Par Hugo Blanco *(septembre-octobre 2010)

Exposé présenté lors d’une tournée de conférences en Grande-Bretagne organisée par les éco-socialistes de « Socialist Resistance » (1) et « The Green Left » (2)

 

 

Le réchauffement global

Dans ma jeunesse, je luttais pour une société juste avec la conviction que si ma génération n’y parvenait pas, les générations futures s’en chargeraient. Aujourd’hui, je dois constater que je me suis trompé : il n’y aura pas de générations futures si nous ne parvenons pas à renverser ce système destructeur. Je luttais auparavant pour une société juste, aujourd’hui je lutte fondamentalement pour la survie de l’humanité.

Le réchauffement global est indéniable. L’évidence scientifique s’est imposée à l’ONU et aux gouvernements des pays qui sont les premiers à réchauffer la planète, en émettant des gaz à effet de serre, produits par les grandes entreprises capitalistes.

Nous ne sommes pas confrontés à un groupe de méchants capitalistes qui auraient planifié l’extinction de l’humanité. Leur objectif, c’est de gagner de l’argent : manque de chance, ça débouche sur l’extinction de l’humanité. Il se peut que certains capitalistes regrettent ce sous-produit suscité par la réalisation de leur commandement sacré : gagner un maximum d’argent en un minimum de temps…

L’entrepreneur britannique Richard Branson – propriétaire de la compagnie aérienne Virgin – avait offert un prix de 25 millions de dollars à quiconque découvrirait comment éliminer de l’atmosphère les gaz à effet de serre. A la réponse : « Ta ligne aérienne contribue au réchauffement climatique », il fit cette réplique, à mon avis magnifique : « Que voulez-vous donc ? Si je liquide mon entreprise, la place sera prise par la British Airways ».

Si un capitaliste, pour l’amour de ses descendants, ferme une entreprise émettrice de gaz à effet de serre, un autre capitaliste viendra la rouvrir. Ce phénomène ne dépend ni des connaissances, ni de la morale individuelle des capitalistes, c’est la logique implacable de ce système qui les amène à en finir avec l’humanité. Nous ne voulons pas tuer chaque capitaliste individuellement, nous devons tuer ce système qui livre le destin de l’humanité à la voracité du grand capital.

Même s’ils ne connaissent généralement pas l’origine du réchauffement climatique, les habitants de la campagne en souffrent les effets plus que la population urbaine. Les ruisseaux disparaissent, les rivières s’assèchent : il n’y a plus besoin de ponts pour les traverser, ceux-ci ne sont plus nécessaires ; l’Amazone maigrit à vue d’œil ; les montagnes enneigées fondent, c’est malheureux car ce sont des sources d’eau. Les glaciers des pôles fondent eux aussi. Auparavant, le Pôle Nord était un gigantesque bloc de glace, maintenant on peut y naviguer en été.

Le niveau des océans monte. L’île connue des habitants de l’Inde sous le nom de New Moore et par ceux du Bengale sous le nom de Talpatti a été submergée. L’île Lahchara (qui comptait 10.000 habitants) dans la région indienne de Sundanbans – où le Gange et le Brahmaputra se jettent dans le golfe du Bengale – a subi le même sort.

Une partie du Groenland a formé une nouvelle île, nommée « Ile du Réchauffement climatique » - en langue inuit « Uunartq Qeqertog ».

La république de Kiribati (un archipel de 33 îles, situé au centre du Pacifique) a demandé l’aide internationale pour évacuer ses 97.000 habitants. La montée des eaux salées dévaste les terres cultivables et contamine les puits d’eau douce.

Le territoire des indigènes Kuna, dans les îles du Panama, est menacé de disparaître. C’est le cas également pour des zones du département péruvien de Piura.

L’altération de l’environnement par le réchauffement suscite plusieurs désastres climatiques. Les hivers sont plus durs qu’avant : par exemple le dernier hiver dans l’hémisphère Nord ou celui, récent, à Puno (Pérou), qui a causé la mort de nombreux enfants. D’autre part, les étés sont excessivement chauds au Brésil ou en Afrique.

