Le texte que nous publions ci-dessous est la traduction d'un article du correspondant en Suisse du journal El Pais paru en 2007, à la veille des élections nationales qui ont vu la forte poussée de l'UDC et qui ont précédé l'éviction surprise de Christoph Blocher du Conseil fédéral (les notes sont du traducteur)



Crispation en Suisse face à l'ascension de l'ultra-nationaliste Christoph Blocher, apôtre de la main forte contre l'immigration

(Note du traducteur: certaines prévisions de l'article, telles que l'accession du conducator SVP/UDC à la présidence de la Confédération en 2009 ne se sont pas réalisées, Christoph Blocher ayant été débarqué du Conseil fédéral, alors qu'il ne s'y attendait pas: par contre, en 2003, il avait soigneusement préparé le débarquement de Ruth Metzer. Toutefois, le SVP/UDC est loin d'avoir perdu son pouvoir de nuisance, comme le montre les succès de ses diverses initiatives xénophobes: contre la construction de minarets, pour le renvoi des «criminels étrangers», «contre l'immigration de masse»).

A une semaine d'élections législatives cruciales pour la Suisse, l'avance imparable de la droite nationaliste a mené le système politique suisse à une crispation sans précédent. Dans ce pays, les rues des villes sont remplies d'affiches sur lesquelles un homme de 67 ans sourit, confiant. Avec un slogan: «Appuyez Blocher. Votez UDC». Cette affiche en remplace une autre, beaucoup plus polémique, sur laquelle on pouvait voir sur un fond de drapeau suisse trois moutons blancs expulsant d'un coup de pied un mouton noir. Ce message si explicite a suscité l'attention des Nations Unies pour son «contenu raciste et xénophobe».
Ce message polémique fut à l'origine d'une bataille rangée entre 10.000 partisans du SVP-UDC et plusieurs milliers d'activistes de mouvements gauchistes, anti-racistes, écologistes et de défense des droits humains dans les rues de Berne, à la fin de la semaine passée (1). Les manifestants de la droite nationale marchaient vers la place du Parlement, lorsque les militants gauchistes leur barrèrent la route. Bilan: 48 blessés, des dégâts pour plusieurs dizaines de milliers d'euros.
L'homme souriant et confiant sur les affiches électorales de la droite nationaliste, c'est Christoph Blocher. Il occupe la fonction de chef du Département de justice et police - l'équivalent de ministère de l'Intérieur en Espagne - au sein d'un Conseil fédéral (7 membres), l'institution qui dirige les destinée de la Suisse, l'une des plus anciennes et solides démocraties de la planète (2). Blocher est l'âme et le cerveau du SVP-UDC, le plus fort parti de Suisse: selon les derniers sondages, plus de 28 % des électeurs voteront pour cette formation politique dimanche prochain (3).
L'influence croissante du SVP-UDC, présidé par Ueli Maurer, a mis le pays au centre de l'attention mondiale. Mais qui sont les partisans de l'homme qui a mis la Suisse «au coeur des ténèbres en Europe», selon l'expression d'un journal britannique ? Raison de cette caractérisation: ce parti nationaliste est perçu comme raciste et xénophobe.
On trouve dans son programme des propositions comme l'expulsion des délinquants étrangers mineurs (ainsi que celle de leurs familles), l'interdiction de construire des minarets sur les mosquées et une réduction radicale des aides aux immigrants. Il faut y ajouter le contrôle strict des demandes d'asile, ainsi que la suppression des lois interdisant les discours racistes, ces lois étant considérées par le SVP-UDC comme «une répression de la liberté d'expression».
Un Suisse sur quatre (26,7 %, exactement) est d'accord avec ces thèses. «Nous avons des positions dures et nous évoquons des questions délicates et très émotionnelles, comme le thème de l'immigration», explique à El Pais Yvan Perrin, vice-président du SVP-UDC (4). Mais ce dernier n'accepte pas le terme de droite nationaliste: «Le terme nationaliste implique l'hostilité envers les autres pays, ce qui n'est pas le cas. Nous préférons le terme patriote vu que nous n'attaquons pas les valeurs des autres, mais que nous défendons les nôtres». Malgré que le SVP-UDC défende la non-adhésion de la Suisse à l'Union européenne (UE), il nie être hostile à cette dernière, «car c'est notre principal partenaire commercial».
L'une des principales obsessions du SVP-UDC est la peur de l'immigration musulmane et le fait que, selon Perrin, «plus de 70 % des détenus dans les prisons suisses sont des étrangers». Oskar Freysinger (5), un autre député charismatique et contesté de ce parti, enfonce le clou: «Les musulmans continueront de venir en Europe jusqu'à ce qu'ils obtiennent la masse critique leur permettant d'exercer une influence politique directe. Ce jour-là, nous pourrons dire adieu à l'Europe» (6). Le vice-président du SVP-UDC ne mâche pas non plus ses mots: «Le risque d'islamisation de l'Europe est réel. Nous sommes en train de vivre à l'envers les événements de 1492» (7).
