonds avant de repartir en Espagne. Les besoins et la demande étaient considérables; ce qu’on peut faire est toujours insatisfaisant, mais j’ai le sentiment que nous avons mis là sur pied un service qui fonctionnait.

Comment évaluez-vous la psychiatrie neuchâteloise actuelle, dans ses structures et ses options politiques ?

Quand les problèmes de la psychiatrie ont été soulevés, il y avait deux établissements dans le canton de Neuchâtel -un à Préfargier, l’autre à Perreux – qui fonctionnaient parallèlement, mais avec deux directeurs qui ne s’entendaient pas. Déjà en 1988 on s’interrogeait sur cette situation anormale. Selon les conclusions d’un audit, il fallait procéder à la fermeture de Perreux. Mais c’était quasi mission impossible : 350 emplois en jeu, un Conseil d’Etat qui cherchait une partie importante de ses voix dans le district de Boudry, bien sûr opposé à cette fermeture…. l.es choses sont donc restées en l’état. C’est revenu sur le tapis plus tard, mais je regrette qu’on ait abandonné l’idée de service public au profit de l’autonomisation. La structure actuelle s’organise dans la logique des entreprises privées; il faut que l’entreprise marche; résultat absurde, les patient·e·s ne sont plus au centre des préoccupations. Un directeur administratif dirige et organise tout pour la bonne marche de l’entreprise, un pouvoir énorme est donné au président du Conseil d’administration, mais toujours avec ce même souci d’assurer la meilleure rentabilité.

Et que préconisez-vous ?

Personnellement je reste fondamentalement un défenseur du service public, et d’une sécurité sociale basée sur la solidarité; je ne comprends pas les choix actuels, où tout est organisé en fonction du profit. L’esprit du service public voudrait au contraire que l’on s’occupe vraiment de tout le monde, que ce soient des malades chroniques ou non. J’ai toujours défendu l’idée d’une sécurité sociale générale; le système d’assurances suisse, où tout est séparé, et qui laisse une part importante au privé, pose d’énormes problèmes. Il faudrait une cohésion entre les différentes assurances, inutile de dire qu’on en est loin. On se polarise sur les situations aiguës, mais le problème majeur réside dans le suivi, après la crise, il faudrait en effet tout faire pour éviter que les malades ne tombent dans l’invalidité. Mais avec la logique de la LAMAL, on va en sens inverse; dans les hôpitaux on réduit les lits, on réduit les soins, mais sans mettre en place des soins ambulatoires supplémentaires. A Neuchâtel on assiste à une augmentation préoccupante du nombre de personnes invalides.

Quelles différences observez-vous entre votre pratique personnelle et la façon actuelle de procéder ?

Voilà 40 ans que je suis dans le métier. Au centre psycho-social on avait des statistiques sur les patients, on avait observé que le corps enseignant était particulièrement exposé au risque d’une dépression, le soutien apporté a souvent permis de trouver des solutions humaines. Actuellement on délègue les décisions à des experts extérieurs; l’avis du médecin traitant est très peu pris en compte. Les patient-e-s sont envoyés pour une expertise AI à Vevey; les 25 médecins qui travaillent là sont organisés en société d’experts, parmi eux il y a 5 psychiatres, mais aucun de ces médecins n’est spécialisé dans la médecine du travail. Les gens sont convoqués et en une heure la décision est prise et tout est bâti sur des entretiens avec des procédés utilisés pour diminuer les rentes.

Les besoins des femmes sont très souvent largement sous-évalués, c’est particulièrement vrai pour celles qui n’ont pas d’activité professionnelle. Les conséquences sont dramatiques, car plus on réduit les moyens thérapeutiques, plus le risque d’invalidité est grand. Il est dès lors prévisible – et hautement regrettable- que la réduction brutale des lits en psychiatrie sera à long terme une opération très coûteuse, tant pour les patient-e-s qui verront leur état s’aggraver que pour l’Etat qui verra ses charges d’aide sociale augmenter. Les malades les plus prétérités seront ceux qui sont le plus gravement atteints, car ce qui est prévu sur le plan ambulatoire est notoirement insuffisant.

Auriez-vous des suggestions, des propositions alternatives que vous souhaiteriez faire valoir ?

Ce qu’il faudrait, c’est un vrai hôpital de jour, une meilleure analyse des trajectoires, un collectif qui a le souci des patient·e·s , de leur situation personnelle et une bonne compréhension de l’ensemble de la problématique de la santé. Je l’ai écrit aux député·e·s il y a longtemps déjà, en leur faisant remarquer qu’en votant la loi sur le Centre Neuchâtelois de Psychiatrie (CNP), ils accordaient un pouvoir discrétionnaire au Conseil d’administration et signaient de fait un chèque en blanc, un chèque insuffisamment provisionné. La loi qui régit le CNP est la même que celle d’Hôpital neuchâtelois ou celle qui régit les soins à domicile. C’est une loi redoutable, le conseil d’administration « décide » et le Conseil d’Etat « approuve ». Aujourd’hui, les difficultés patentes donnent raison à tous ceux qui ont refusé les alliances tacites ou non, tissées entre le parti socialiste et le parti radical pour faire passer dans la santé une série de lois qui toutes se ressemblent et font fi de la santé comme service public.