La forêt péruvienne est affectée par une vague de froid, qui touche 22 des 24 départements du Pérou. Lors des récentes averses de pluie dans le département du Cuzco (où je vis), les inondations étaient si importantes que, dans certains villages, on ne voyait plus que les toits ; des centaines d’hectares ont été ravagés ; durant des semaines, une rivière de boue a traversé le village de Zurite, submergeant entre autre un temple colonial, le poste de santé et le principal centre d’études. Récemment, un quart du territoire pakistanais fut inondé.

Plusieurs victimes du cyclone Katrina, qui a dévasté La Nouvelle-Orléans (USA), ont déposé plainte contre les grandes entreprises coupables du réchauffement climatique et, par conséquent, de l’ouragan.

La grande presse, contrôlée par les responsables du réchauffement climatique, ne nous dit bien sûr pas que ces désastres résultent du réchauffement, elle en parle comme de « catastrophes naturelles ». Nous savons que ces désastres n’ont rien de naturel, ils sont provoqués par le grand capital en raison de l’émission toujours plus grande de gaz à effet de serre.

Les pages centrales de notre mensuel « Lucha Indigena » (3) sont consacrées aux effets du réchauffement global, sous le titre « Attaque du grand capital contre l’humanité ». Malheureusement, ces deux pages sont toujours plus petites chaque mois.

 

 

La manipulation du problème

Les pays du Nord – ceux-là même qui produisent la majorité du gaz à effet de serre – se sont réunis en 1997 à Kyoto (Japon). Ils s’y sont engagés à réduire ces émissions de gaz d’au moins 5 %.

Mais cet accord ne fut pas ratifié, notamment par les USA – avec 4 % de la population mondiale, ce pays est responsable de 25 % des émissions de gaz. Très peu de ces points ont été réalisés. En décembre 2009, l’ONU a organisé une nouvelle réunion sur ce thème, à Copenhague. Elle n’a débouché sur aucun accord : les pays africains – dont les populations doivent marcher pendant des jours pour trouver de l’eau – exigeaient d’être indemnisés par les grands responsables, ce dont ceux-ci ne voulaient pas entendre parler, ni accepter. En dehors de la rencontre officielle, le président étatsunien Obama a réuni quelques comparses auxquels il fit signer un papier intitulé maintenant « Accord de Copenhague ». Ce texte ne contient aucun engagement à réduire les émissions de gaz, il mentionne seulement quelques bonnes intentions. Ultérieurement, les USA ont acheté les signatures d’autres pays. L’Equateur répondit que si c’était une question d’argent, il le recueillerait volontiers pour payer les USA, afin que ceux-ci signent le protocole de Kyoto…

L’aspect positif du sommet de Copenhague, ce fut le rassemblement de 100.000 personnes à l’extérieur de la réunion officielle, avec des slogans « Changeons le système, pas le climat ! », « Si le climat était une banque, il aurait déjà été sauvé ! » (4).

Vu l’échec de cette réunion, le président bolivien Evo Morales convoqua une « Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère », du 12 au 19 avril 2010, à Cochabamba (Bolivie). Un événement fructueux, qui permit aux défenseurs de la nature venus de différentes parties du monde de se rencontrer, bien que les fumées du volcan islandais (qui perturbaient les vols aériens) aient causé l’absence de citoyens européens. Malheureusement, aucune décision d’actions collectives ne fut prise. A l’extérieur de la réunion, un atelier de travail critiqua la politique économique du gouvernement péruvien, laquelle affecte la nature en poursuivant la politique extractiviste des gouvernements antérieurs.

Dans la mesure du possible, le grand capital continue à nier ou à minimiser les effets du réchauffement. Il y a quelques mois, des scientifiques chargés d’étudier le phénomène du réchauffement firent l’objet d’une campagne basée sur des affirmations mensongères : une grande entreprise étatsunienne avait recruté des journalistes et des « scientifiques pour défendre l’opinion des émetteurs de gaz à effet de serre. La grande presse du monde, entre leurs mains, continue de nommer « désastres naturels » les effets du réchauffement. Ils tentent de nous convaincre qu’à différentes époques historiques des désastres similaires – et bien évidemment « naturels » -ont eu lieu. Ils affirment que les Maya avaient prédit la fin du monde pour 2012, mais des spécialistes de l’écriture maya ont déclaré que les Maya avaient parlé d’évènements postérieurs à cette date… Le grand capital fait tout cela pour que les gens se résignent et ne luttent pas pour en finir avec le système.