Plus de 100.000 immigré-e-s vivent et travaillent en Suisse. Parmi eux, on estime à au moins 15.000 les Latino-Américain-e-s employé-e-s comme domestiques au noir. Que propose le SVP-UDC à ce sujet ? «On ne peut pas les déporter, c'est inviable», explique Perrin, «mais nous ne croyons pas non plus aux régularisations massives qui ne font que générer un appel d'air. L'Europe devra s'habituer à vivre avec un secteur de travailleurs gris et invisibles» (8).
Yvan Perrin résume ainsi le credo de son parti: «Nous nous référons aux valeurs traditionnelles ancrées dans notre tradition judéo-chrétienne» (9). De son côté, le député Freysinger affirme: «Je suis contre l'avortement, en faveur de l'immigration contrôlée et choisie, contre la légalisation et le trafic des drogues et contre le mariage homosexuel». Le député se définit comme «un homme de droite, pour les valeurs, et comme un libéral en économie». Son parti se prononce aussi pour le retour des femmes à leur rôle traditionnel, c'est-à-dire: «Le foyer et la famille».
Blocher peut-il être comparé à des dirigeants extrémistes comme le Français Jean-Marie Le Pen ou l'Autrichien Jürg Haider ? «L'amalgame fait par les journaux européens entre ces dirigeants politiques et Christophe Blocher est compréhensible, vu de l'extérieur», répond Perrin, «car beaucoup de leurs préoccupations sont aussi les nôtres. Mais, bien que la question soit la même, la réponse est distincte», réplique-t-il.
Alain Rebetez, commentateur politique influent et responsable de l'information parlementaire à la Télévision suisse romande, se déclare d'accord avec ces propos. A son avis - on peut difficilement soupçonner ce journaliste de proximité idéologique avec le conseiller fédéral controversé -, «Blocher n'a rien à voir avec Haider et Le Pen. Je le mettrais plutôt dans le même sac que Berlusconi, qui représente aussi un danger pour la démocratie». Pour le journaliste, «le SVP-UDC représente la droite patriotique ou souverainiste, mais il existe parmi ses dirigeants un noyau de racistes et de xénophobes authentiques» (10).
De son côté, Perrin se déclare proche de l'UMP de Nicolas Sarkozy: «Il n'existe aucune différence entre les propositions de Sarkozy et celles de Blocher: contrôle de l'immigration, libéralisation de l'économie, travailler plus pour gagner plus. C'est la même chose. En résumé: contrôle et sécurité».
«Blocher est beaucoup plus raisonnable, fin et complexe que les dirigeants de l'extrême-droite européenne», explique le journaliste Rebetez. «C'est quelqu'un qui, comme Berlusconi, n'a pas hésité à payer de sa propre bourse des campagnes entières. Blocher et Berlusconi ont créé des partis forgés à leur image et à leur ressemblance, et ils ont réussi à mettre l'Etat au service de leurs propres intérêts. C'est cela qu'il faut réellement craindre, et non pas le fait de vouloir déporter des ressortissants maghrébiens ou balkaniques»
Les souhaits pour les élections sont élevés. Selon Yvan Perrin, il s'agit de «gagner 100.000 nouveaux électeurs». Mais le vice-président du SVP-UDC affirme: «Il ne s'agit pas tellement de croître, mais de nous consolider». Si Christoph Blocher n'était pas réélu au Conseil fédéral, le parti «passerait à l'opposition», selon Perrin. Mais les sondages ne laissent pas de grands doutes quant à la possibilité d'un tel événement.
Blocher a déclaré que les normes pénales contre la discrimination raciale et le négationnisme (11) lui «font mal au ventre». Mais qui est réellement ce politicien ? Il naquit dans une famille modeste de 11 frères. Il fut paysan avant d'étudier le droit. Quelques années plus tard, il prit la direction d'une industrie chimique qui semblait condamnée à la ruine et, sur la base des dettes et d'une prise de risques, il a réussi à remettre cette entreprise à flots et à créer de nombreux emplois.
Cet aspect de «capitaine d'industrie» a un grand poids, particulièrement chez de nombreux électeurs en Suisse allemande, car Blocher est vu comme un homme d'affaires et non pas comme un idéologue, ce qui le rend très proche de l'esprit protestant (12).
Dans les années 1990, Blocher a pris les rênes du SVP-UDC, alors un parti très minoritaire (13). Sous sa direction, cette formation est devenue la première force politique du pays, devant ses rivaux les plus directs, le Parti radical et les socialistes. En 1979, Blocher fut élu pour la première fois au Conseil national (14) et, depuis 2004, il est membre du gouvernement.
Dimanche prochain, la formation politique de Blocher pourrait non seulement gagner les élections, mais propulser son chef en bonne position pour la présidence de la Confédération le 1er janvier 2009 (le poste de président, renouvelé chaque année parmi les 7 membres du Conseil fédéral).

