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Introduction :

« Le parti pettavelliste » : une contribution polémique à l'histoire de la social-démocratie neuchâteloise

Financée grâce à la recette d'une soirée donnée à La Chaux-de-Fonds, le 19 janvier 1913, par le groupe du Théâtre social, la brochure « Le parti pettavelliste » fut publiée par l'Imprimerie des Unions ouvrières (Lausanne). Cette dernière publiait aussi La Voix du Peuple, organe de la Fédération des Unions ouvrières de Suisse romande, d'orientation syndicaliste-révolutionnaire (1).

 

Une variante de titre désigne clairement la cible de la critique : « Le parti pettavelliste, appelé faussement parti socialiste neuchâtelois, est un danger public ». L'auteur de ce texte, Auguste Spichiger avait milité durant les années 1870 dans la Fédération jurassienne de l'Association internationale des travailleurs, animée par James Guillaume (1844-1916). Après la disparition de cette organisation, Spichiger émigra quelques années aux Etats-Unis. Rentré au pays et ayant repris contact avec James Guillaume (émigré en France depuis 1878), il était devenu le correspondant neuchâtelois de La Voix du Peuple.

Depuis le début du 20e siècle, le Parti socialiste neuchâtelois (PSN) était dirigé par une nouvelle équipe, parmi laquelle on trouve l'instituteur Paul Graber (1875-1956) et l'avocat Charles Naine (1874-1926), tous deux rédacteurs du journal La Sentinelle. Dans leur jeunesse, Graber et Naine – ainsi que plusieurs militants entrés avec eux au PSN – avaient appartenu à l'Union chrétienne de jeunes gens (UCJG), animée à La Chaux-de-Fonds par un pasteur de l'Eglise évangélique neuchâteloise indépendante de l'Etat, Paul Pettavel (1861-1934). Celui-ci « tente de rallier les membres de sa paroisse et le mouvement ouvrier au christianisme social en publiant pendant trente-quatre la Feuille du Dimanche, dans laquelle il prône l'amour du prochain et la justice sociale » (2). D'où l'adjectif « pettavelliste », utilisé de manière péjorative pour caractériser l'idéologie du PSN.

Pourtant, des liens avaient existé initialement entre la nouvelle équipe dirigeante du PSN et James Guillaume : « Les premiers contacts furent noués par l'intermédiaire d'Auguste Spichiger, un ancien compagnon de la Fédération jurassienne qui participait aux activités du groupe des jeunes socialistes. En septembre 1903, Guillaume publia dans La Sentinelle cinq articles sur 'Le collectivisme de l'Internationale', qui furent plus tard réunis en brochure. Il espérait que Charles Naine, Achille et Paul Graber, poussés par leur antimilitarisme, perdraient leurs 'illusions parlementaires' et évolueraient en direction du syndicalisme révolutionnaire » (3). Mais, au cours des ans, les divergences entre sociaux-démocrates et anarchistes (le Groupe libertaire à La Chaux-de-Fonds) s'accentuèrent : dans sa brochure, Spichiger critiqua en termes virulents le fonctionnement de la « trilogie ouvrière » (parti, syndicat, coopérative), qui structurait alors le mouvement ouvrier dans les Montagnes neuchâteloises.

Deux exemples de ces tensions grandissantes, le premier rapporté par Spichiger : jugé trop à gauche, Paul Bonjour (ancien membre de l'UCJG, ayant adhéré au PSN) fut remplacé à la gérance de la Librairie du Peuple par la sœur de Charles Naine, « piétiste pratiquante ». En 1912 (date où le PSN conquit la majorité au Locle et à La Chaux-de-Fonds), l'Union ouvrière de La Chaux-de-Fonds se targua d'avoir fait échouer, en lui refusant tout soutien, une grève lancée par le syndicat des maçons, qui avait rejoint l'Union syndicale, organisation syndicaliste révolutionnaire à La Chaux-de-Fonds qui ne survécut pas à cet échec (4).

Pour contrer l'orientation « néo-radicale » du PSN, Spichiger proposait de créer « un vrai parti socialiste ». Mais l'une des conséquences de la 1ère guerre mondiale fut la disparition du syndicalisme révolutionnaire en Suisse romande. Après la grève générale de 1918, apparut une gauche socialiste, animée dans les Montagnes neuchâteloises par le pasteur Jules Humbert-Droz, qui participa en 1921 à la fondation du Parti communiste suisse.

Aujourd'hui, la brochure de Spichiger n'est disponible qu'en bibliothèque (Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel). Sa réédition nécessiterait des recherches permettant de dater précisément les événements cités et d'établir un appareil de notes conséquent. L'une des sources utilisables est l'ouvrage consacré au 50e anniversaire de l'Union syndicale suisse (5).

Hans-Peter Renk

Olivier Pavillon, « Les anarchistes au pouvoir », Constellation, février 1969

Charles Thomann, Une chronique insolite de La Chaux-de-Fonds, 1898-1932. La Chaux-de-Fonds, Ed. d'En Haut, 1988

Marc Vuilleumier, « De l'esprit libertaire de la Première Internationale au syndicalisme révolutionnaire du XXe siècle : James Guillaume », Revue neuchâteloise, no 55/56 (été-automne 1971)

Jacques Ramseyer, « Les anarchistes à La Chaux-de-Fonds (1880-1914) : de la propagande par le fait au syndicalisme révolutionnaire », Musée neuchâtelois, 1985

Charles Schürch (Dir.), L'Union syndicale suisse, 1880-1930. Berne, USS, 1933

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Le Parti Pettavelliste

Appelé faussement

Parti Socialiste Neuchâtelois

Est un danger public

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Le premier, j'ai naguère crié publiquement que le Pettavellisme était un piège tendu aux ouvriers du canton de Neuchâtel en général et particulièrement aux ouvriers de la Chaux-de-Fonds, pour les entraîner sous l'étiquette socialiste dans un courant au bout duquel ils ne rencontreront que déception.

Après avoir été en contact avec ce courant, ainsi qu'avec les hommes qui l'ont dirigé dans ces dernières années, après en avoir recherché les origines et avoir connu le milieu où se sont formées la mentalité et la psychologie de ses coryphées, j'ai cru de mon devoir de crier aux ouvriers qui y sont entraînés : Casse-cou ! Je l'ai fait dans le journal syndicaliste de Lausanne, la Voix du Peuple, en 1911 et 1912. En lançant mon cri d'alarme, j'avais promis de le faire suivre d'une étude ultérieure sur le Pettavellisme. Ce travail, pour être autre chose qu'une condensation insuffisante d'idées et de faits, devait nécessairement avoir une certaine étendue. Jusqu'ici le temps m'avait manqué pour l'entreprendre, cela explique le retard apporté à l'accomplissement de ma promesse. Mais aujourd'hui que le sort et le grand âge m'ont gratifié de quelques loisirs, je veux en employer une partie pour essayer de dissiper certaines erreurs et démasquer les artifices auxquels se livrent des politiciens ambitieux sans principes et sans scrupules.

Origines du pettavellisme

Pour apprendre à connaître les origines du Pettavellisme, il est nécessaire de remonter jusqu'aux années 1865-1866, à l'époque de l'Association Internationale des Travailleurs.

L'Association Internationale des Travailleurs, qui avait pris naissance à Londres à l'occasion d'une exposition universelle (1862) où se rencontrèrent des délégués ouvriers de divers pays, avait lancé dans le prolétariat international le fameux cri : « Ouvriers de tous les pays, associez-vous ! ». Cet appel à l'adresse de multitudes plongées dans un sommeil presque léthargique depuis la réaction qui suivit l'écrasement du mouvement européen de 1848, produisit l'effet d'un coup de foudre éclatant au sein d'un calme plat. Je me souviens qu'avant l'apparition de l'Internationale, les ouvriers de notre région horlogère vivaient dans une quiétude et une indifférence absolue relativement aux questions économiques et sociales. Tout la part qu'ils prenaient aux affaires d'un intérêt général consistait à participer à la constitution des pouvoirs publics en déposant leur bulletin d'électeur en faveur de l'un ou l'autre candidat présenté à leur choix soit par les conservateurs soit par les radicaux.

Avant l'apparition de l'Internationale, les ouvriers de nos contrées, en dehors de leur travail professionnel, dépensaient toute leur activité en participant à la vie de nos sociétés populaires d'agrément, comme sociétés de chant, de musique, de gymnastique, etc. Il est vrai que la mutualité se pratiquait déjà et que des associations de secours mutuels en cas de maladie existaient ; les assurances au décès ne sont venues que plus tard. La fraction des prolétaires que ces divers groupements laissaient indifférents se bornait à satisfaire son besoin de sociabilité en vaquant à ses intérêts de famille, ou en formant des groupes de ménages qui fraternisaient en allant à la veillée les uns chez les autres pendant la mauvaise saison et en organisant des sorties dans la campagne pendant l'été. Bon nombre, et particulièrement parmi les célibataires, pratiquaient la sociabilité en faisant la noce le lundi et souvent encore le mardi. Bref, avant l'Internationale, il n'existait en quelque sorte aucun esprit public au sein des populations horlogères du Jura ; le soin des affaires générales était laissé, sans aucun contrôle émanant de la classe ouvrière, à quelques chefs de partis que la masse suivait moutonnièrement et fanatiquement.

Malgré ce sommeil presque absolu de nos ouvriers relativement à la sauvegarde de leurs intérêts de classe, le cri parti de Londres à l'adresse du prolétariat international trouva chez nous un certain écho (1). Il s'était rencontré dans diverses localités des montagnes neuchâteloises et du Jura bernois des noyaux auxquels la monotonie de la vie terre-à-terre d'alors, sans idéal supérieur, pesait comme un fardeau incommode, vaguement senti, et qu'ils auraient bien voulu pouvoir secouer ; mais aucune occasion et aucun moyen ne se présentait pour les aider à sortir de la routine des mœurs de ce temps ; ils se sentaient enserrés dans cette routine comme dans un habit trop étroit.

L'Association Internationale des Travailleurs vint leur fournir l'occasion et le moyen d'élargir l'horizon de leurs pensées et de leur activité. Ces noyaux furent le levain qui devrait faire lever la pâte d'où devaient sortir des groupements mixtes dans nombre de villages de notre région industrielle. Je dis des groupements mixtes, parce que le personnel qui les composait n'était pas uniquement recruté parmi les ouvriers proprement dits. Dans ces milieux, se coudoyaient des ouvriers d'atelier, des petits patrons, des ouvriers travaillant à leur compte à domicile, quelques intellectuels, et même, au début, quelques politiciens en quête d'occasion pour pêcher en eau trouble. Parmi les hommes de cette catégorie, la vérité historique commande de placer le plus remuant, le plus tenace et le plus constant, feu le docteur Pierre Coullery (2).

