La Suisse est davantage connue pour l'activité de ses banques que pour ses luttes sociales. La seule grève générale de son histoire s'est produite en novembre 1918 (1). Toutefois, depuis le début des années 1970, des conflits sociaux — à durée certes limitée et aux résultats variables — ont rompu la monotonie d'un système de consensus social, dénommé abusivement « paix du travail » (2).

 

Ce système remonte à l'accord signé en juillet 1937 par l'Association patronale de la métallurgie (ASM) et la Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l'horlogerie (FOMH). Étendu ultérieurement aux autres branches, il prévoit des procédures arbitrales excluant la grève et le lock-out. Bien que reconnu par la Constitution suisse, le droit de grève est limité par ces procédures. « En Suisse, la grève est licite à trois conditions. Premièrement, elle doit avoir un lien avec les rapports de travail. Cela exclut notamment les grèves de solidarité, par exemple avec un mouvement ou des revendications qui n'ont aucun rapport avec l'entreprise. Deuxièmement, la grève est un droit individuel, mais qui doit être exercé collectivement avec le soutien d'une organisation syndicale. Enfin, elle doit être la mesure de lutte prise en dernier lieu, après que tous les autres moyens à disposition ont été épuisés. » (3)

Le droit du travail (Code des obligations) est peu favorable aux salarié-e-s. Ainsi, en matière de licenciement : «En Suisse, un licenciement — même s'il est abusif — prend toujours effet. Au pire, l'employeur devra débourser des indemnités après coup » (4). La Suisse se fait épingler régulièrement à l'Organisation internationale du travail (OIT), pour le manque de protection des représentant-e-s du personnel. Ainsi, lors de restructurations — alors même que des négociations étaient en cours — des syndicalistes partie prenante à ces négociations ont été licenciés par l'employeur. Cela n'empêchait pas le président de l'Association patronale genevoise, Michel Barde, de fanfaronner à l'occasion d'une session de l'OIT : « Ce ne sont pas les Vénézuéliens qui vont venir nous donner des leçons… »

Politiquement, la Suisse est un État fédéral, divisé en 23 cantons (équivalent des « Länder » allemands et des régions françaises ou espagnoles). Chaque canton est dirigé par un exécutif (Conseil d'État) et un législatif (Grand Conseil), élus par le peuple. Sauf dans les cantons très conservateurs de la Suisse centrale, on trouve dans les exécutifs des représentant-e-s de la droite et de la social-démocratie, parfois des Verts. Dans le canton de Neuchâtel, au moment de la grève à La Providence, le gouvernement cantonal était composé de 3 représentants de la droite et de 2 représentant-e-s du Parti socialiste. Au Parlement, la gauche (dans l'acception générale du terme) était majoritaire (60 contre 55 élu-e-s, aux partis de droite).

Ces éléments permettent de comprendre dans quel contexte s'est déroulée la grève à l'hôpital de La Providence (ville de Neuchâtel), suite à la décision prise en juin 2012 par la fondation catholique propriétaire de cet établissement de le vendre à la société anonyme Genolier Swiss Medical Network (GSMN SA). Une décision qui a débouché sur le plus long conflit social jamais connu dans le canton de Neuchâtel depuis la grève des maçons à La Chaux-de-Fonds en 1904 (5) et celle des ouvriers de l'entreprise Dubied en été 1976 (6). Le 26 novembre 2012, après plusieurs mois de négociations infructueuses, un secteur du personnel de La Providence s'est mis en grève pour défendre la convention collective de travail (CCT-santé 21) que l'acheteur déclarait ne pas vouloir appliquer. Un mouvement qui a duré pendant plus de 100 jours.

 

Le paysage hospitalier neuchâtelois

Depuis 2005, le secteur hospitalier neuchâtelois — auparavant en mains publiques — est géré par une entreprise « autonomisée » regroupant la majorité des hôpitaux du canton : Hôpital neuchâtelois (HNe). Par contre, depuis 1859, l'hôpital de La Providence appartenait à une fondation de la très sainte Église catholique, apostolique et romaine (jadis, une part importante du personnel était composée de nonnes, peu revendicatives).