L’ONU a programmé une nouvelle réunion officielle, qui se déroulera à Cancún (Mexique) du 29 novembre au 10 décembre 2010. Nul besoin d’être devin pour prédire que cette réunion ne débouchera sur rien d’autre que de belles paroles (5).

Malheureusement, les 100.000 manifestants de Copenhague ne pourront pas être présents à Cancún : les prix des billets d’avions sont trop élevés pour les Européens, les Latino-Américains n’ont pas d’argent pour s’y rendre, et la répression sera plus forte qu’à Copenhague.

Lors d’une réunion à Vienne (Autriche), j’ai entendu une excellente proposition : « Faisons des centaines de Cancùn dans le monde entier » : en même temps que la réunion officielle, organisons des réunions partout où c’est possible pour analyser la signification du réchauffement global, qui le produit, quels maux il entraîne, comment le combattre. Toutes ces réunions seront infiniment plus efficaces contre le réchauffement global que la réunion officielle de Cancún.

 

 

La résistance indigène

La population de la campagne souffre du réchauffement global ; néanmoins, dans sa grande majorité, elle n’en connaît pas l’origine et considère qu’il s’agit de « désastres naturels ». Par contre, elle comprend parfaitement les autres attaques du grand capital contre la nature, que nous nommons en quechua « Pacha Mama » (Mère Terre ou Mère Nature).

Les indigènes bénéficient peu des bénéfices de la civilisation, du « progrès » ils ne connaissent que les attaques dont ils sont victimes.

Nous vivons tous grâce à la nature mais les enfants des villes croient que nous sommes alimentés par le supermarché et de nombreux adultes pensent de même, car la dégradation de la campagne ne les intéresse pas. Par contre, la population indigène sent clairement que sa vie dépend de la nature.

C’est pour cette raison qu’elle réagit fortement contre les attaques à la Mère Terre. En voici quelques-unes :

  • La mine à ciel ouvert est bien plus nocive que la mine souterraine, car elle détruit les montagnes pour en extraire le minerai. Elle vole l’eau de l’agriculture, elle l’empoisonne en tuant les gens, les animaux, les végétaux et le sol.

  • L’extraction du pétrole et du gaz empoisonne les rivières de l’Amazonie en tuant les poissons (qui nourrissent la population) et laisse les gens et les animaux sans eau.

  • La construction de centrales hydro-électriques vole l’eau de l’agriculture et de la consommation humaine pour approvisionner les mines en électricité (cas de Salcapucara à Canchis, département de Cuzco, Pérou)

  • Le projet du barrage d’Inambari débouchera sur l’expulsion de milliers d’indigènes. Leurs habitations et leurs cultures (dans 3 départements du Pérou) seront submergées par la construction d’un grand barrage qui approvisionnerait en électricité des multinationales installés au Brésil.

  • L’abattage des forêts pour en extraire du bois débouchera sur la désertification de l’Amazonie. Quelques années de pluie intense dans cette région feront disparaître la mince couche de terre fertile.

  • L’abattage des forêts pour l’élevage du bétail: les habitants de la forêt s’approvisionnent grâce à la chasse, alors que le bétail est destiné aux villes. La forêt deviendra un désert.

  • La grande agro-industrie applique à la nature la logique de l’usine en produisant chaque année toujours davantage de produits du même type, en privilégiant donc la variété la plus productive d’une espèce. Cette monoculture endommage le sol par l’utilisation d’engrais, de fertilisants, d’insecticides et d’herbicides. Le sol sera tué en quelques années. Peu importe, après avoir tué le sol du Pérou, on ira continuer à le faire dans d’autres pays d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Par contre, l’indigène pense que ses aïeux ont vécu et que ses enfants vivront grâce à cette terre et il la soigne. Grâce à 10.000 années de connaissances agricoles, il pratique la rotation des cultures : une année, il sème des légumes pour aspirer le nitrogène de l’air qui sera amené aux racines ; l’année suivante, il sème des pommes de terre qui profiteront de ce nitrogène. Il pratique aussi les cultures associées de plusieurs espèces, ce qui est bon pour le sol et mauvais pour les parasites. Comme il connaît le sol, il sait aussi que les terres doivent se reposer une, deux ou trois ans. En quechua, nous appelons ce temps de repos « layme » : pendant que la terre se repose, on l’utile comme pâturage. On utilise les engrais organiques. Le gouvernement péruvien prétend volter l’eau de la petite agriculture d’Espinar (qui alimente Cuzco) pour irriguer la grande agro-industrie qui exportera sa production aux Etats-Unis. Dans la lutte pour s’y opposer, il y a déjà eu des blessés, y compris des enfants. L’actuel président du Pérou, Alan Garcia, traite les indigènes de « chiens du maraîcher » : il estime que si ceux-ci n’ont pas de capitaux pour travailler, ils doivent laisser la place aux grandes compagnies. C’est ainsi que le Pérou progressera.