C'est à l'initiative de ce dernier que l'Internationale dut la plupart de ses sections dans le Jura bernois et neuchâtelois. Seulement, dans son zèle de prosélytisme exubérant, le docteur Coullery était animé d'autres préoccupations que celle de propager des principes, de commenter et d'expliquer les formules dans lesquelles les fondateurs de l'Internationale avaient résumé les principes qu'ils avaient mis à la base de son programme théorique et pratique, à savoir que « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; qu'en outre les expériences du passé commandaient impérieusement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs consistant à subordonner, dans la propagande et l'action, les questions économiques aux questions politiques ; qu'au contraire la solution de ces dernières devait être la conséquence de la solution des rapports économiques entre le travail et le capital.

Le docteur Coullery dans son apostolat n'eut qu'un but : profiter de l'agitation et de l'effervescence provoquée dans les esprits par la nouveauté de l'idée de créer une organisation internationale prolétarienne, pour en faire sortir un parti politique au parti radical qui, alors comme aujourd'hui, détenait le pouvoir gouvernemental. Le fondateur du nouveau parti travaillait déjà, comme le font les Pettavellistes actuellement, à faire dévier le mouvement ouvrier au profit d'une action tendant à détruire la suprématie radicale dans le canton de Neuchâtel. Pour cela, Coullery, comme les Pettavellistes aujourd'hui, n'hésitait pas à solliciter le concours d'éléments recrutés chez les pires ennemis des ouvriers, comme par exemple chez les conservateurs, débris de l'ancien parti oligarchique qui pendant toute la période de la domination du roi de Prusse avait tenu la place qu'occupe le parti radical. Il poussait si loin sa haine contre les radicaux qu'il lui arriva de contracter des alliances électorales secrètes avec tout ce qu'il y avait de plus noir et de plus rétrogrades dans le pays, afin de constituer des majorités contre les radicaux. Ces combinaisons, Coullery les pratiquait comme aujourd'hui les Pettavellistes, en spéculant sur l'influence que lui avait acquise, auprès de beaucoup d'électeurs, son caractère apparent de défenseur de leurs intérêts. Seulement, durant sa carrière active, Coullery ne réussit pas à arriver à ses fins, même avec le concours des conservateurs ; les radicaux continuèrent à être suivis par la majorité des électeurs.

Le journal que le pseudo-socialiste internationaliste avait créé pour servir d'organe au parti socialiste-conservateur s'appelait la Montagne, organe de la Démocratie sociale ; dans ce journal écrivaient, à côté de son propriétaire-fondateur, des conservateurs notoires ; aussi, plus tard, lorsque le parti coulleryste, pour un temps, subit une éclipse, le journal devint l'organe du parti libéral, sous le titre de Patriote Suisse ; depuis lors il a encore une fois changé de titre, puisqu'il s'appelle actuellement la Suisse libérale.

Comme on le voit, Coullery, duquel les Biolleytistes et les Pettavellistes, ses continuateurs, ont fait un saint, n'a fait qu'user de sa popularité pour pratiquer une politique de duplicité. Comme il n'y a pas de différence fondamentale entre la méthode pettavelliste et la méthode coulleryste, on peut dire que c'est Coullery qui a été le précurseur du Pettavellisme en inaugurant une tradition qui consiste à former, dans le canton de Neuchâtel, un tiers-parti avec des éléments recrutés n'importe où, pour remplacer au pouvoir les radicaux par des hommes ambitieux et sans principes qui s'affublent de l'étiquette socialiste.

La conquête du pouvoir et des fonctions bien rétribuées, c'est là tout le socialisme des Pettavellistes, comme c'était autrement tout l'idéal des Coullerystes.

Le Biolleytisme

Biolley (3) n'a fait que continuer Coullery, puisque c'est avec les débris des troupes entraînées et instruites par ce dernier qu'il a, pendant toute une période, renoué la tradition. Toutefois il est juste de mettre à l'actif de Biolley une franchise qui a manqué à son prédécesseur comme aussi aux Pettavellistes. Quoique durant la période ascendante de la popularité du rédacteur de la première Sentinelle, je ne me sois pas trouvé au pays (j'avais dû émigrer en Amérique pour chercher du travail), j'en sais pourtant assez pour pouvoir affirmer qu'il avait rompu avec la politique de duplicité de son devancier et de ceux qui sont venus après lui. En effet Biolley, sous la bannière de ce qu'il appelait le Parti socialiste neuchâtelois, ne combattait qu'avec des éléments recrutés chez les électeurs ouvriers et petits bourgeois détachés des vieux partis. A ma connaissance, on ne peut pas reprocher à Biolley d'avoir pratiqué des compromis secrets et inavouables avec des personnalités isolées ou avec des groupes militants dans d'autres milieux que celui qui avait pour organe la Sentinelle. Biolley avait aussi sur ses devanciers comme sur ses prédécesseurs le mérite de ne pas cacher son ambition, attendu que je l'ai entendu proclamer publiquement son désir d'arriver au pouvoir. Il ne jouait pas la comédie du désintéressement, comme les Pettavellistes, qui se donnent des airs d'apôtres résignés à grimper parce que, disent-ils, ce n'est qu'au sommet qu'on peut utilement servir le socialisme.

Il a manqué à Biolley deux facteurs indispensables à l'arriviste pour réussir, au point de vue des mœurs et du caractère. Il avait des habitudes d'intempérance qui l'exposaient à des défaillances nuisibles à son ascendant moral sur ses disciples et sur la masse de ses suiveurs. D'autre part, des hommes qui l'ont approché de près m'ont raconté qu'il était d'un caractère cassant et autoritaire : cette dernière particularité faisait qu'il était peu liant, de sorte qu'il n'avait pas d'amis, il n'avait que des alliés.

Parmi ceux-ci, comme soutiens et collaborateurs, aucune personnalité qui émergeât quelque peu et qui s'imposât par une qualité dominante sérieuse. Parmi les disciples, on ne rencontrait pas d'homme ayant des vues larges et du talent pour les formuler, pas d'homme orienté à l'égard du mouvement socialiste général, pas d'homme versé dans les doctrines qui sont à la base du programme des revendications du prolétariat universel. Biolley n'avait à sa suite que de médiocres politiciens de hasard, qui, ne trouvant pas à satisfaire leurs petites vanités et leurs petites ambitions dans les partis bourgeois, s'en étaient détachés, ou peut-être aussi des hommes qui jusqu'alors s'étaient tenus en marge de tous les partis, mais qui s'étaient ralliés à celui qui dès lors avait pris le titre de Parti socialiste, espérant y trouver quelque bénéfice. Bref, pendant que Biolley fut le chef du Parti socialiste neuchâtelois, il était à peu près seul à soutenir la lutte sur le terrain de l'agitation par la plume et par la parole. Car ce n'était ni un Schweitzer, ni un Daum, ni même un Sandoz et autres doublures, qui pouvaient lui être d'un grand secours pour tenir en éveil l'opinion et accomplir la besogne de critique contre le régime radical.

Enfin et surtout, ce qui a manqué à Biolley, ce sont les circonstances favorables. L'époque n'était pas encore venue où une fraction des électeurs attachés jusqu'alors aux partis bourgeois, la de pratiquer une politique de piétinement sur place sous la conduite d'hommes sans prestige comme le sont les chefs actuels des radicaux et des libéraux, devaient aller chercher dans le parti pettavelliste un dérivatif à leur besoin de ne pas toujours entendre les mêmes refrains chantés par les mêmes chanteurs. La satisfaction de ce besoin, ils ont longtemps hésité à la chercher dans la masse moutonnière composant le soi-disant Parti socialiste. Mais leur hésitation était à la veille de cesser, lorsque Biolley, par lassitude et par désespoir, abandonna l'agitation politique pour l'agitation antialcoolico-religieuse.

Il eut bien tort de perdre patience, car au moment même de sa retraite, le Parti socialiste neuchâtelois allait recevoir un renfort important par l'entrée en scène des Pettavellistes, sous la conduite apparente de Naine (4), mais sous la direction réelle de Pettavel (5). En effet, le départ de Biolley coïncide avec l'avènement de Charles Naine. A partir de ce moment, les affaires des politiciens socialistes dans le canton de Neuchâtel vont s'améliorer graduellement par l'inauguration de la phase du Pettavellisme.

Le Pettavellisme

La phase pettavelliste est de beaucoup la plus intéressante, en même temps que la plus compliquée, dans l'histoire du Parti socialiste neuchâtelois.

Mais d'abord que faut-il entendre par le Pettavellisme ?

Le Pettavellisme est une méthode de racolage pratiquée sur les électeurs mécontents du régime radical qui peuvent se rencontrer dans toutes les classes de la société. Son but est le renversement de la suprématie des radicaux dans la direction des affaires publiques dans le canton de Neuchâtel ; envisage à ce point de vue, il est l'héritier du Coullerysme et du Biolleytisme. Pour mieux faire prendre le change à ceux qui pourraient ne point se satisfaire d'un programme aussi étroit s'il était avoué ouvertement, il combat sous l'étiquette socialiste, se donnant ainsi l'apparence de poursuivre des réformes au profit de la classe ouvrière dans le triple domaine politique, social, économique. Il a recruté son noyau initial dans le bataillon d'électeurs resté sans guide après que Biolley eut cessé d'être son leader. Les cadres, il les a constitués en partie avec des hommes formés par les mômiers ou jésuites protestants, et en partie avec quelques éléments dont les uns avaient été les disciples de Biolley et dont d'autres, nouveaux, appartenaient au mouvement syndical ; mais les uns et les autres marchaient à la remorque des hommes venus de la secte mômière, ceux-ci jouant à leur tête le rôle de chefs de file.

Les trois premiers ténors de la troupe pettavelliste sont MM. Pettavel, pasteur de l'Eglise indépendante, Charles Naine et Paul Graber (6) ; au-dessous de ceux-là il y a les rabatteurs, instrumentistes subalternes, chargés de faire les parties d'accompagnement.

Le Pettavellisme est éclos d'une organisation chrétienne, l'Union chrétienne de la Chaux-de-Fonds, qui, d'après ce qu'on dit dans les statuts, a pour but de travailler à l'arrivée du règne de Dieu sur la terre (7). Or, on sait que cette fumisterie séculaire : règne de Dieu, dans la bouche des hommes d'église, veut dire règne des prêtres.

Les meneurs de l'Union chrétienne de la Chaux-de-Fonds, avec M. Pettavel, pasteur, en tête, ont été amenés à se lancer dans le mouvement socialiste politique et économique ensuite d'une crise que traversait leur propagande. Le vide se faisait autour d'eux, le zèle de leurs adhérents se refroidissait, leur nombre diminuait et leurs réunions étaient désertées. L'obligation de tenter quelque chose pour parer à cette décadence s'imposait si on voulait conserver la « bienfaisante » influence de l'action de l'Union chrétienne sur l'état moral de la population de la Chaux-de-Fonds. Dans les discussions que cette question provoqua, on agita divers moyens : les routiniers préconisaient la méthode consistant à entreprise une campagne d'agitation publique tendant à réveiller au sein du peuple les sentiments chrétiens, qui, selon eux, n'étaient qu'engourdis. M. Pettavel, en vieux routier du racolage, trouva le programme insuffisant : il ne croyait plus à l'efficacité unique et souveraine, sur le menu peuple, de la parole divine du Fils du charpentier ; la promesse du paradis aux victimes des injustices sociales, pour leur faire prendre leur mal en patience et les ramener au bercail chrétien, était devenue vieux jeu dans l'idée du coryphée de l'Union chrétienne ; il était nécessaire d'employer d'autres moyens moins abstraits et en apparence plus substantiels.