Dans le secteur de la santé, les rapports de travail sont régis par la CCT-santé 21, appliquée par la plupart des EMS, HNe et NOMAD (service de soins à domicile). Le respect de cette convention, d'après un arrêté du Conseil d'État, est une condition sine qua non, pour que ces entreprises puissent bénéficier d'un mandat de prestation et des subventions cantonales (7).

 

Le groupe Genolier

La clinique de Genolier (canton de Vaud) fut fondée en 1972. Elle a connu depuis lors un développement certain. « Aujourd'hui la société GSMN SA exploite douze cliniques réparties dans douze cantons. Et son appétit d'ogre persiste. Antoine Hubert (8) vise la création d'un réseau de vingt à vingt-cinq établissements s'étendant sur plus de quinze cantons. Depuis plusieurs années, l'entrepreneur cherche à devenir un interlocuteur de dimension nationale face aux pouvoirs politiques et aux caisses maladies. Il espère ainsi que GSMN SA profitera d'une tendance inéluctable à ses yeux : les coûts de la santé contraindront le législateur à renforcer de plus en plus les partenariats public-privé » (9). Antoine Hubert cite ainsi l'exemple de l'Allemagne, où la proportion d'établissements médicaux privé est passée de 25 % à 75 % en dix ans.

En 2011, Antoine Hubert « s'est associé à un richissime industriel français, Michel Reybier (propriétaire du prestigieux hôtel genevois La Réserve), dont la fortune se situait entre 600 et 700 millions de francs suisses (CHF) en 2010, selon le magazine Bilan. Les deux hommes ont ainsi créé et se sont partagés la firme Medical Research Service Investments (MRSI), détentrice de 82 % à 85 % du capital d'Aevis Holding, désormais propriétaire de GSMN SA » (10).

Par ailleurs, Aevis Holding a acquis en février 2012 la clinique Nescens Paris Spontini (spécialisée en chirurgie esthétique), dans le XVIe arrondissement de Paris.

 

Une vente effectuée sur le dos du personnel

Jusqu'alors, l'hôpital de La Providence appliquait la CCT-santé 21. Or, l'une des conditions mises au rachat par GSMN SA et acceptée par le conseil d'administration de La Providence fut la dénonciation de cette CCT jugée « trop généreuse et obsolète » par Antoine Hubert. L'administrateur-délégué de GSMN SA affirma vouloir non seulement modifier les conditions de travail du personnel, mais aussi « casser la CCT-santé 21 » et même imposer sa vision de la gestion hospitalière aux responsables politiques neuchâtelois.

Annoncées au personnel de La Providence, les intentions de GSMN SA sont détaillées dans un tract du Syndicat des services publics (SSP) et du Syndicat chrétien SYNA, tous deux signataires de la CCT-santé 21 et représentés au sein du personnel hospitalier :

  • —prolongation de la durée du travail : passage de 40 heures à 42 heures hebdomadaires
  • —réduction de plus de la moitié des indemnités pour travail du dimanche (de 8 CHF à 3 CHF par heure) ;
  • diminution des indemnités pour « service de piquet » (l'astreinte) de 5 CHF à 2 CHF par heure ;
  • versement d'une indemnité de 6 CHF par heure, au lieu de la majoration de 15 % pour le travail de nuit (est considérée comme travail de nuit la période de 23 h à 6 h du matin, en lieu et place de 20 h à 7 h) ;
  • réduction de plus de la moitié des indemnités pour travail du dimanche (de 8 CHF à 3 CHF par heure) ;
  • diminution des indemnités pour « service de piquet » (l'astreinte) de 5 CHF à 2 CHF par heure ;
  • versement d'une indemnité de 6 CHF par heure, au lieu de la majoration de 15 % pour le travail de nuit (est considérée comme travail de nuit la période de 23 h à 6 h du matin, en lieu et place de 20 h à 7 h) ;
  • congé-maternité payé à 80 % pendant 14 semaines, au lieu de 100 % pendant 4 mois ;
  • suppression de la grille salariale prévoyant des augmentations de salaire liées à l'ancienneté ;
  • externalisation des services de nettoyage, lingerie et restauration ;
  • perte des droits syndicaux : l'employeur décide unilatéralement des conditions de travail ;
  • suppression du plan social (en cas de licenciement) ;
  • suppression de l'allocation complémentaire pour enfants de 145 CHF dès 2016.