  • La confiscation de terres indigènes au profit du tourisme est une attaque dont souffrent les indigènes de la Colombie britannique (Canada), du Chiapas (Mexique) et de l’Afrique

 

Les indigènes ne sont pas seuls à lutter pour la Terre Mère

C’est le cas de tous ceux qui se sentent touchés par la dévastation capitaliste, comme les courageux habitants d’Andalgalà (région de Catamarca, Argentine). La population urbaine du département de Moquegua (Pérou) a lutté courageusement pour la défense de l’eau.

 

Tous les indigènes du monde

Je vous ai cité quelques exemples du Pérou, mais les indigènes péruviens ne sont pas seuls à lutter pour défendre la Terre Mère. Nous avons vu qu’Evo Morales est devenu président de la Bolivie grâce à la montée des mouvements indigènes et qu’il a convoqué la réunion internationale contre le changement climatique. La nouvelle Constitution bolivienne reconnaît les droits de la Terre Mère.

Nous retrouvons dans la défense de la Terre Mère les indigènes du Chili, de l’Argentine, du Guatemala, du Panama, du Canada, des Etats-Unis, les Dongria Condh en Inde, les Bochiman en Afrique. En Australie, les indigènes s’opposent aux déchets nucléaires.

Cela démontre que la lutte des indigènes pour la défense de la Terre Mère n’est pas un thème ethnique, mais culturel. Dans son dernier livre, « Espejos » (6), Eduardo Galeano dit :

Comment avons-nous pu être bouche ou être mangé, chasseur ou chassé ? Voilà la question.

Nous méritions le mépris ou tout au plus la pitié. Dans l’intempérie ennemie, nul ne nous respectait, ni ne nous craignait. La nuit et la forêt nous effrayaient. Nous étions les bestioles les plus vulnérables de la zoologie terrestre, des gamins inutiles, des adultes de peu de valeur, sans griffes, sans grandes défenses, sans pattes rapides, sans grand flair.

Notre histoire première se perd dans le brouillard. Nous étions, semble-t-il, voués à rien d’autre qu’à casser des pierres et à donner des coups de bâton.

Mais on peut se demander : n’avons-nous pas été capables de survivre, lorsque la survie était impossible, parce que nous avons su nous défendre tous ensemble et partager la nourriture ? L’humanité actuelle, cette civilisation du sauve-qui-peut et du chacun-pour-soi aurait-elle duré un peu plus qu’un court instant dans l’histoire du monde ?

Aux débuts de l’humanité, le grand amour envers la Terre Mère faisait partie de l’éthique générale. Mais ce n’est pas la seule homogénéité, il en existe d’autres. Les indigènes du monde sont les plus purs gardiens de cette éthique. Voyons les autres aspects de la culture humaine primitive, commune à tous les peuples indigènes du monde.

 

 

Le collectivisme

Les problèmes de la communauté ne peuvent être résolus que par celle-ci, pas par un individu ou un petit groupe.

Si telle était actuellement la logique de l’humanité, il n’y aurait pas de réchauffement climatique. Car ce ne serait pas aux entreprises, mais à l’ensemble de la société, de décider l’installation ou non d’une fabrique émettant des gaz à effets de serre

Les communautés indigènes sont un petit organisme où le commandement est collectif, un petit pouvoir politique, très limité par l’Etat central, mais qui existe ; parfois, il est corrompu par le fait de vivre dans un environnement corrompu, mais généralement il se maintient comme petit gouvernement réellement démocratiques. De nombreuses Constitutions (comme celle du Pérou) reconnaissent son existence.