En analysant notre milieu contemporain, au point de vue des préoccupations dominantes parmi les masses, il fit remarquer que nous vivons à une époque où les masses étaient sensibles surtout aux questions relatives à la politique et au travail qui leur fournit le pain quotidien, plutôt qu'aux questions cléricales. Pour corroborer son jugement, il invoquait comme preuve l'intérêt que prenaient les ouvriers au mouvement politique socialiste, au mouvement syndical et coopérateur. Sa conclusion fut que ceux des membres de l'Union chrétienne dont la situation n'étaient pas incompatible avec leur participation directe au mouvement politique et économique des ouvriers, avaient pour devoir de se mêler à ce mouvement, qu'ils devaient s'efforcer d'y acquérir une influence prépondérante afin de l'accaparer, puis de s'en servir dans un esprit favorable au crédit populaire des hommes et de l'institution qui travaillent à la venue du règne de Dieu.

Ce fut le point de vue de M. Pettavel qui l'importa, et ainsi le Pettavellisme fit son apparition dans le mouvement prolétarien du canton de Neuchâtel.

La pénétration des Pettavellistes dans le mouvement

A la vérité les Pettavellistes ne font que continuer et plagier Coullery. Ils n'ont fait qu'augmenter les mailles du filet dans lequel ils veulent prendre les ouvriers. Tandis que Coullery, dans son apostolat anti-radical, n'agissait que sur le terrain purement politique,c'est-à-dire électoral, travaillant à former un parti ouvrier allié aux conservateurs ou anciens royalistes, adversaires naturels et de tradition du régime radical, les Pettavellistes ont ajouté à leur programme d'action, pour mieux engluer la masse, la pratique de la coopération et celle d'un syndicalisme de leur choix, combiné en apparence comme machine de guerre pour défendre les intérêts des employés contre leurs exploiteurs.

Il est vrai que si Coullery s'était cantonné sur un terrain si étroit en ce qui concerne les moyens qu'il employait, c'est qu'il n'avait pas le choix : le mouvement coopératif n'existait pas encore à la Chaux-de-Fonds et le mouvement syndical n'était encore qu'à l'état d'embryon, il se cherchait, n'étant représenté que par quelques groupements professionnels mixtes comme ceux des graveurs et guillocheurs et des monteurs de boîtes, au sein desquels se confondaient la mutualité et la défense du salaire. Ce n'est qu'après 1886 que des organisations professionnelles nombreuses se sont fondées dans nos populations horlogères, se donnant comme but la défense du salaire ou la lutte contre le surmenage. Ce n'est qu'après cette époque que nous voyons apparaître dans nos régions des journaux corporatifs, comme la Solidarité horlogère. C'est vers la même époque aussi que commence le mouvement coopératif à la Chaux-de-Fonds par la fondation de ce qui est devenu la Société de consommation.

Les Pettavellistes arrivaient donc à une heure où ils trouvèrent en pleine activité des organisations ouvrières au sein desquelles s'agitaient les questions de la représentation des prolétaires dans les pouvoir publics, de l'affranchissement du prélèvement des intermédiaires sur le prix des marchandises ; des organisations, surtout, au sein desquelles la lutte entre patrons et ouvriers prenait parfois un caractère d'acuité et de passion de nature à agiter fortement l'opinion publique, comme en cas de grève par exemple. C'est l'ensemble du mouvement émanant de ces diverses organisations qui fit sortir les Pettavellistes de l'ombre et de l'inconnu. Sans l'existence préalable de ce mouvement, il est certain qu'ils ne l'auraient pas créé, et qu'ils auraient continuer à se terrer dans leurs réunions de prières, pleurnichant sur les vices de notre espèce possédée du génie du mal, et invoquant avec angoisse la venue du règne de Dieu pour purifier nos âmes corrompues.

Mais les Pettavellistes n'eurent pas seulement pour eux l'avantage des circonstances, ils eurent sur leurs devanciers, les anciens suiveurs de Biolley, une véritable supériorité intellectuelle et de talent. Elle allait leur permettre de se subordonner d'emblée ceux au milieu desquels ils allaient s'essayer à devenir les meneurs du groupement politique auquel ils donnent le nom de socialiste. Au moment où les Pettavellistes firent leur apparition sur la scène, les suiveurs de Biolley étaient complètement désorientés, ensuite du départ de leur chef ; ils traversaient une crise qui menaçait pour le moins l'existence de leur journal la Sentinelle. Si Naine et ses amis descendus de Beau-Site (*) ne s'étaient pas trouvés là au moment critique, il est hors de doute que ce ne sont pas Schweitzer, Daum, Schaad, Sandoz, Robert-Waelti, etc., qui auraient pu sauver du naufrage l'organe du parti. De sorte que dès le premier instant le puissant levier du journal, pour agir sur l'opinion publique et attirer sur eux l'attention générale, tomba entre leurs mains.

Les anciens lieutenants de Biolley, au premier moment, se félicitèrent du renfort que le bon Dieu leur envoyait en la pléiade des disciples du Machiavel de Beau-Site. Ils furent enchantés de rencontrer des hommes qui voulussent prendre à leur charge la rédaction et la vie matérielle de leur organe, dont l'existence n'avait jamais été que chancelante. Mais quelques-uns allaient faire la dure expérience de ce qu'il en coûterait à leur amour-propre de devoir abdiquer les rôles de premier plan aux mains des nouveaux venus. Ils purent nourrir d'abord l'illusion que les néophytes se contenteraient de l'apparence du pouvoir et consentiraient à jouer les premiers rôles au profit d'autres personnes qui manœuvreraient plus ou moins ostensiblement par derrière. Mais Schweitzer et Schaad, surtout, étaient destinés à enregistrer d'amers mécomptes. En effet, l'un et l'autre avaient compté sur la succession de Biolley dans la direction du parti.

Il est vrai que la situation sembla d'abord évoluer dans cette direction. Naine et ses intimes prêtaient leur concours constant et actif avec des allures d'abnégation personnelle qui pouvaient aisément faire croire que ces nouveaux convertis ne cherchaient pas autre chose dans le mouvement que d'aider à répandre les idées socialistes dans la classe ouvrière ; Naine surtout affectait le désintéressement d'un ascète : il se donnait les allures d'un homme ayant si peu de besoins qu'on parlait, même chez les bourgeois, des privations qu'il s'imposait pour pouvoir mieux servir la cause qu'il avait embrassée à l'instar des vrais apôtres.

Bref, au début de leur prise de contact avec le mouvement ouvrier, les Pettavellistes affectèrent un dévouement qui devait rapidement leur gagner la confiance générale et les placer dans l'opinion avant leurs aînés, les hommes conduits naguère par Biolley.

Il est certain que les Pettavellistes, formés à l'école de ces maîtres enjôleurs des foules que sont les jésuites de l'Eglise protestante, les mômiers, étaient mieux préparés que les hommes de la coterie Schweitzer, Schaad et Cie, pour arriver avant peu, non seulement à parader au premier rang, mais à s'emparer de la réalité du pouvoir. Les Pettavellistes, toujours à l'imitation des charlatans cléricaux, comprirent tout d'abord que pour en imposer à la foule et la charmer il ne suffisait pas, comme leurs devanciers, de savoir à l'occasion d'élections combiner quelques trucs plus ou moins habiles pour gagner des voix à la liste portant les noms de leurs candidats. Ils comprirent qu'il y avait dans le mouvement socialiste quelque chose de plus qu'un programme électoral qu'on exhibe de temps à autre, lorsque le temps vient de nommer les législateurs ou les fonctionnaires, et duquel on ne reparle qu'ensuite à l'occasion d'un nouveau scrutin. Ils comprirent que le mouvement ouvrier contemporain devait avoir à sa base quelque chose de plus que l'envoi de quelques figurants comme représentants de la classe ouvrière dans les Grands-Conseils. Ils comprirent que ce mouvement avait comme fondement une doctrine émanant d'une nouvelle conception de nos rapports sociaux. Cela devait les amener à comprendre de plus que, pour se faire les champions de cette doctrine, il fallait d'abord commencer par la connaître ; pour cela, ils organisèrent une école excellente, pratiquée antérieurement déjà dans diverses localités de nos régions sous la dénomination de « cercles d'études sociales ». L'école des Pettavellistes prit la dénomination de « Groupe de Jeunesse socialiste ». Ce fut Naine qui en fut le promoteur.

* C'est à Beau-Site que se trouve le siège de l'Union chrétienne de la Chaux-de-Fonds

La Jeunesse socialiste

Voulez-vous former un homme qui, dans le cours de sa carrière, excellera dans la pratique de la duplicité ? Faites-le naître dans une famille où le formalisme et le morale enseignée par les mômiers seront en honneur comme système d'éducation pour l'enfance ; quand il aura l'âge d'étudier pour faire choix d'une profession, envoyez-le à la faculté de droit pour y apprendre l'art du mensonge et de la chicane, dans lequel en général tous les avocats sont experts ; ensuite, armé des aptitudes qu'il aura acquises pendant la période de sa préparation, lancez-le dans la politique. Vous pouvez être certain que s'il est un ambitieux, il saura habilement manœuvrer pour exploiter la myopie des électeurs aux instincts gobeurs.

Tel était l'homme qui prit l'initiative de fonder le groupe de la Jeunesse socialiste de la Chaux-de-Fonds. Naine, d'après ce qu'on m'a dit, est sorti d'une famille toute imbue de l'enseignement moral des pasteurs, et particulièrement des pasteurs des petites sectes ; l'éducation morale de Naine fut donc abandonnée à l'influence des prêtres qui prétendent mieux que d'autres enseigner la doctrine du Fils du charpentier. De plus, il était entré dans la basoche et se proposait de devenir un politicien, c'est-à-dire un homme qui jongle avec le suffrage universel.

Déjà dans le recrutement des hommes auxquels il fit appel pour l'aider à constituer le groupe de la Jeunesse socialiste, celui qui aurait été averti aura pu constater sa duplicité. Il entendait bien, dès l'abord, faire prédominer au milieu de ce groupe l'influence des hommes formés par les mômiers ; mais, pour masquer l'esprit sectaire et de coterie qu'il voulait y introduire, il fit appel au concours de collaborateurs choisis en dehors des disciples de Pettavel.