 

Une lutte qui débute dans des conditions difficiles

Le 12 septembre, une assemblée du personnel convoquée par le SSP et SYNA a décidé un premier débrayage pour le 18 septembre. Ce jour-là, le mouvement fut suivi par une majorité des 350 employé-e-s. La direction de l'hôpital a alors commencé une série de pressions sur le personnel : remontrances à un médecin, qui s'était exprimé publiquement dans les médias régionaux sur la politique de l'hôpital, « punitions » (trois semaines de vaisselle) infligées aux grévistes dans le service de cuisine, menaces de l'encadrement envers les employé-e-s distribuant à leurs collègues des tracts explicatifs.

En octobre 2012, une motion populaire (signée par 300 citoyen-ne-s) — une procédure prévue par la Constitution neuchâteloise, ayant une valeur légale plus forte qu'une pétition, mais toutefois sans effet contraignant, comme la suite des événements le montrera — a été déposée au Grand Conseil, pour appuyer la lutte en faveur du maintien de la CCT-santé 21 : « Les soussigné-e-s demandent par la voie de la motion populaire que le Conseil d'État, respectivement le Grand Conseil, use de tous les moyens à sa disposition pour obliger la direction de l'hôpital de la Providence à renoncer à dénoncer la convention collective santé 21 de droit public qui régit les rapport de travail au sein de cet établissement. Ils réclament aussi, dans un second temps, que le Conseil d'État empêche toute velléité de la direction de La Providence d'externaliser un quelconque service constitutif de sa structure organisationnelle. L'urgence est demandée. »

Par ailleurs, des négociations se sont ouvertes entre les syndicats SSP et SYNA, la direction de La Providence et le Conseil d'État. Mais, le 6 novembre, le Conseil d'État annonça l'octroi d'une subvention de 3 millions de francs (suisses) à La Providence pour l'année 2012 (alors que cette demande avait été refusée au printemps 2012 par ce même gouvernement et que La Providence, par sa dénonciation unilatérale de la CCT-santé 21, ne remplissait plus les conditions d'octroi d'une telle subvention). Après l'échec de ces négociations, une nouvelle assemblée générale du personnel a décidé d'organiser 3 débrayages les 15, 20 et 22 novembre 2012. Mais là (joyeusetés des règles de la « paix du travail »), « l'Office de conciliation, qui dépend du Département de l'économie, sort de sa léthargie en volant au secours de l'employeur, annonçant que la conciliation court toujours et donc que les actions de lutte sont illégales. De quoi conforter La Providence qui avait menacé publiquement les grévistes de licenciement immédiat. Les syndicats ont dénoncé la manœuvre, mais ont renoncé à la grève dans l'immédiat, pour ne pas faire courir de risques au personnel » (11).

Profitant de l'occasion, GSMN SA a pris l'offensive par l'organisation d'un vote (totalement biaisé) du personnel : « soit passer dans le giron de Genolier, avec dégradation des conditions de travail et licenciements, soit des vagues de licenciements et la suppression de services, avec de toute façon une péjoration des conditions de travail » (12). Comme en témoigne une employée, le scrutin s'est donc tenu sous de fortes pressions : « Notre chef de service nous a menacés de licenciement si nous participions à la grève. Et on nous a dit que si nous ne votions pas la reprise par Genolier, nous n'aurions pas notre salaire le mois suivant » (13). Dans ces conditions, le vote a donc donné un résultat conforme aux attentes des organisateurs (14) : 80 % de oui à la reprise par Genolier, d'après ceux-ci.