Correspondance: Rodrigo Carrizo Coutou, Berne


1) Vision surdimensionnée des événements de Berne. Les affrontements ont impliqué un nombre restreint de personnes (police bernoise, «Black Bloc», sans oublier les nazillons présents dans la manif blochérienne). Le correspondant d'El Pais a visiblement été «enfumé», non par les lacrymogènes de la police bernoise, mais par ses interlocuteurs SVP-UDC ou par les articles de presse sensationnalistes au lendemain des événements...
2) Sur l'aspect frelaté de l'«ancienne démocratie», cf. Alfred Rufer, «Helvétique (République)», Dictionnaire historique et biographie de la Suisse. T. 4. Neuchâtel, 1928.
3) Ce fut effectivement le cas...
4) Yvan Perrin est inspecteur de la Sûreté dans le canton de Neuchâtel et conseiller national depuis 2003. Le journal satirique de la fête des Vendanges (Neuchâtel), L'Omnibus, avait révélé il y a quelques années - sans que cela nuise à la carrière politique du policier - que Yvan Perrin, dans son jeune âge, avait présenté comme thème de littérature allemande l'ouvrage d'Adolf Hitler, «Mein Kampf», à ses camarades du Gymnase du Val-de-Travers.
5) Oskar Freysinger, qualifié de «Pissoir poète» (en raison de ses velléités poétiques grivoises et grossières lors des assemblées du SVP-UDC) par le journal de boulevard suisse allemand Blick, a des origines autrichiennes. Il a donc bénéficié d'une législation sur l'obtention de la citoyenneté suisse, législation qu'il n'a pas hésité à critiquer pour «laxisme» lors d'un récent débat aux Chambres fédérales.
6) Commentaire paradoxal, si l'on se souvient que l'hostilité à l'Europe constitue le capital poltiique du SVP-UDC.
7) Allusion - l'inspecteur Perrin a des lettres... - à la chute du dernier Etat musulman d'Europe et d'Espagne, le royaume de Grenade, vaincu en 1492 par les Rois catholiques, Don Fernando de Aragon et Dona Isabel de Castilla. Cette même année 1492, ce couple de féroces bigots couronnés expulsa toute la communauté juive d'Espagne. Cf. Rodrigo de Zayas, Les Morisques et le racisme d'Etat. Paris, La Différence, 1992 (Les voies du Sud; 16)
8) Exercice déjà pratiqué dans la Broye vaudoise par l'ex-conseiller national UDC, Jean Fattebert, dénoncé pour avoir employé des étudiant-e-s polonais-e-s en violation de la loi sur les étrangers et de la loi sur le travail.
9) «Tradition judéo-chrétienne»: une référence qui ne manque pas d'air - ou qui dénote de la part d'Yvan Perrin quelque méconnaissance sur les origines de son parti. En effet, le SVP-UDC est le continuateur du Parti des paysans, artisans et bourgeois (BGB-PAB), fondé en 1919. On trouve à l'origine du BGB-PAB la grande bourgeoisie rurale du Plateau suisse, ainsi que les fondateurs des «gardes civiques» (groupes para-militaires anti-socialistes formés lors de la grève générale de novembre 1918). En Argovie, l'un des fondateurs de ces «gardes civiques» et du BGB-PAB était le colonel divisionnaire et chirurgien Eugen Bircher, fervent admirateur d'Adolf Hitler (et du programme en 25 points du NSDAP, dont l'anti-sémitisme est une composante importante). Cf. à propos de Eugen Bircher le film de Frédéric Gonseth, «Mission en enfer» (sur l'organisation de missions de la Croix-Rouge, sur le front de l'Est, entre 1941 et 1943, aux côtés de l'armée allemande).
10) Noyau, parmi lesquels il faut citer Ulrich Schlür, rédacteur de la revue Schweizerzeit et l'un des artisans des campagnes anti-européennes du SVP-UDC. Il est aussi l'un des promoteurs de l'initiative pour l'interdiction de la construction de minarets.
11) Les «négationnistes» - qui nient ou sous-estiment l'ampleur du génocide des Juifs en Europe durant la seconde guerre mondiale - semblent faire partie de l'«album de famille» SVP, tout au moins en Suisse allemande. Quelques semaines avant les élections fédérales de 1999, la presse avait signalé un accusé de réception élogieux rédigé (ou tout au moins signé) par Christoph Blocher à l'auteur d'un ouvrage négationniste. «Justification» a posteriori de Blocher: il n'avait pas vraiment lu le livre et ne connaissait pas l'auteur.
12) Cf. à ce propos le sociologue allemand Max Weber; et pour l'aspect «homme fort», l'ouvrage du regretté Etienne de La Boétie (XVIe siècle), Le Contr'un ou Traité de la servitude volontaire.
13) Jusqu'alors la base électorale du SVP-UDC s'était réduite dans des proportions identiques à celles de sa base paysanne traditionnelle, qui pesait beaucoup moins lourd qu'à la fondation du BGB-PAB...
14) L'une des deux chambres du Parlement fédéral, représentant le peuple et non les cantons.

Remarque: les notes ne sont pas le fait du journaliste d'El Pais, mais du traducteur. Les propos des deux «gauleiter» SVP-UDC pour Neuchâtel et le Valais sont traduits directement de l'article d'El Pais, sans avoir demandé a posteriori confirmation à leurs auteurs, dont la pensée, à coup sûr, n'a pas été trahie par le soussigné (h.p.renk)

El Pais, domingo 14 de octubre 2007