Je fus, avec Vallotton, Picard, etc., du nombre de ces profanes qui devaient servir en quelque sorte de trait d'union entre les Pettavellistes et les ouvriers, chez lesquels un groupement composé exclusivement d'homme venant de l'Union chrétienne, aurait pu éveiller des méfiances. Pour ma part, j'étais confiant ; je voyais d'un bon œil la constitution d'un groupe d'études, et l'arrivée des jeunes que Naine avait amenés à sa suite m'avait rempli de joie, attendu qu'avec le concours de ces nouveaux éléments je nourrissais l'espoir que, lorsqu'ils seraient bien orientés en matière de doctrine et de tactique, nous pourrions renouer la tradition créée autrefois par la Fédération jurassienne. Mais il est évident qu'il fallait commencer par inculquer aux néophytes l'idée objective du socialisme, il fallait faire ce qui avait été négligé jusqu'alors aussi bien par Biolley que par Coullery. Il fallait s'efforcer, au moyen d'une sorte d'école mutuelle d'enseignement socialiste, de former une élite pour faire la propagande des principes dans les divers milieux où s'agitait la question de l'antagonisme du travail et du capital. Je dois reconnaître que le groupe de la Jeunesse socialiste, pendant un certain temps, s'y employa de son mieux ; il se réunissait tous les vendredis pour étudier en commun tout ce qui se rapportait aux doctrines socialistes, à leurs origines, aux diverses écoles, aux solutions et aux méthodes d'action préconisées par les précurseurs. Mais la tendance qui prévalut, aussitôt après une revue sommaire générale des différents systèmes, fut d'adopter de préférence le point de vue des chefs du socialisme autoritaire ou marxiste ; les idées libertaires rencontrèrent peu d'échos dans ce milieu ; pourtant quelques jeunes gens, et non pas les moindres, surtout au moral, épousèrent plutôt les idées formulées par les précurseurs et les continuateurs de la doctrine anarchiste.

La méthode de travail adoptée au sein de la Jeunesse socialiste consistait en des lectures en commun ; souvent, au cours de ces lectures, surgissaient des discussions qui amenaient des commentaires très utiles pour aider les auditeurs à comprendre la pensée des auteurs et pour développer leur esprit critique. Les auteurs consultés furent Marx dans son Manifeste communiste de 1847, Laveleye dans son Histoire du socialisme ; parmi les contemporains, Jaurès et Vandervelde entre autres eurent l'honneur de retenir l'attention des membres assidus aux réunions, dont plusieurs, je dois le reconnaître, ne se contentaient pas des lectures et des discussions dans nos séances, et se constituaient des petites bibliothèques privées dans lesquelles ils puisaient un complément d'instruction sur les sujets traités et discutés en commun. Pour aider à la formation de ces bibliothèques individuelles, le groupe avait institué, au moyen des cotisations des adhérents, un service de librairie ; ce service était chargé d'acheter les livres et les brochures aux pris de faveur consentis par les éditeurs aux libraires ; livres et brochures étaient revendus au prix de revient. Outre les écrits traitant exclusivement des sujets socialistes, on crut avec raison que pour aider à former l'esprit critique, la possession de notices d'économie politique était indispensable. Pour acquérir ces notions, c'est dans les Principes de l'Economie politique de Gide que l'on puisa. Cette méthode de travail rendit de vrais services à ceux qui eurent la patience et la ténacité nécessaire pour la poursuivre durant les deux ou trois années de sa mise en œuvre.

Au cours de cette période, les réunions étaient fréquentées par un noyau régulier et assidu ; souvent y assistaient des auditeurs et des auditrices qui n'étaient pas membres du groupe ; on avait pour habitude de ne repousser personne ; les séances avaient fini par prendre un caractère public, le nombre d'assistants n'était limité que par l'exiguïté de la salle. Comme institution pratique de propagande, on avait greffé sur le groupe de la Jeunesse une Société d'édition et de propagande socialiste ; c'est cette société qui éditait le journal la Sentinelle, l'organe du parti prétendu socialiste ; à l'occasion, elle éditait aussi une brochure écrite par un membre ou même par un auteur du dehors.

La plupart des membres de la Société d'édition étaient en même temps membres du groupe de la Jeunesse ; mais, comme il était naturel, pour élargir l'accès à la participation à une société qui éditait le journal du parti, de même que pour augmenter la force numérique et matérielle de la société, on avait fait appel au concours d'hommes qui ne prenaient d'autre part à l'œuvre que la contribution aux charges financières et l'assistance aux assemblées administratives où étaient discutés surtout les intérêts du journal.

Une fois que les plus instruits et les plus doués se sentirent prêts à aborder la tribune, on saisit les occasions favorables pour entreprendre des manifestations populaires émanant de l'initiative du groupe de la Jeunesse socialiste. Dans les manifestations sur la place publique, c'était ordinairement Naine qui était le porte-parole des initiateurs. Des conférences provoquées soit par des faits d'actualité, soit par le besoin de porter devant le grand public l'un ou l'autre des sujets théoriques, furent également faites fréquemment ; comme orateurs pour exposer les sujets choisis, quand on n'avait pas recours à Naine, on faisait venir un conférencier du dehors. Bref, pendant toute une période, le groupe de la Jeunesse socialiste dépensa une activité qui attira sur lui l'attention publique, et particulièrement sur ceux qui étaient chargés de parler en son nom, par exemple Naine et l'instituteur Paul Graber.

Alors que les Pettavellistes s'efforçaient d'occuper le premier plan, en poussan tà l'examen théorique des questions, dans un milieu restreint où les leurs étaientles plus nombreux, afin de former une sorte d'Etat-major destiné plus tard à prendre la tête du mouvement ouvrier dans le canton de Neuchâtel et plus particulièrement à la Chaux-de-Fonds, que faisaient les hommes de l'ancienne coterie de Biolley, dont Schweitzer était devenu le successeur ? Schweitzer, Daum, Schelling, Schaad et Grellet, pour ne parler que des plus en vue parmi ceux des députés ayant naguère marché à la remorque de Biolley, affectaient à l'égard du groupe de la Jeunesse socialiste et de son œuvre une parfaite indifférence ; ils se cantonnaient dans la continuation de leur ancienne routine, consistant à tirer quelques vulgaires ficelles auxquelles ils attribuaient des vertus infaillibles pour prendre dans leurs filets les électeurs à la veille des scrutins. Tout leur socialisme consistait à s'ingénier à imaginer des moyens plus ou moins adroits pour se faire nommer députés afin de pouvoir continuer à aller jouer un rôle de figurants au Grand-Conseil. En attendant mieux, cela satisfaisait leur vanité ; et plus tard, qui sait ? en se mettant ainsi en évidence on pourrait peut-être arriver à remplir un emploi assez lucratif dans une officine de police plus ou moins déguisée. De pareilles choses étaient arrivées ailleurs, pourquoi ne seraient-elles pas possibles à la Chaux-de-Fonds.

A ceux qui, de près ou de loin, ont pris ou prennent une part dans le travail de propagande et de diffusion des idées socialistes parmi les ouvriers, je veux me permettre une question. Ne vous est-il jamais arrivé, au cours de votre apostolat, d'entrer en contact avec des hommes qui, bien que jouant un certain rôle, affectent une indifférence parfaite et même du dédain pour tout effort tendant à éclairer leurs frères de classe sur les causes de leur infériorité sociale, causes qui restent un secret pour la catégorie si nombreuse de ceux qui n'étudient ni ne réfléchissent ? Certainement vous avez rencontré de ces êtres stupides et suffisants, à l'intelligence bornée et obtuse, par qui tout travail dans le domaine connu et à connaître, pour expliquer les causes cachées des faits tangibles. Ils sont rebelles à toute étude d'une œuvre théorique d'un auteur compétent, sur un sujet spécial ou sur une question générale, qui pourrait les aider à se former une opinion raisonnée sur l'une ou l'autre des questions agitées. Tout raisonnement philosophique sur des doctrines et des théories qui forment la base des possibilités pratiques est considérée par eux comme inutiles, bon tout au plus à occuper le cerveau d'un rêveur privé du sens des réalités. Parce que leur paresse cérébrale les rend inaptes à saisir l'enchaînement qui existe entre les choses apparentes et leurs cause, leur intelligence se dépense uniquement sur des questions terre à terre et de surface. Jamais ils ne font aucun effort pour tâcher d'atteindre le fond des problèmes. La différence intellectuelle entre eux et la masse, qui ne s'occupe de rien d'autre, dans sa participation à un mouvement populaire, que de suivre moutonnièrement des chefs de file, est presque nulle. Et pourtant que de suffisance on peut lire dans l'expression de leur physionomie ! Ils ont l'air de dire à ceux qui souvent sont tourmentés et angoissés par le souci de la recherche de la vérité : « Vous vous torturez les méninges parce que vous n'êtes pas doués de sens pratique ; nous ne sommes pas, nous, des hommes que des préoccupations abstraites peuvent faire hésiter, parce que nous sommes pratiques ; et nous sommes pratiques parce que nous connaissons ce qui vous échappe à vous, la composition de la pâte que nous pétrissons ; nous connaissons les ouvriers, nous les voyons tels qu'ils sont ».

C'est ce sentiment de suffisance et cet éloignement pour l'étude des problèmes théoriques qui dominait chez les disciples de Biolley à l'époque de la fondation de la Jeunesse socialiste. Pour être juste, je dois faire une exception en faveur de Robert-Waelti ; celui-ci, quoique ne fréquentant pas les réunions de discussion, étant quand même un chercheur et un raisonneur. Mais quant aux autres, Schweitzer en tête, leurs allures disaient bien que leur abstention de toute critique contre ce qui se ferait dans le groupe de la Jeunesse socialiste, et leur bienveillance affectée à son égard, étaient l'effet du scepticisme et d'un calcul pour ne blesser ni les goûts juvéniles, ni les susceptibilités d'écoliers qui leur apportaient tout de même un sérieux renfort, puisqu'ils se chargeaient de la rédaction et de l'administration de la Sentinelle et de l'agitation en faveur du parti, faisant ainsi une réclame dont ces vétérans pensaient bien être les premiers à profiter en leur qualité de membres de la vieille garde. Ils étaient d'autant plus fondés à s'endormir dans cette espérance, que les Pettavellistes, pendant la première période de leur pénétration dans le mouvement, se comportaient comme des hommes pleins d'abnégation, de désintéressement et de modestie. Pour mieux faire prendre le change à ceux dont ils croyaient nécessaire d'endormir momentanément la vigilance, ils affectaient de n'être préoccupés que de l'unique souci de répandre des idées dans les cervelles ouvrières, afin de les réveiller et d'y faire pénétrer la lumière nécessaire. Leur concours dans l'œuvre du mouvement ouvrier n'avait en apparence pas d'autres stimulant que leur amour pour le progrès des principes socialistes et leur sympathie pour l'amélioration du sort des déshérités.