 

La grève débute pourtant

Finalement, la grève a débuté le lundi 26 novembre, à 6 h du matin. Dans un froid hivernal, les militant-e-s du SSP et de SYNA ont dressé une tente pour le piquet de grève, à l'entrée de l'hôpital, auquel participaient une trentaine d'employé-e-s, en majorité des femmes (la direction avait laissé faire, espérant que le mouvement ne démarrerait pas ou serait de très courte durée). Mais les menaces avaient malheureusement fait effet sur le reste du personnel (qui, même solidaire des grévistes, n'est pas venu les renforcer).

Alors que, telle la cigale d'une fable connue de Jean de La Fontaine, la direction de La Providence criait famine financière depuis des mois, elle avait engagé dès le vendredi précédant le début de la grève une équipe de vigiles. « Au piquet de grève installé à l'entrée du personnel de La Providence (à l'arrière du bâtiment), l'image du climat délétère régnant dans l'hôpital saute aux yeux. A quinze mètres de la tente installée par le personnel, 5 agents de sécurité dévisagent, quand ils ne cherchent pas à photographier (!) toute personne s'approchant des grévistes » (15).

La vie des grévistes s'est peu à peu organisée : repas en commun, assemblées générales pour le suivi du mouvement, conférences de presse à l'intention des médias, distribution de tracts. Parallèlement, un comité de soutien — regroupant l'ensemble des syndicats et des partis politiques de gauche — a été mis en place pour populariser le mouvement. Une activité nécessaire, vu l'offensive médiatique de GSMN SA et de la direction de La Providence contre les grévistes.

Le 28 novembre, une délégation des grévistes et des syndicats s'est rendue au château de Neuchâtel (siège des autorités cantonales) pour connaître la position du gouvernement dans ce conflit. Les conseillers d'État Philippe Gnaegi (parti libéral-radical) et Gisèle Ory (socialiste, cheffe du Département de la santé) ont alors annoncé que le gouvernement n'imposerait pas le respect par La Providence d'un arrêté (concernant les conditions d'inscription dans la liste hospitalière neuchâteloise) pourtant pris quelques mois plus tôt par ce même gouvernement (on apprit depuis que Philippe Gnaegi, avant son accession au Conseil d'État en 2009, était membre du conseil d'administration de La Providence, ce qui n'en faisait pas un médiateur très impartial...). Le 5 décembre, 200 personnes assistaient à la session du Grand Conseil, où fut acceptée, par 57 voix contre 53, la motion populaire d'octobre 2012. Prise de position qui réjouit les grévistes, mais à laquelle le Conseil d'État resta totalement sourd...

Les grévistes ont reçu de nombreux témoignages de soutien. Ainsi, le 10 décembre à Neuchâtel, le 18 décembre à Berne, des conférences de presse auxquelles participaient des responsables nationaux de l'Union syndicale suisse (USS) et de Travail suisse (syndicats chrétiens) ont eu lieu pour populariser le mouvement.

 

L'alliance du sabre et du goupillon

Visiblement perturbée par la présence du piquet de grève devant l'hôpital (donc visible par les employé-e-s resté-e-s à l'intérieur), la direction de La Providence décida d'en finir, en déposant plainte pour « violation de domicile ». Une plainte suivie d'effet, puisque, à l'aube du 26 décembre 2012, une escouade de la police neuchâteloise saisissait le matériel du piquet de grève, sur réquisition du procureur cantonal (procédure reconnue par la suite comme illégale).

Les grévistes se sont alors replié-e-s sur le terrain de la paroisse catholique Notre-Dame, un peu éloigné mais toujours visible depuis La Providence. Un asile temporaire, car si les voies du Seigneur sont impénétrables celles de la bonne société catholique neuchâteloise le sont un peu moins : Antoine Wildhaber, président du conseil d'administration de La Providence et membre du Parti libéral-radical, est en effet un membre influent de la Fédération catholique neuchâteloise (FCN), par ailleurs présidée par l'une de ses camarades de parti. Aussi, le 28 décembre, les grévistes étaient priés par le conseil paroissial de quitter les lieux, « l'Église ne faisant pas de politique et ne voulant pas être mêlée à une polémique ». Finalement, durant plusieurs semaines, il fut possible d'installer la tente du piquet de grève sur un emplacement mis à disposition par la ville de Neuchâtel, mais présentant toutefois l'inconvénient de ne plus être visible à partir de La Providence.

