source : le journal solidaritéS n°169 (03/06/2010), p. 16.

 

Neuchâtel

Millénaire de la ville de Neuchâtel : polémique autour d’une œuvre d’art contemporain

 

La ville de Neuchâtel se prépare à commémorer les mille ans des premières traces écrites de l’existence de la ville sous son nom « Neuchâtel » (1011). Depuis trois mois, la polémique bat son plein dans la république, non pas sur une controverse historique, mais au sujet d’une œuvre d’art contemporain, le Cube noir de Gregor Schneider.

 

 

Toute l’affaire a débuté au mois de mars quand Daniel Burki (ancien président de la chambre du commerce et de l’industrie) annonce sa démission de la présidence de l’association de préparation du millénaire, pour protester contre le projet du CAN, soutenu par la commune. Depuis, les courriers des lecteurs-trices et les sites d’échanges électroniques régionaux sont saturés de protestations où l’art abstrait et la religion sont en ligne de mire. Pour mieux comprendre cette surprenante effervescence, nous nous sommes entretenus avec Arthur de Pury, directeur du CAN.

 

Pourquoi avoir choisi Gregor Schneider pour cette commémoration ?

Nous avons voulu poser la question de la place de l’art contemporain dans les commémorations. Que peut-il dire aujourd’hui par rapport à Neuchâtel et à son histoire ? L’épisode de la réforme où le prédicateur Guillaume Farel vide la collégiale de l’ensemble de ses oeuvres, acte iconoclaste majeur, est le départ de notre réflexion. La statue de Farel (érigée en 1876 sur l’esplanade de la collégiale) porte en elle toute la complexité de notre rapport à l’image. C’est une réflexion sur icône, iconoclasme et art contemporain qui nous a amené à Gregor Schneider. Le cube de Gregor Schneider a lui-même deux sources d’inspiration: le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch (1915), emblème de l’art moderne, et la Kaaba à La Mecque. Le Cube n’est pas une réplique ni une représentation de la Kaaba (il ne porte aucune inscription), mais une œuvre d’art abstraite en forme de cube (le cube joue un rôle prépondérant dans l’art abstrait).

 

Le projet du CAN, intitulé Abstract Protest ne se résume pas au cube de Gregor Schneider sur la place du port, c’est également une exposition collective dans les locaux du CAN, des conférences, des débats et finalement un livre. C’est une invitation à interroger notre identité. Qui sommes-nous ? Et qui est l’Autre dans nos sociétés ? Pourquoi, depuis plusieurs années, cet Autre c’est le musulman ? Comment fonctionne ce mécanisme, comment se forme ce miroir, ces images ? Autant de questions que nous aimerions aborder au travers de l’art abstrait.

 

Faire appel à G. Schneider n’était-ce pas opter pour une forme de provocation ?

L’œuvre de Gregor Schneider n’est pas une attaque à la religion ni une provocation. Mais pourquoi fait-il peur ? Quelles questions soulève-t-il ? Où en est le dialogue interculturel ? La polémique suscitée par le Cube de Schneider pose la question de la place de l’art contemporain – et donc du CAN – dans le millénaire. Elle ne vise pas les musulmans. Une oeuvre d’art n’a pas un sens unique et toutes les œuvres qui ont créé des polémiques ont finalement été acceptées, après 20 ou 30 ans.

 

Henri Vuilliomenet

 

Gregor Schneider est à l’honneur du Centre d’art Neuchâtel (CAN). Durant le millénaire, le CAN se propose d’ériger sur la place du port de Neuchâtel le « Cube Neuchâtel 2011 » du jeune plasticien.

 

C’est en 2001 que Gregor Schneider apparaît pour la première fois comme un artiste reconnu. A cette date, il remporte le Lion d’Or pour la réalisation de Totes Haus Ur, le pavillon allemand de la Biennale de Venise. Quatre ans plus tard, la même Biennale censure l’une de ses installation : un cube de 14 × 14 × 14 mètres, destiné à être dressé au beau milieu de la Place Saint Marc. Association voulue à la Kaaba (selon les mots de l’artiste), l’œuvre est censurée, en 2006, également à Berlin en raison de son caractère politico-religieux. Entre mars et juin 2007, néanmoins, le Cube sera présenté lors de l’exposition du Centre artistique de Hambourg sur le thème de la peinture abstraite sous le nom Cube Hambourg 2007.

 

Les réactions parfois violentes, parfois ironiques, souvent méprisantes que soulève le projet d’exposer le Cube à Neuchâtel nous montre une société peu sûre d’elle, inquiète. Aujourd’hui, la commémoration du millénaire est plus que jamais l’occasion de s’ouvrir au monde qui nous entoure. La frilosité face à ce type d’expérimentation artistique tend à dessiner les contours d’une société refermée sur elle-même, débordant d’autosatisfaction. On ne peut forcer personne à apprécier l’art contemporain, on peut comprendre le scepticisme et l’incompréhension que parfois il génère, mais ce serait une erreur de se détourner des questions qu’il soulève.

 

Qu’est-ce que le CAN ?

Association indépendante sans but lucratif, fondée en 1995, le Centre d’Art Neuchâtel est un lieu où s’affiche l’art contemporain, qui questionne l’esthétique, le bon goût, le sens immédiat. Ce n’est pas un musée, mais un lieu où s’exposent des installations parfois éphémères – non vendables – qui ne trouvent pas place en galerie, et où les artistes peuvent travailler en utilisant les particularités du lieu. Le CAN organise cinq expositions par année, et collabore notamment avec le festival du film fantastique.

 

Centre d’Art Neuchâtel

37 rue des Moulins

2000 Neuchâtel

www.can.ch

Ouvert de mercredi à dimanche de 14 h à 18 h, jeudi de 14 h à 20 h