Dans le domaine électoral, par exemple, ne les voyait-on pas pratiquer une réserve plutôt effacée, et pousser en avant des hommes dont ils prônaient publiquement les vertus et les qualités transcendantes, pour représenter et défendre les intérêts des ouvriers dans les conseils de la nation ? Ne les avons-nous pas vus mettre à plusieurs reprises leurs plumes et leur parole au service de la candidature de Schweitzer au Conseil national, se donnant ainsi l'apparence, devant le public, de ne s'interposer qu'au profit des autres,ne briguant aucun honneur et aucun avantage pour eux-mêmes ? Mais certainement ils ont pratiqué la méthode de pousser en avant des polichinelles, des hommes de paille, afin de tâter le pouls aux électeurs et d'essayer, sur un nom choisi en dehors de leur clan, les chances des candidats présentés sous leur patronage, se réservant, plus tard, après expérience faite, quand les chances de réussite se seraient améliorées et qu'ils pourraient compter sur un succès à peu près certain, de mettre au rancart ceux dont on se serait servi.

Schweitzer a fait la dure et humiliante expérience de ce que lui a coûté l'hypocrisie de son alliance avec les Pettavellistes ; car de part et d'autre, entre les hommes qui suivent Schweitzer et ceux qui suivent Naine, l'alliance n'a jamais été qu'une odieuse hypocrisie pratiquée sur le dos du préjugé populaire que la classe ouvrière a pour devoir de faire de la politique. Schweitzer et ses amis comptaient bien se servir du concours des Pettavellistes pour leur profit, et ils croyaient avoir un droit de priorité ; ceux-ci, de leur côté, n'avaient pas d'autre visée que de supplanter les premiers, auxquels ils avaient dû s'allier afin de pouvoir s'introduire dans le Parti socialiste neuchâtelois.

Les Pettavellistes dans le mouvement coopératif

Je me souviens que le mouvement coopératif à la Chaux-de-Fonds a commencé aux environs de 1885, par la fondation de ce qui est actuellement la Société de consommation ; elle avait été fondée par quelques ouvriers habitant le quartier de l'Abeille. Les débuts furent fort modestes.

Les fondateurs s'étaient associés entre quelques-uns pour acheter en gros des pommes de terre à l'époque de la mise en cave : ils avaient offert au public l'avantage de s'approvisionner à meilleur compte que chez les commerçants ; leur initiative eut un véritable succès. Les amateurs accoururent en foule, si bien que cet essai d'achat des marchandises en commun démontra la possibilité de créer à la Chaux-de-Fonds une société qui prit le nom de Société de consommation. Le fonds initial nécessaire fut réuni par une émission d'actions (je ne me souviens plus de leur valeur), et l'engouement pour l'institution gagna une forte fraction de la population ouvrière, surtout dans le quartier où elle avait commencé. Au début, la Société ne possédait pas de magasin propre dit, ses marchandises étaient en dépôt au domicile d'un membre de la Société, on ne pouvait aller s'approvisionner qu'à certains jours et à certaines heures ; les demandes de marchandises augmentant, le petit capital actions devint rapidement insuffisant pour la constitution d'un stock. Les administrateurs eurent alors l'idée de faire appel à l'emprunt chez un banquier ; ils réussirent, mais sous la réserve que le prêteur contrôlerait les opérations de la Société ; c'était introduire l'élément bourgeois dans une entreprise créée pour et par les ouvriers ; peu à peu l'élément ouvrier fut éliminé de l'administration, les actions passèrent aux mains de capitalistes bourgeois, qui en firent une affaire de spéculation au profit des propriétaires des actions ; de sorte qu'aujourd'hui, en monopolisant dans une large mesure le commerce des marchandises d'alimentation, la Société est devenue assez prospère pour pouvoir distribuer des dividendes appréciables à ses actionnaires et à ses clients.

Plus tard, dans un moment où la corporation des patrons boulangers prélevait des bénéfices jugés excessifs sur la fourniture du pain aux consommateurs, il se fonda à la Chaux-de-Fonds une boulangerie coopérative pour maintenir le prix du pain à un taux non abusif. Je ne pourrais dire à quelle époque ni par qui cette entreprise fut commencée ; ce que je sais, c'est qu'en 1900, après quatorze ans d'absence, je la trouvai aux mains de gens appartenant à la coterie qui avait à sa tête Schweitzer comme chef de file. Je sais aussi qu'après des hauts et des bas, la boulangerie coopérative traversait une crise lors de la prise de contact des Pettavellistes avec le mouvement ouvrier ; son débit était insuffisant et son administration était défectueuse, bien que le comité qui en était chargé se dépensât avec zèle et persévérance pour la maintenir et la faire prospérer. Il paraît que c'est surtout la direction de la partie commerciale qui pêchait ; on se plaignait, de plus, de la qualité du pain et de la panification ; bref, l'affaire ne marchait plus à la satisfaction des éléments intéressés à son existence.

La situation était favorable pour des sauveurs. Le concours des Pettavellistes, dont plusieurs furent admis dans le comité, avec Maurice Maire (8) comme comptable, fut considéré comme de nature à contribuer au relèvement des affaires. En effet, la direction commerciale, de même que la direction de la fabrique, entre les mains de Maire, s'améliorèrent, la confiance revint, les consommateurs augmentèrent ; l'administrateur, qui d'abord ne donnait qu'une partie de son temps à ses fonctions, put être rétribué de façon à pouvoir se consacrer entièrement à l'œuvre, et, comme il appartenait à la coterie des Pettavellistes, c'était la boulangerie tombée entre leurs mains. A partir de ce moment, on fit une réclame méthodique pour amener de nouveaux clients : on fit faire des démarches à domicile dans les familles pour les engager à prendre leur pain à la coopérative en invoquant le devoir des ouvriers, de tous les ouvrier, de contribuer au maintien et au développement des œuvres créées par les gens de leur classe ; on se servit de la presse pour faire appel au devoir de solidarité contre l'esprit de lucre des patrons boulangers. On fit circuler journellement dans les rues de la ville, peinte en grosses lettres sur la voiture servant à distribuer le pain à domicile, cette formule destinée à provoquer la réflexion et les commentaires en faveur de la pratique de la coopération : « Bien comprise, la coopération, c'est l'émancipation ». Bien comprise est assez vague ; mais enfin une semblable réclame a son utilité pour attirer l'acheteur ; si ce n'était pas le cas, on ne comprendrait guère pourquoi tous les commerçants usent du procédé en y consacrant des sommes fabuleuses. Enfin, entre les mains des Pettavellistes, la boulangerie se releva et se développa si bien, qu'aujourd'hui elle est, d'après ce qu'on dit, montée sur un pied qui peut supporter la comparaison avec n'importe quelle entreprise de ce genre. Ce résultat valut, à ceux dont il était en grande partie, un succès de popularité dont les effets devaient se faire sentir dans les moments d'élections.

L'extension prise par une entreprise coopérative d'épicerie, qui s'appela d'abord la « Ménagère », et aujourd'hui s'appelle la « Coopérative des syndicats », est venue s'ajouter au succès de la boulangerie pour montrer les Pettavellistes comme des hommes d'une compétence notable en matière d'administration d'affaires collectives. La Ménagère faisait des achats d'épicerie en demi-gros qu'elle revendait ensuite au détail à ses membres et même à des consommateurs qui n'étaient pas membres de la Société. Pendant une période assez longue, à ses débuts, elle n'avait pas de magasin, elle tenait ses marchandises dans les locaux du Cercle ouvrier ; je ne sais si le Cercle faisait payer ou non une location aux coopérateurs. Quoiqu'il en soit, les gens qui administraient l'institution se réunissaient tous les samedis soir pour faire le service de la vente ; on ne pouvait s'approvisionner à la Ménagère qu'une fois par semaine. Au moment des approvisionnements d'automne pour l'hiver, la Ménagère achetait par wagons des pommes de terre et divers fruits qu'elle distribuait à des coopérateurs inscrits à l'avance et qui, comme garantie du paiement de leurs achats, versaient hebdomadairement des cotisations durant toute l'année. Quand sur ses achats en gros il lui restait des reliquats de marchandises, alors les acheteurs étaient admis à s'approvisionner au stock de la Société sans en faire partie.

Je ne me rappelle plus comment le capital de l'entreprise avait été formé, mais je pense que c'était par une émission d'actions d'une minime valeur ; je crois que le capital social s'augmentait par un léger bénéfice sur le prix des marchandises. Avec leurs opérations hebdomadaires et de saison, les gens de la Ménagère étaient arrivés à grouper, après un certain temps, un nombre de consommateurs réguliers, assez grand pour lui permettre de risquer les chances de l'ouverture d'un magasin ; celui-ci fut installé rue de la Serre, 43, et ce fut Daum qui le desservit. La décision de l'ouverture d'un magasin par la Ménagère coïncidait avec le moment où les Pettavellistes étaient descendus de Beau-Site pour prendre contact avec le mouvement ouvrier en fréquentant le Cercle ouvrier. L'ouverture du magasin, sans nécessité précisément une réorganisation, exigeait néanmoins un nouveau personnel à adjoindre à l'ancien pour aider à administrer une entreprise dorénavant plus étendue et plus compliquée. Dans le personnel nouveau ainsi introduit se rencontrèrent des Pettavellistes, entre autres leur plus bel échantillon, Charles Franck.

Mais malgré le renfort et la réclame au sein de la classe ouvrière, l'affaire boitait, les consommateurs, dans leur grande masse, restaient fidèles par habitude et par intérêt à l'ancienne Société de consommation. Le comité avait beau, dans les assemblées générales fréquentes qu'il convoquait, faire le rappel des clients, ceux-ci n'affluaient pas ; si on voulait éviter un naufrage, il fallait aviser. On eut alors l'idée de faire appel au concours des syndicats professionnels, qui voulurent bien recommander à leurs adhérents de se servir de préférence dans le nouveau magasin coopératif fondé en-dehors de la Société de consommation ; en outre les syndicats avaient consenti des prêts d'argent pour que la Ménagère pût augmenter son stock et étendre ses opérations. Mais les syndicats, en échange de leur appui, avaient exigé que la Société changeât de nom et qu'elle s'appelât dorénavant « Coopérative des Syndicats ». C'est ainsi que naquit l'institution de consommation qui a ouvert des magasins d'épicerie dans plusieurs quartiers de la Chaux-de-Fonds à l'enseigne : Coopérative des syndicats.

Avant et encore pendant un certain temps après l'intervention des syndicats, les affaires étaient gérées par un comité dont les membres se partageaient les divers services administratifs. Mais le moment était venu où les opérations augmentant et se compliquant, la nécessité de nommer un gérant rétribué, de façon qu'il pût se consacrer entièrement aux affaires de la Coopérative, s'imposa : ce fut Francis Barbier qui fut désigné pour ce poste. Francis Barbier à la tête de l'entreprise, c'était la direction aux mains des Pettavellistes, d'autant plus que dans le comité il y en avait d'autres de son clan. Quand plus tard la boulangerie et l'épicerie fusionnèrent, avec Maire et Barbier à la gérance, ce fut tout le mouvement coopératif ouvrier entre les mains des Pettavellistes.