 

Manifestations et négociations

Le 26 janvier 2013, une manifestation de soutien (regroupant un millier de personnes) s'est déroulée à Neuchâtel. Mais le 31 janvier, la direction de La Providence convoquait individuellement les grévistes pour les menacer de licenciement en cas de non-reprise du travail. Cette menace s'est concrétisée le 4 février : lors d'une conférence de presse où elle refusa de répondre aux questions des journalistes, la direction de l'hôpital a annoncé le licenciement de 22 grévistes « avec effet immédiat, pour faute grave ».

En fin de semaine, avant l'annonce des licenciements, 66 employé-e-s non-grévistes de La Providence signèrent une pétition de soutien à leurs collègues en grève. Ceci dans un contexte toujours tendu : « Au sein de l'hôpital, nous ressentons une pression très claire. Nous ne pouvons pas exprimer librement nos idées », déclarait une employée (16).

Une tentative de négociation entre les syndicats, les grévistes et la direction de La Providence, menée début février 2013 avec le Conseil d'État comme médiateur, a finalement échoué. En effet, « le Conseil d'État voulait fixer des condition à cette négociation, réglant finalement le contenu de la négociation avant même que celle-ci n'ait commencé (...). Le Conseil d'État a demandé que les syndicats acceptent et confirment “les engagements pris par le Conseil d'État”, ce qui signifierait qu'on aurait dû accepter que le mandat de prestation à GSMN aurait été donné jusqu'au 31 décembre 2016 sans être obligé de respecter ni l'arrêté du Conseil d'État ni la motion votée en décembre par le Grand Conseil ». Quant à l'employeur (La Providence), il « persiste à refuser d'appliquer la CCT-santé 21. Il voudrait négocier des conditions différentes du reste des institutions de santé neuchâteloise, tout en continuant à toucher les subventions publiques » (17).

Le 16 février, une nouvelle manifestation de soutien aux grévistes licencié-e-s s'est tenue à Neuchâtel (plus de 2 000 personnes). Mais le 18 février, GSMN SA annonçait l'acquisition de La Providence, déclarant le conflit terminé. À cette occasion, Raymond Lorétan, président du conseil d'administration de GSMN SA (et par ailleurs président du conseil d'administration de la SSR, entreprise audiovisuelle de service public, regroupant les chaînes de télévision et de radio au niveau suisse), a remercié le gouvernement neuchâtelois de son engagement unanime en faveur de la venue de GSMN SA dans le paysage hospitalier du canton. Et le même Raymond Lorétan de saluer au passage les deux représentant-e-s du Parti socialiste neuchâtelois au Conseil d'État (Laurent Kurth et Gisèle Ory) qui ont « eu le courage de s'exposer »… à accepter la reprise de La Providence par GSMN SA !

 

Bilan et perspectives

Faute d'un accord qui aurait permis leur réintégration, les 22 grévistes licencié-e-s ont déposé plainte contre la direction de La Providence pour licenciement abusif. En effet, l'argument invoqué pour les licencier — « grève illicite » — ne tient pas la route. Il n'a du reste jamais été porté devant aucun tribunal. Petit rappel du contexte de la grève par l'avocat du SSP : « Les grévistes se battent pour le maintien de leurs conditions de travail garanties par une convention collective. Ils sont soutenus par deux syndicats nationaux. Et durant plus de 6 mois, tout a été tenté pour négocier. Leurs revendications, élaborées en juillet 2012, n'ont pas varié depuis » (18).

L'Union syndicale suisse (USS) et le SSP ont déposé plainte auprès de l'OIT pour atteinte au droit de grève. Le 1er juin, une manifestation s'est tenue à Genève, lors de l'ouverture de la session de l'OIT, pour rappeler le dépôt de cette plainte.