Parfois, il existe des communautés de communautés, comme c’est le cas dans certains endroits de la forêt péruvienne. Elles n’existent pas dans la sierra, où les fédérations de district sont des instruments de lutte, mais pas des organes gouvernementaux. Par contre, elles existent dans la région du Cauca (Colombie), et la Constitution reconnaît leur existence.

La communauté des communautés Cuna (dans les îles du Panama) est reconnue par la Constitution, c’est vraisemblablement un acquis de la révolution de 1929.

Les communautés de communautés existent de manière plus évidente dans une petite région du Chiapas (Mexique) : depuis 16 ans, les indigènes se gouvernent avec les « Juntes de bon gouvernement », des corps collectifs réélus périodiquement et dont les membres sont révocables en tout temps. L’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) est chargé de protéger cette zone libérée contre les attaques du « mauvais gouvernement » (nom donné par les indigènes au gouvernement mexicain). Si un membre de l’EZLN veut participer à une junte, il doit quitter l’armée. Comme dans nos communautés, les membres des juntes ne gagnent pas un sou, car ils connaissent et pratiquent le principe indigène, selon lequel le la charge publique n’est pas faite pour se servir, mais pour servir. Une situation totalement différente de nos régimes dénommés « démocratiques », où tous se battent pour un poste comme des chiens pour un morceau de viande : ils savent que cela leur permettra de gagner beaucoup d’argent, de recevoir des pots de vin et de donner des places à des parents et à des amis. Il y a quelque temps, j’ai assisté à une élection communale : un camarade, qui avait été proposé pour la présidence, se leva pour dire qu’il avait déjà servi la communauté à plusieurs reprises et qu’il fallait donc élire quelqu’un qui ne l’avait pas encore fait.

L’ennemi sait très bien que l’organisation communale défend l’environnement, c’est pour cela qu’il l’attaque. Au Mexique et au Pérou, Salinas et Fujimori ont promulgué, à la même époque, des lois pour tenter de dissoudre les structures communautaires. Dans le torrent des décrets-lois promulgués par Alan Garcia, de nombreux points stimulent la dégradation de l’environnement et d’autres attaquent les droits des communautés.

La communauté indigène est un noyau initial pour la construction d’une société horizontale ; les communautés de communautés dont j’ai mentionné impliquent un pas de plus dans cette direction. La majorité des indigènes n’en sont pas conscients, mais cela n’invalide pas cette perspective.

Bien sûr, nous ne conseillons pas à la population urbaine de suivre le même chemin. Elle-même saura quels pas franchir dans la construction d’une société qui ne sera plus divisée entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Par exemple, les fabriques gérées par les travailleurs eux-mêmes en Argentine sont un pas important dans ce sens.

 

 

L’éco-socialisme

Ces deux caractéristiques des peuples indigènes – leur grand amour de la nature, leur forme d’organisation collective – ont suscité l’attention des camarades éco-socialistes européennes, car ces deux caractéristiques correspondent précisément à leur but. Ils comprennent que la seule manière cohérente de faire respecter l’écologie réside dans l’auto-organisation horizontale de la population pour remplacer le pouvoir des entreprises capitalistes.

La revue « Lucha Indigena », que je dirige, informe sur les luttes menées par les peuples indigènes pour la défense de la Terre Mère et de son organisation collectiviste. C’est à ce titre que « The Green Left » et « Socialist Resistance » m’ont invité à une tournée de conférences en Grande-Bretagne pour expliquer les luttes indigènes. L’accueil du public fut très positif : à plusieurs endroits, on m’a dit que mes paroles étaient « inspiratrices ». Mais, en réalité, ce ne sont pas mes paroles qui sont inspiratrices, c’est la réalité de la lutte indigène méconnue dans toute sa signification en Grande-Bretagne.

 

Bien vivre

Même si ce terme n’existe pas dans les langues indigènes – l’indigène veut simplement vivre -, les intellectuels indigénistes ont opposé un contre-point intéressant, à mon avis, au concept capitaliste selon lequel le bonheur consisterait à accumuler un maximum d’argent en un minimum de temps et, grâce à cet argent, se procurer les produits prescrits par la publicité et la mode, afin de susciter l’envie et le respect de nos congénères.