Oh ! je sais que l'on criera à l'exagération, on dira qu'il y a dans le comité des hommes choisis en dehors de la coterie de Beau-Site, et que l'influence de ceux-là peut contrebalancer celle des autres pour le cas où elle tendrait à devenir exclusive. Eh bien, je réponds qu'ordinairement dans ces sortes d'affaires la gérance exerce un pouvoir en quelque sorte dictatorial, et que les comités ne sont guère là que pour tempérer la responsabilité de la gérance devant les assemblées générales.

On sait que ce qui décide une assemblée dans ses chefs pour composer un comité, c'est l'impression que produisent les plus loquaces, ceux qui, en apparence, sont doués d'initiative. Elle adjoint à ceux-ci, pour compléter le nombre prescrit, des hommes choisis au hasard parmi ceux qui veulent bien se laisser nommer ; ces derniers sont ordinairement des non-valeurs au point de vue de l'intelligence et du caractère ; ils appartiennent à la nombreuse catégorie de ceux qui, dans les comités, ne jouent pas d'autre rôle que d'opiner du bonnet et d'être toujours de l'avis de Monsieur le Maire ; en un mot, dans un groupe chargé de mener une affaire, ils jouent le rôle de figurants. Dans l'administration des sociétés coopératives, cet élément docile se rencontre encore plus qu'ailleurs, parce que, pourvu que les affaires soient menées de manière à donner un avantage réel ou apparent, tout est pour le mieux. Comme la preuve de la bonne ou mauvaise marche de l'affaire est exprimée par des chiffres représentant des sommes d'argent, il suffit que ces chiffres soient avantageux au point de vue du bénéfice financier pour que les membres des comités et les participants aux assemblées générales soient dans la jubilation. Pour eux, toute question des tendances et de l'esprit selon lesquels s'oriente l'œuvre collective est voilée, si bien que les meneurs peuvent tabler sur l'adhésion tacite et même sur l'approbation réelle du gros monceau s'ils veulent lui faire prendre une direction profitable à leurs visées personnelles ; c'est ainsi que les Pettavellistes peuvent invoquer en faveur de leurs hommes le crédit dont jouit l'idée coopérative dans la classe ouvrière des montagnes neuchâteloises.

Au surplus, pour montrer que je ne suis pas le seul de mon avis, je peux l'appuyer sur le témoignage du gérant d'une coopérative dans une localité voisine. Lors de la nomination de Barbier, j'eus l'occasion de demander à ce gérant son avis relativement aux difficultés qui, pour un gérant, résultent du contrôle souvent méticuleux d'un comité avec lequel il doit travailler. « Un comité, me dit-il, ce n'est rien ; si le gérant sait s'y prendre, il peut faire tout ce qu'il veut sans rencontrer d'obstacle de la part de ceux dont il est censé être le subordonné ». Je suis bien certain que dans l'administration de la Coopérative des Syndicats, Maire et Barbier, appuyés sur les Pettavellistes membres du Comité, font et feront de l'entreprise ce qu'ils voudront, et que mon affirmation que cette affaire est gérée exclusivement par et sous l'influence des hommes de leur secte est parfaitement fondée.

Pour en finir avec les agissements des Pettavellistes dans le mouvement coopératif, il faut que je parle de la « Librairie coopérative », qui s'appela d'abord « Librairie du Peuple » (9). Celle-ci fut une création exclusivement pettavelliste ; elle est sortie du service de librairie du groupe de la Jeunesse socialiste. Ce service, fondé sur l'initiative de Naine, avait toujours été administré par l'un ou l'autre des néophytes venus dans le mouvement à sa suite. En dernier lieu, avant qu'il se transformât en Librairie du Peuple, il était entre les mains de Paul Bonjour. Celui-ci, dans son zèle de propagandiste par la brochure et le livre, lui avait donné un développement qu'aucun autre administrateur ne lui avait encore fait prendre. Il se mit en relation avec des éditeurs et des grandes maisons de librairie pour approvisionner et augmenter son stock de livres et de brochures aux meilleures conditions. En même temps, il dépensait beaucoup d'activité pour attirer les lecteurs ; ses efforts furent si bien récompensés qu'au bout d'un certain temps la clientèle du service de librairie était suffisante pour que ce service eût en magasin, soit en dépôt, soit en marchandises payées d'avance, un stock relativement important.

Les résultats obtenus par Bonjour firent naître l'idée qu'en ajoutant à la librairie la papeterie, la maroquinerie et d'autres articles encore, il serait possible d'ouvrir un magasin prospère. Le service de librairie n'était qu'une branche de la Société d'édition et de propagande, et c'est celle-ci qui devenait par droit d'héritage le propriétaire de la Librairie du Peuple. Seulement, la Société d'édition ne possédait pas d'argent pour garantir un magasin de marchandises ; on eut recours à l'emprunt chez des particuliers sympathiques au nombre desquels on put compter le pasteur Pettavel. Ce fut Bonjour qui, naturellement, devint le gérant et l'administrateur ; on lui adjoignit, pour le service du magasin, une demoiselle qui, par la suite, devint sa belle-sœur. Mais, malgré tous les soins qu'y apportait l'administrateur, l'affaire ne marchait pas, financièrement parlant ; elle était en déficit. On en attribua en partie la cause à l'administration et au service du magasin. Bonjour, qui était dans tout cela un homme sincère, désintéressé et dévoué, n'avait vu autre chose dans l'œuvre que l'augmentation de la puissance d'action en faveur de la propagande socialiste ; il combinait ses achats le mieux possible pour atteindre le but, aussi voyait-on en devanture, bien en évidence, les ouvrages des auteurs socialistes et révolutionnaires en renom. Ces exhibitions montraient clairement que celui qui les faisait entendait donner à l'œuvre une tendance répondant au but avoué par les principaux intéressés. On n'osa pas immédiatement, du côté pettavelliste, faire grief à Bonjour du caractère de la littérature introduite dans le magasins, parce qu'il en avait été la cheville ouvrière et que sans lui la Librairie du Peuple n'aurait pas vu le jour. En outre, Bonjour appartenait à la coterie venue à la suite de Naine ; on croyait en conséquence devoir, au moins en apparence, user de ménagements pour lui faire comprendre qu'entre malins poursuivant un but inavoué, sous un faux prétexte, il y a des choses que l'on fait sans qu'on vous les commande, sans qu'on vous les conseille autrement que par forme d'insinuations, tellement le but secret que l'on se propose et les moyens qu'on y emploie révolteraient les sentiments de sincérité et de loyauté de ceux dont on doit solliciter le concours pour réussir.

Bonjour était l'homme le moins fait pour jouer un rôle équivoque. Il avait débuté, comme les autres Pettavellistes, dans la secte de l'Union chrétienne, où il pensait trouver toute la nourriture intellectuelle et morale dont il avait besoin. Dans ce milieu, il avait apporté son caractère tout d'une pièce, droit et loyal. Quand, à la suite de ses amis chrétiens, il prit contact avec le mouvement socialiste, ce fut avec la même franchise que, après avoir examiné la situation, il embrassa la cause des déshérités. Dans son apostolat en faveur des idées socialistes et révolutionnaires qu'il avait épousées, il n'apportait nulle ruse, nulle diplomatie ; il avait évolué, et désormais il était gagné au mouvement prolétarien anti-bourgeois, dans lequel il s'était lancé sans y chercher autre chose que la satisfaction du devoir à accomplir envers ce qui nous apparaît comme juste et vrai.

Mais le pauvre garçon allait apprendre à ses dépens ce qu'il en coûte d'être sincère en compagnie de fourbes qui ont décidé de faire de vous un instrument. L'évolution des idées, chez Bonjour, dans un sens sympathique au côté révolutionnaire du socialisme, sa loyauté et son indépendance de caractère, devaient promptement lui aliéner et lui valoir le retrait de la confiance de ses anciens coreligionnaires, qui entendaient se servir du mouvement ouvrier comme d'un tremplin pour escalader le pouvoir politique. Lorsque les Pettavellistes se furent rendus compte que c'était peine perdue que d'espérer faire de Bonjour un instrument docile pour les aider à employer la librairie comme un levier destiné à agir sur l'opinion publique dans le sens voulu par eux, comme moyen d'action pour faire circuler dans la population de la Chaux-de-Fonds une littérature tendant à y cultiver exclusivement l'esprit soi-disant socialiste des charlatans politiciens, ils décidèrent de le débarquer.

Mais l'attaquer en face, en lui disant qu'il n'entendait rien aux roueries qui vont de soi, qui ne s'enseignent pas mais qui se comprennent entre gens auxquels les sous-entendus suffisent, n'était pas possible : ç'aurait été montrer ouvertement leurs visées jésuitiques, et il est toujours dangereux de se découvrir quand on vise un but inavouable et inavoué à l'aide de manœuvres tortueuses. Les moyens qu'emploient les Pettavellistes pour subjuguer la foule et s'assurer son concours consistent dans l'exploitation et la création des malentendus, des sophismes et des subtilités, tout en jouant la comédie de la conviction, de la sincérité et de l'abnégation. Pour débarquer Bonjour et sa belle-sœur, qui tous deux n'étaient plus considérés comme étant à la dévotion des Pettavellistes, on leur chercha une querelle d'Allemand. Le prétexte se présenta de lui-même. La Librairie du Peuple ne donnait pas des résultats financiers satisfaisants, elle était en déficit. Les causes de la situation mauvaise, selon les Pettavellistes marquants comme Naine et Franck, résidaient entre autres dans la façon d'être de la personne qui secondait Bonjour dans le service de vente.

Cette personne, qui était, comme je l'ai dit, devenue la belle-sœur de Bonjour, était accusée principalement de manquer de grâce envers la clientèle ; on me dit, à l'époque, qu'en effet, elle avait avoué avoir manqué de gentillesse envers certains clients par trop assidus dans le magasin. On ajoutait qu'elle manquait de connaissances littéraires pour aider les clients et clientes dans le choix de leurs achats.

Naturellement Bonjour, qui se sentait atteint indirectement dans la personne de sa belle-sœur, se récria et s'efforça de faire ressortir l'erreur et le grotesque des griefs invoqués contre son administration.

L'injustice et l'absurdité des reproches adressés à la belle-sœur de Bonjour indignèrent tellement les clients impartiaux, que, lorsqu'ils les connurent, ils protestèrent en signant un document qui demandait le maintien de l'inculpée comme vendeuse dans le magasin. Ni les protestations de Bonjour, ni la protestation collective des clients sans parti pris, n'eurent aucun effet. Bonjour et sa belle-sœur durent déguerpir. Bonjour fut remplacé par Mlle Naine, piétiste pratiquante, sœur de Charles Naine, et d'autres demoiselles inféodées aux mômiers prirent la place de sa belle-sœur.