Si ces démarches sont nécessaires, il n'en reste pas moins que la situation créée par le débarquement de GSMN SA dans le secteur de la santé relève de l'invasion d'un magasin de porcelaine par un éléphant. Dès 2014, les employé-e-s de La Providence seront soumis-e-s aux nouvelles conditions de travail voulues par GSMN SA. La CCT-santé 21 échoit fin 2016 : les négociations pour son renouvellement s'annoncent très dures. En effet, des employeurs comme HNe pourraient vouloir la rediscuter à la baisse, arguant d'une « inégalité de traitement à leur détriment » puisque La Providence reste hors convention, alors qu'eux y seraient soumis.

Par ailleurs, le changement de majorité au Parlement cantonal (la droite y est à nouveau majoritaire depuis avril 2013) rend problématique l'adoption d'un projet de loi déposé en décembre 2012 par un député du Parti ouvrier et populaire (19), proposant d'inscrire dans une loi les clauses de l'arrêté du Conseil d'État, promulgué au printemps 2012, mais non appliqué lors du conflit de La Providence.

Enfin, bien que cette lutte n'ait pas abouti de manière positive, on ne saurait conclure cet article sans saluer le courage et la détermination des grévistes, dont c'était la première expérience de lutte et qui ont refusé de se laisser intimider par les pouvoirs dominants (patronat et gouvernants). Comme l'affirmait l'une d'entre eux, à la manifestation du 1er juin, à Genève : « Il y eut 22 indomptables (...) qui ne cédèrent pas à la peur, ne se laissèrent pas intimider ni acheter et qui, courageux, dignes et solidaires, droits dans leurs bottes, affrontèrent la tempête qui déchaîna contre eux à mesure que leurs adversaires mesurèrent leur détermination » (20). Au pays de la prétendue «paix du travail», ce n'est pas rien... ■

 

Hans-Peter RENK*

 

* Hans-Peter Renk est militant de solidaritéS, un parti anticapitaliste présent en Suisse romande et dans le canton suisse allemand de Bâle, qui publie le bimensuel « solidarités » : www.solidarites.ch

 

RÉFÉRENCES D'ARTICLES PARUS APRÈS LA PUBLICATION DE CET ARTICLE

 

* Claude Grimm, « Les intérêts communs du pharmacien et de l'administrateur », Le Courrier, n° 153, 6-7-8 juillet 2013, p. 2-3, www.lecourrier.ch) : Un grand gagnant, suite à la vente de l'hôpital de la Providence (Neuchâtel), le pharmacien Antoine Wildhaber à la tête de la Providence fournit depuis des années l'hôpital en « préparations ». L'arrivée de Genolier lui permet de poursuivre cette activité (résumé).

 

* Fabio Lo Verso, « Hôpital privé et argent public, l'affaire qui rend malade la santé neuchâteloise » (La Cité, n° 18 du 14-28 juin 2013, p. 4-6, www.lacite.info) : Seul établissement neuchâtelois mêlant gestion privée et mandat public, la Providence passe dans le giron des cliniques Genolier, suscitant le plus long mouvement de grève dans l'histoire du canton et brouillant encore davantage la politique sanitaire de l'État. Retour sur une crise qui n'a pas fini de faire parler d'elle (résumé).

 

* Fabio Lo Verso, « Les coulisses politiques du plus long conflit social de l'histoire de Neuchâtel » (La Cité, n° 19 du 28 juin-12 juillet 2013, p. 8-9) : Durant cent jours, un mouvement de grève défend la CCT du secteur hospitalier, résiliée par l'hôpital de la Providence au profit de son repreneur, le groupe Genolier. Les grévistes se heurtent à un climat politique hostile (résumé)

 

* Fabio Lo Verso, « Dans l'affaire Genolier, nous avons tout au long eu le sentiment d'être manipulés » (La Cité, n° 20 du 12 juillet-13 septembre 2013, p. 10-11) : Les journalistes neuchâtelois qui ont couvert le rachat de l'hôpital de la Providence par Genolier, et le conflit social qui s'en est suivi, affirment avoir été pris dans une «tourmente médiatique », qui les a empêchés de prendre du recul (résumé)

 

À consulter également, les sites suivants:

  • —Syndicat des Services publics : www.ssp-vpod.ch
  • —Syndicat chrétien SYNA : www.syna.ch

 

 

Notes

1. « Le mouvement ouvrier suisse : documents de 1800 à nos jours », Éd. Adversaires, Genève 1975 ; Claire et François Masnata-Rubattel, « Le pouvoir suisse : séduction démocratique et répression suave », C. Bourgois, Paris 1975.