Le concept « bien vivre » comprend le bonheur de vivre de manière satisfaisante. En voici quelques exemples :

Un indigène quechua m’a dit que les Amazoniens étaient paresseux. Il me raconta l’anecdote suivante : un propriétaire demanda à un indigène d’Amazonie de tailler une certaine surface de forêt pour la consacrer à la culture et lui promit une machete comme paiement. L’Amazonien fit ce travail si vite et si bien que le propriétaire en fut impressionné. Il lui donna la machete en lui disant : « Je te propose une bonne affaire. Tailles le quart de cette surface et je te donnerai une autre machete ». L’Amazonien le regarda d’un air étonné et répondit : « Je n’ai qu’une main droite. Pourquoi aurais-je besoin de deux machete ? », puis il s’en alla. Il ne voulait pas progresser, il voulait seulement vivre.

Je vous raconte cela, non seulement pour expliquer ce qu’est le concept « bien vivre » pour l’Amazonien, mais aussi pour montrer que les Quechuas sont plus domestiqués que les Amazoniens par la société de consommation.

Mais il existe des exemples de ce même concept chez les Quechuas. Lorsqu’on demande à un indigène ce que produit sa terre, il ne parle ni de quantité ni de prix, mais répond : « hunt’asqua ! », c’est-à-dire « complet ! ». Cela signifie que la terre produit de multiples espèces. Les jurés des foires, docteurs de la faculté d’agronomie, savent qu’ils ne doivent pas récompenser le producteur des patates les plus grandes ou de la plus grande quantité par hectare. Le prix revient à celui qui cultive la meilleure quantité de variété, c’est ce qui fait l’orgueil des indigènes.

J’avais rencontré un vendeur (adulte ou enfant), qui vendait un produit en petite quantité. Je lui demande le prix, il me répond et je lui dis que j’achète tout sans lui demander de rabais. Comme il refuse ma proposition, je lui demande pourquoi et il me répond : « Si je te vends tout, que vais-je vendre à d’autres ? ». La vente ne se réduit pas à une action commerciale, c’est une forme de rapport social.

L’amour de la nature et la recherche d’une société horizontale ne sont pas l’exclusivité des indigènes. les éco-socialistes pensent de même, car j’ai rencontré le « bien vivre » chez les gens civilisés : à Stockholm, un ami suédois aimait visiter les supermarchés. Lorsque je lui demandai pourquoi, il me répondit : « Tu ne sais pas quel plaisir je ressens en voyant comme je peux être heureux sans tant de choses ».

 

 

L’amour de nos ancêtres et de nos descendants

Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, a dit : « Je suis très reconnaissante envers les indigènes nord-américains qui m’ont appris qu’ils pensent à la 7ème génération ». Conformément à ce point de vue, ils agissent en calculant si leur action portera préjudice ou bénéficiera à la 7e génération. Cela diffère totalement du dédain de nombreuses personnes éduquées par le capitalisme, à qui peu importe de savoir si leurs enfants auront encore de l’eau à boire

 

Le respect de la diversité

Au Pérou, des dizaines de peuples amazoniens – qui parlent des langues différentes – se sont unis pour défendre la forêt.

Chaque peuple indigène se vêtit différemment, et tous se respectent mutuellement.

Au Chiapas, un indigène m’a demandé si j’étais indigène. Je lui répondis que j’étais Quechua. Alors il me regarda dédaigneusement et me demanda : « C’est ainsi qu’ils s’habillent chez ton peuple ? », en faisant allusion à mon habit occidental.

 

 

Conclusions

Je vous ai parlé de la pensée indigène en général, mais tous les indigènes ne la partagent pas. Par exemple, au Pérou, nous avons eu un président indigène, nommé Toledo, qui avait un cerveau fabriqué à Harvard.

Les principes éthiques que je vous ai énoncés ne sont pas propres aux indigènes. De nombreuses personnes, dans le monde civilisé, pensent de même.

Il est notoire que les indigènes les moins domestiqués par le système, ceux qui sont appelés « sauvages », sont les meilleurs lutteurs, si l’on regarde la situation du Pérou et de l’Equateur. Cela fut déjà le cas dans le passé. Lorsque les envahisseurs européens sont arrivés, ils ont trouvé deux civilisations avancées : les Aztèques et les Incas, qui furent rapidement écrasées. Les peuples « sauvages », eux, continuèrent la lutte : à Cuba, il ne fut possible d’en venir à bout qu’en les exterminant. En Argentine, le président Sarmiento – surnommé « l’éducateur des Amériques » continua la lutte contre les « sauvages » - il est intéressant de lire les propos racistes de cet éducateur. Un racisme qui, aux Etats-Unis, se manifeste dans les films de cowboys.