A partir de ce changement, l'exposition des œuvres socialistes en devanture fit place à l'exposition d'œuvres d'un caractère clérical et politicien ; on prit soin d'éliminer, dans le stock de marchandises, ce qui était de nature à effaroucher les préjugés des bourgeois en matière de socialisme. Pour se concilier encore mieux les sympathies de ceux qui peuvent s'accommoder de l'existence d'un parti politique concurrent des partis bourgeois avec l'étiquette socialiste, on procéda à une refonte de la Société de laquelle était sortie la Librairie du Peuple ; on imagina de créer une nouvelle société sous la dénomination de « Librairie coopérative ». Pouvait entrer dans le nouveau groupement tout citoyen qui prendrait une action de l'infime valeur d'un franc. Cette transformation devait amener quelques nouveaux affiliés, recrutés parmi les boudeurs des partis bourgeois, mais qui jusqu'alors n'avaient rien fait pour sortir de la pénombre au sein de laquelle ils se tenaient prudemment cois. C'était du renfort comme clients et aussi, sans doute, comme bailleurs de fonds à l'occasion.

On avait bien pensé un moment à fusionner la Librairie coopérative avec la Coopérative des Syndicats, comme on l'avait fait pour la boulangerie, afin que le déficit résultat de l'entreprise de librairie fût couvert par le bénéfice réalisé sur la vente des marchandises de consommation. Mais cette idée resta à l'état de projet : on eut peur que les coopérateurs, dont il fallait ménager les susceptibilités, ne s'aperçussent que sous prétexte de concentrer toutes les entreprises de coopération, on voulait tirer de leur poche l'argent nécessaire au déficit d'une œuvre pour l'érection de laquelle ils n'avaient pas été consultés et à laquelle on ne leur aurait demandé de s'associer que parce qu'elle était devenue onéreuse pour ses fondateurs. On peut bien user de la confiance de la masse, mais il faut manœuvrer de façon à lui cacher l'abus qu'on en fait ; sans cela, aussitôt que la trame ourdie devient visible à ses yeux qu'on croyait aveugles, cette masse devient méfiance et retire sa confiance à ceux qui en ont abusé. Un semblable retrait, pour des politiciens, est chose grave : les Pettavellistes l'ont compris, c'est ce qui les a fait reculer dans leur velléités d'user de leur influence pour proposer la fusion de la Librairie avec la Coopérative des syndicats.

Les Pettavellistes dans le mouvement syndical

A l'époque où les Pettavellistes entrèrent en contact avec le mouvement ouvrier, les syndicats ne faisaient pas beaucoup parler d'eux. Ils traversaient une période de marasme, due en grande partie à la disparition d'une fédération générale des groupements corporatifs connue sous le nom de Fédération ouvrière horlogère. Celle-ci s'était dissoute à la suite d'une grève appelée, dans l'histoire des conflits horlogers, la grève du Leberberg, dans le canton de Soleure. Cette grève, dans laquelle fut engagée une forte fraction des horlogers de Granges et de Bettlach, avait mis à contribution dans une large mesure les caisses des corporations adhérentes à la Fédération, pour soutenir un conflit dont les motifs étaient en somme futiles. La corporation des monteurs de boîtes surtout, qui avait à sa tête Emile Robert de la Chaux-de-Fonds, se plaignit d'avoir été entraînée à verser des sommes importantes pour poursuivre une lutte insensée et sans issue favorable possible. Elle se plaignit même qu'on lui eût soutiré de l'argent en employant des manœuvres trompeuses.

Les hommes qu'on accusait comme responsables de cette malheureuse affaire, c'était les membres du comité directeur de la Fédération, particulièrement Arnold Calame, André Pessionni, et Reimann, aujourd'hui décédé (dans les fonctions de maire de Bienne). Je n'ai pas à rechercher ici le bien-fondé de ces accusations ; je constate seulement les récriminations dont elles furent le sujet entraînèrent la disparition de l'organisation générale des horlogers.

Après cela, les corporations qui en avaient fait partie vécurent pendant plusieurs années séparément, sans autre lien commun que des réunions irrégulières des comités centraux corporatifs, convoquées sur l'initiative de l'un ou de l'autre en vue d'examiner dans quelle mesure ils pourraient se prêter aide et protection en cas de besoin. Le plus souvent, c'était la nécessité d'assurer les intérêts rédactionnels et matériels du journal la Solidarité horlogère qui servait de prétexte à la convocation de ces réunions, et l'initiative partait ordinairement de la coterie Reimann, Ryser et Cie, de Bienne, je dirai plus loin pourquoi. Cette coterie, après un certain temps de pratique de cette méthode d'entente occasionnelle, s'était fait désigner pour composer un bureau spécial, chargé de réunir les comités centraux quand il en reconnaîtrait l'utilité. En constituant ce bureau, ces messieurs préparaient déjà la reconstruction de l'organisation que la grève du Leberberg avait fait sombrer.

Après plusieurs années, quand ils pensèrent que les mauvais souvenirs qu'avait laissés la défaite essuyée dans le canton de Soleure étaient suffisamment effacés dans les esprits, Ryser et Reimann se risquèrent à proposer la reconstitution de l'ancienne Fédération des ouvriers horlogers, sous la dénomination d'« Union générale ». Le temps avait en partie eu raison des vieilles récriminations qu'on n'entendait plus proférer que comme un lointain écho. En outre, le personnel dirigeant des organisations ayant fait partie de la première organisation générale des horlogers, dans plusieurs de celles-ci, n'était plus le même qu'à l'époque du naufrage du Leberberg. C'était le cas, en particulier, chez les monteurs de boîtes, où Emile Robert avait été remplacé par Grospierre, du Locle ; on se trouvait donc en face d'hommes en partie nouveaux et d'un apaisement dans les esprits. On eut soin, dans l'initiative de reconstitution (10), de laisser en dehors, au moins ostensiblement, les deux hommes sur qui l'on faisait peser la responsabilités des mauvaises affaires du passé, c'est-à-dire Calame et Pessionni. Pour récompenser le premier d'avoir conduit à sa ruine l'organisation des horlogers, on créa dans la Fédération suisse des syndicats professionnels (Gewerkschaftsbund) un poste de secrétaire permanent dont il devint le titulaire, et où il montra les mêmes aptitudes que dans les groupes de l'industrie de la montre. Aussi, quelques années plus tard, un moment vint où les plaintes contre le secrétaire central se généralisèrent, ce qui devait l'obliger à démissionner pour faire place à Huggler. Quand à Pessionni, on se contenta de le reléguer dans les coulisses.

On pouvait croire que ce qui avait poussé Ryser et Reimann dans leur initiative pur fonder l'Union générale des horlogers, c'était le souci de donner à ceux-ci, par une concentration de leurs groupes corporatifs, une organisation plus apte à mener la lutte contre les patrons. Ce fut bien là le prétexte invoqué pour faire accepter l'idée ; mais la raison secrète de ces messieurs, c'était, par la création de cette centralisation, de motiver la nomination d'un secrétaire permanent. Comme Ryser était le président du bureau spécial des comités centraux, il allait de soi, ce qui eut lieu en effet, qu'il deviendrait le président du bureau directeur de la nouvelle fédération ; et quand le moment serait devenu favorable pour créer le poste de secrétaire, prévu par les statuts, on se proposerait de manœuvrer de façon que Ryser en devint le titulaire. La préoccupation de ces messieurs était de caser Ryser dans un emploi bien rétribué, sans contrôle sérieux de la part des groupes adhérents.

Je dis que l'on se proposait de manœuvrer en faveur de Ryser : c'est que celui-ci avait un concurrent, qui usait de sa situation dans le mouvement syndical horloger pour mettre les chances de son côté. C'était Hoff, qui à ce moment rédigeait la Solidarité horlogère. Ce dernier avait essayé de devancer les deux manitous de Bienne, en déplorant dans le journal l'absence d'un lien commun entre les organisations corporatives ; il s'était offert à en préparer la réalisation en se chargeant, en quelque sorte gratuitement, de centraliser provisoirement tout le travail que nécessitait l'entretien de rapports réguliers pour assurer la vie du journal, et veiller aux autres questions imprévues que faisait surgir la lutte contre le patronat. L'offre de Hoff fut combattue et échoua par suite de l'opposition qu'elle rencontra au sein de la coterie des intrigants biennois ; ils ne voulurent pas permettre à Hoff de se placer au premier rang pour briguer plus tard le poste convoité par Ryser.

L'amorce tendue par les hommes du bureau des comités centraux réussit. L'Union générale fut fondée ; Ryser devint le président du comité directeur, ainsi appelé parce que, pour ces messieurs, aucune organisation ne peut fonctionner sans directeurs omnipotents.

Pourtant, de l'aveu du présomptueux placé à la tête de l'Union générale, jamais elle n'a pu fonctionner régulièrement. Les organisations qu'on avait réussi à circonvenir pour les faire adhérer, n'avaient adhéré qu'avec des arrière-pensées ; la plus puissante d'entre elles, celle des monteurs de boîtes, n'avait donné qu'une adhésion conditionnelle, ne s'engageant que par une espèce de contrat en vertu duquel elle ne verserait annuellement à la caisse qu'une somme fixe et invariable, se réservant en outre de résilier son contrat lorsque cela lui conviendrait. D'autres organisations fraudaient dans l'accomplissement de leurs devoirs, ne payant qu'en partie ce qu'elles devaient ; il n'y eut que les graveurs et guillocheurs qui s'acquittèrent régulièrement. Bref, l'Union générale était une organisation boiteuse, ni son fonctionnement ni l'état de ses finances n'autorisaient son président et ses souteneurs à proposer la création d'un poste de secrétaire permanent ; le temps s'écoulait, M. Ryser se morfondait dans son impatience de lâcher l'outil pour une sinécure, quand le hasard vint lui ouvrir une autre porte.

Son ami et compère Reimann fut élu président de commune à Bienne ; le poste d'adjoint pour la région horlogère au Secrétariat ouvrier suisse, qu'il occupait, devint ainsi vacant ; Ryser postula pour le remplacer ; le maire de Bienne, qui était son obligé, parce que Ryser avait été souvent son grand électeur, mit son influence à son service afin de peser sur le comité central de la Fédération ouvrière suisse (Gewerkschaftsbund), à qui appartient le choix du secrétaire ouvrier suisse et de ses adjoints ; en outre on entreprit dans les organisations professionnelles horlogères une campagne pour qu'elles s'interposassent en faveur de Ryser ; lui-même fit des tournées dans tous les groupes pour implorer leur appui. Au moyen de ces différentes manœuvres, et quoique M. Greulich, chef du Secrétariat ouvrier, l'eût déclaré disqualifié, il l'emporta contre le candidat de celui-ci.

Après être devenu adjoint du secrétaire ouvrier suisse, Ryser resta quand même le président du comité directeur de l'Union générale. Les organisations horlogères continuèrent à le tolérer ; pourtant il y avait incompatibilité, parce qu'en somme on ne sait si ce n'est pas une officine créée et entretenue par le gouvernement pour surveiller ou brider les ouvriers organisés ; mais nos syndiqués horlogers ne sont pas chatouilleux sur la question de savoir si ceux auxquels ils accordent leur confiance occupent ou non des situations incompatibles entre elles.