2. « Des grèves au pays de la paix du travail », Cahiers d'histoire du mouvement ouvrier, n° 28/2012, (www.aehmo.org).

3. Christian Dandrès, avocat du Syndicat des services publics (SSP), L'Express, du 5 février 2013.

4. Katharina Prelicz Huber, présidente nationale du SSP, Le Courrier, du 18 juin 2013.

5. Marc Perrenoud, « La grève des maçons à La Chaux-de-Fonds en 1904 », Musée neuchâtelois, 1985.

6. Lutte unitaire des travailleurs — Dubied : un mois de grève, Coopérative d'impression nouvelle, Lausanne 1976.

7. Fabio Lo Verso, « Hôpital privé et argent public, l'affaire qui rend malade la santé neuchâteloise », La Cité, n° 18 (14-28 juin 2013).

8. Antoine Hubert est administrateur-délégué de GSMN SA.

9. Tribune de Genève du 7 janvier 2013.

10. ibid.

11. solidarités n° 218 du 21 novembre 2012.

12. ibid..

13. L'Express, du 1er février 2013

14. Jamais contrôlé par une instance indépendante, ce scrutin a été utilisé par la direction de la Providence, GSMN SA et le Conseil d'État pour tenter de discréditer les grévistes. Il a aussi permis à l'évêque du diocèse (qui avait signé l'autorisation de vente de cet hôpital), interpellé par SYNA, d'éluder toute prise de position, à la manière légendaire du proconsul romain Ponce-Pilate…

15. solidarités n° 219 du 6 décembre 2012.

16. L'Express, du 5 février 2013.

17. Communiqué de presse SSP-SYNA du 12 février 2013.

18. L'Express, du 5 février 2013.

19. Le Parti ouvrier et populaire/Parti suisse du travail a été fondé en 1944 par la fusion du Parti communiste suisse (interdit durant la Seconde Guerre mondiale) et d'un secteur de la gauche socialiste (animé par le Genevois Léon Nicole). Au Grand Conseil neuchâtelois, ses élu-e-s forment un groupe parlementaire commun avec les élu-e-s du Parti Vert et de solidaritéS.

20. Les Services Publics n° 10 du 14 juin 2013.

 

----encadré-----------------------------

 

La Providence fait école... chez le patronat, malheureusement !

Le 13 juin 2013, la direction du supermarché SPAR (attenant à une station-service à Dättwil, dans le canton d'Argovie) a licencié 11 employé-e-s « pour faute grave », avec effet immédiat. Ils étaient en grève depuis 10 jours, avec le soutien du syndicat UNIA. Leurs revendications : de meilleurs salaires, une augmentation d'effectifs, davantage de respect de la part de leur employeur.

UNIA demandait l'application de la convention collective des magasins de commerce, mais SPAR ne proposait que l'application de la convention collective des stations-services (moins favorable).

Pour Corinne Schärer (comité directeur d'UNIA), « Dättwil n'est que la pointe de l'iceberg. Chaque jour, des travailleurs sont exposés en Suisse à l'arbitraire et au diktat des employeurs. C'est d'autant plus scandaleux dans un pays qui passe pour être un modèle de partenariat social et de démocratie » (Le Courrier du 18 juin 2013)

Résultat : après la plainte déposée par le SSP contre le licenciement des grévistes de La Providence, le « modèle de partenariat social et de démocratie » récolte une seconde plainte auprès de l'OIT, émanant d'UNIA, contre le licenciement des grévistes de SPAR !