Il est compréhensible qu’après des siècles d’oppression des indigènes se montrent hostiles aux Occidentaux et à l’Occident. Heureusement, cette opinion est minoritaire, aucune organisation indigène importante ne la soutient. Les indigènes du Chiapas (Mexique) disent : « Nous sommes indigènes et fiers de l’être, nous voulons être respectés comme indigènes. Nous sommes les frères des pauvres du Mexique et de tous les pauvres du monde ». Et ce ne sont pas seulement des paroles : les indigènes du Chiapas ont convoqué la première réunion « Contre le néo-libéralisme, pour l’humanité » [1996], qui rassembla des ressortissants de 70 pays (y compris l’Europe et les Etats-Unis), bien avant les forums sociaux mondiaux.

Les gouvernements européens, représentants du grand capital, prétendent faire retomber le poids de la crise, produite par eux, sur la population en augmentant l’âge de la retraite et en coupant des dépenses bénéficiant aux couches les plus défavorisées. En Grèce, en France, en Espagne, en Grande-Bretagne, le peuple se dresse contre cette politique.

Votre ennemi et le nôtre ne font qu’un : le grand capital qui dégrade la nature dans nos pays et fait supporter le poids de la crise aux populations du monde. La dégradation de la nature dans nos pays ne concerne pas nous seuls, elle porte préjudice à toute l’humanité.

L’expérience a démontré que la solidarité des camarades dans les pays riches avec la lutte pour défendre la nature dans le Tiers Monde est fructueuse. La dégradation de la riche vallée agricole de Tanbogrande à Piura (Pérou) a été stoppée grâce à la lutte courageuse de son peuple et à la solidarité nationale et internationale : les écologistes canadiens avaient dénoncé les dégâts préparés par une entreprise minière du Canada. La manifestation de citoyens britanniques devant l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise Vendanta Ressources à Westminster a permis de faire reculer le gouvernement servile de l’Inde par rapport à la situation des indigènes Dongria Condh.

Je pense que l’humanité ne pourra survivre que si elle récupère son éthique originelle. Car continuer d’accepter que le monde soit gouverné, non par l’ensemble de la société, mais par les grandes entreprises, cela mènera inexorablement à la fin de notre espèce.

Le retour à l’éthique originelle de l’humanité ne signifie pas le retour à la vie primitive. Lorsque la science et la technique cesseront d’être mises au service du grand capital et le seront à celui de l’humanité, elles nous diront de quels bénéfices de la civilisation nous pouvons continuer à jouir sans mettre en péril la survie de notre espèce. Probablement, en utilisant les énergies éoliennes et solaires, nous pourrons continuer à profiter de nombreuses inventions de la civilisation.

Connaissons-nous davantage les uns les autres, comprenons les différentes formes de lutte et de résistance, ne prétendons pas les uniformiser, collaborons entre nous en respectant la diversité qui est fructueuse. Apprenons les uns des autres, mais ne nous copions pas.

Face à la globalisation de l’économie mondiale au profit du grand capital et contre l’humanité, nous devons globaliser la résistance de l’humanité pour sa propre survie.

Globalisons la lutte, globalisons l’espérance !

 

* Hugo Blanco Galdos (né à Cuzco, le 15 novembre 1934)

est un dirigeant historique de la gauche révolutionnaire et du mouvement paysan au Pérou.

Auteur du livre « Nosotros los Indios », édité par La Minga/Herramienta, Argentine, 2010.

Militant de la IVe Internationale, il est aujourd’hui directeur du mensuel « Lucha Indigena ».

Pour plus de détails sur sa biographie, cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Hugo_Blanco

 

Notes

  1. http://socialistresistance.org/

  2. http://gptu.net/gleft/greenleft.shtml

  3. www.luchaindigena.com

  4. Déclaration du président de la République bolivarienne du Venezuela, Hugo Chávez, présent à ce sommet

  5. Et ce fut le cas…

  6. Eduardo Galeano, Espejos : una historia casi universal. Madrid, Siglo XXI, 2008