Pendant tout le temps où ces événements se déroulaient dans notre monde horloger, son organe, la Solidarité horlogère, était entre les mains de Hoff. Ce monsieur était un rédacteur quelconque, duquel on se plaignait assez généralement depuis un certain temps, si bien qu'il n'était plus que toléré en attendant qu'on pût lui trouver un remplaçant. Au même moment avait surgi à la Chaux-de-Fonds un petit organe corporatif appelé l'Ebauche ; c'était le journal d'une organisation récemment fondée parmi les ouvriers et ouvrières en ébauches. Dans l'embarras où ces ouvriers se trouvaient pour faire leur journal, ils demandèrent à Paul Graber de le rédiger, contre paiement bien entendu, parce que ce monsieur ne connaît pas les services gratuits. Paul Graber devenant rédacteur d'un journal corporatif, c'était la pénétration directe des Pettavellistes dans les syndicats des ouvriers de la montre.

Par la rédaction de l'Ebauche, Graber se signala à l'attention du monde horloger ; avant cela, il n'avait guère figuré qu'irrégulièrement dans les séances de la Jeunesse socialiste et aussi quelque peu dans le mouvement politique socialiste neuchâtelois. Quand les réclamations contre le rédacteur Hoff devinrent générales et impérieuses, force fut au comité directeur d'agir pour le remplacer ; c'est alors que Ryser, qui ne savait pas trop où aller pêcher un cuisinier pour la Solidarité horlogère, s'approcha de Graber pour lui offrir la rédaction du journal édité par les syndicats adhérents à l'Union générale.

Une fois le journal aux mains de Graber, les Pettavellistes, par son intermédiaire, devinrent les inspirateurs, c'est-à-dire les directeurs intellectuels et moraux, de tous les hommes qui militent dans nos organisations horlogères ; il n'y eut guère que les graveurs et guillocheurs qui échappèrent à leur patronage. Aussi dès ce moment voit-on Paul Graber, sans doute sur la sollicitation des chefs en renom, Ryser, Grospierre, Wysshaar, Breguet, etc., figurer dans les assemblées générales des syndicats, dans les congrès corporatifs et ceux de l'Union générale, où il n'avait rien à faire, lui qui n'appartient à aucun syndicat. Naturellement, ceux qui l'introduisaient dans les différentes réunions le faisaient pour qu'il y jouât le rôle d'oracle. Oui, on vit ce spectacle humiliant : les représentants officiels de milliers d'ouvriers organisés, au lieu d'être les interprètes des aspirations et des droits de ceux qui les avaient nommés pour remplir ce rôle, marcher bénévolement à la remorque d'un homme recruté en dehors de leurs organisations, auxquelles on faisait payer, bien entendu, les services précieux de l'homme-providence. Paul Graber, dans ces conditions, ne tarda pas à exercer une sorte de dictature dans les syndicats horlogers. Où on le vit le mieux, ce fut lors du choix du secrétaire permanent de l'Union générale, quand les sous-chefs du grand homme, arguant de l'importance de la besogne administrative consentirent à proposer aux sections l'application de l'article des statuts prévoyant la création d'une permanence. A ce moment, Paul Graber avait à caser un propre à rien de frère qui criait famine, un Pettavelliste comme lui. Il fallait absolument trouver un emploi lucratif à la paresse du petit Achille (11), attendu que les métallurgistes, qui l'avaient nourri pendant plusieurs années, en avaient assez. Le grand frère n'eut qu'un signe à faire pour que les Ryser, Grospierre, Wysshaar, Breguet et tutti quanti, se missent à son service pour satisfaire son désir. Ce fait a particulièrement démontré que M. Paul Graber est assez puissant dans nos organisations professionnelles horlogères pour pouvoir y pratiquer le népotisme, c'est-à-dire selon sa volonté mettre entre les mains de ses parents et de ses amis les fonctions lucratives. Il est l'homme omnipotent auquel on ne refuse rien de peur de le blesser, car que feraient sans lui les autres qui émargent au budget de la Fédération industrielle horlogère ?

Comment expliquer qu'un nouveau venu, étranger au milieu ouvrier, ait pu prendre un empire souverain et subordonner à sa volonté des hommes qui affectent, devant leurs commettants, l'indépendance de pensée et de caractère ? La réponse est simple : il n'y en a pas un, parmi les chefs de la Fédération industrielle horlogère, y compris le plus présomptueux, Ryser, qui soit capable de traiter théoriquement, ni par la plume, ni par la parole, les questions générales que soulève le mouvement syndical relativement aux rapports entre le travail et le capital. L'érudition ni la conception d'aucun ne dépassent pas les lieux communs que tout syndiqué d'une intelligence moyenne apprend à rabâcher, après un certain temps, au contact de la routine administrative dans une organisation syndicale.

Pour rédiger un journal corporatif avec quelque compétence, il faut posséder des notions en histoire, et en économie politique, surtout, afin de pouvoir raisonner sur l'origine et l'évolution de nos conditions économiques contemporaines, et en déduire les tendances et le rôle que le mouvement ouvrier doit jouer au milieu du mouvement économique général de la société. Paul Graber est incontestablement plus instruit qu'aucun de ses suiveurs ; dans quelle mesure s'est-il assimilé les différentes théories socialistes et syndicales ? Toujours est-il que sa rédaction a une valeur théorique qu'aucun autre rédacteur n'avait donnée au journal avant lui ; il s'impose en conséquence par une supériorité intellectuelle réelle sur le personnel dirigeant du mouvement syndical horloger. Il y a de plus, pour lui assurer un rôle de premier plan, l'identité de visées individuelles entre les hommes de ce personnel : tous indistinctement n'ont pas d'autre souci que celui de se servir des organisations ouvrières comme d'un tremplin pour grimper et s'embourgeoiser. Cette identité de tendances est la raison pour laquelle ils forment entre eux une sorte d'association de secours mutuels, une sorte de pacte d'alliance en vertu duquel ils s'engagent tacitement à s'entr'aider dans les occasions où l'un ou l'autre pourrait briguer un poste dans les affaires publiques.

Mais il est bien évident que la franchise ne saurait être la base de cette alliance, attendu que l'association est formée d'éléments ayant assez peu d'affinités morales. Tandis que les uns ont des habitudes de tempérance et d'économie, comme les frères Graber, par exemple, et profitent de toutes les occasions pour se faire de l'argent, d'autres, comme Ryser, ont des mœurs plus dissipatrices et mondaines. Entre des hommes si différents de goûts et de tempéraments, je ne crois pas à l'existence de liens bien étroits et sincères ; aussi je conseillerais à ceux d'entre eux pour lesquels les Pettavellistes peuvent ressentir de l'éloignement de se tenir sur leurs gardes : il pourrait leur arriver ce qui est arrivé à Schweitzer, Schelling, Daum, etc., quand on n'aura plus d'intérêt à les ménager.

Les Pettavellistes dans le mouvement politique

Le parti politique connu sous l'étiquette de « Parti socialiste neuchâtelois », à l'instar des partis de même farine existants dans d'autres pays, est organisé de la manière suivante : à sa base il possède des sections dans les localités où il peut recruter des adhérents ; ces sections sont dirigées et administrées par un organisme collectif nommé « Commission politique ». Les sections sont reliées entre elles par un Comité central ou Comité cantonal, nommé par l'une ou l'autre section apte à fournir le personnel nécessaire ; enfin il possède des adhérents individuels disséminés un peu sur toute la surface du canton (**) ; ceux-ci sont rattachés directement au Comité cantonal, parce que dans leur entourage direct ne se rencontrent pas des éléments en nombre suffisant pour former une section. La section la plus influente par la qualité des hommes qui la composent et par sa force numérique est et a toujours été la section de la Chaux-de-Fonds ; en réalité, c'est elle qui mène le parti, attendu que rien ne pourrait être entrepris sans son consentement et encore moins contre sa volonté. Cela veut dire que les hommes qui réussissent à s'emparer de la section de la Chaux-de-Fonds détiennent en même temps la direction du parti dans tout le canton.

Au moment où les Pettavellistes firent leur entrée dans la section de la Chaux-de-Fonds, les affaires n'étaient guère brillantes : le départ de Biolley avait laissé un vide, la publication du journal était menacée, il y avait des dettes et le déficit était à l'état chronique.

On comprend que, dans ces conditions, les hommes auxquels Biolley avait laissé le soin de sauver le journal du naufrage et de continuer l'entretien de la vie du parti, aient accueilli le secours des Pettavellistes avec joie ; aussi ceux-ci jouèrent-ils d'emblée au sein de la section le rôle d'inspirateurs, tout en prenant en quelque sorte en leurs mains son administration. Un des leurs, Charles Franck, devint immédiatement le président de la Commission politique ; dans le bureau de cette commission d'autres Pettavellistes figurèrent. Or, détenir la présidence de la commission et de son bureau, de concert avec quelques compères, c'est avoir en mains toutes les ficelles électorales du parti ; les Pettavellistes entendaient bien les manœuvrer en faveur des hommes de leur choix.

Mais avant de les montrer à l'œuvre, analysons l'origine, la composition, l'œuvre et la situation réciproque des partis locaux, luttant en concurrence pour gagner à eux la majorité des suffrages populaires.

Les électeurs actifs – car il y a pas mal de citoyens qui possèdent le droit électoral mais qui ne s'en servent pas – se groupent dans trois partis : le parti libéral ou parti conservateur, le parti radical ou parti progressiste, et le parti prétendu socialiste.

Le parti libéral est le plus vieux relativement au rôle politique qu'il a joué dans le passé. Il continue à constituer, sous le régime républicain, l'agglomération sur laquelle l'oligarchie qui gouvernait le canton avant 1848 appuyait sa domination ; pendant la période de sa toute-puissance, il s'appelait le parti royaliste. Après 1848, il était devenu nécessaire, pour retenir avec soi les électeurs prolétaires et en attirer de nouveaux, d'afficher des principes démocratiques ; alors le parti changea de nom et s'appela parti libéral. Un pareil nom est un non-sens quand il s'applique, comme ici, aux éléments les plus réactionnaires, les plus rétrogrades et conservateurs, aux éléments qui représentent la stabilité séculaire, aux éléments que le mouvement en avant effraie et pour qui le piétinement sur place tient lieu d'idéal politique. Seulement la République avait remplacé le gouvernement du roi de Prusse, et on ne pouvait songer à la renverser immédiatement : donc, pour avoir plus de chance de l'étrangler plus tard, il était de bonne tactique d'y faire un semblant d'adhésion en changeant d'étiquette ; car pendant longtemps la fleur des hommes placés à la tête du parti libéral ont caressé l'espoir que le canton de Neuchâtel pourrait revenir à l'ancien régime ; on l'a vu surtout le 3 septembre 1856.

Le dessus du panier du parti libéral se recrute parmi les descendants des anciennes familles patriciennes de Neuchâtel, qui ont en leur possession les grands biens fonciers du pays, la finance et le commerce en gros. Les basochiens, les membres de l'enseignement supérieur et les pasteurs de l'Eglise orthodoxe ou Eglise indépendante fournissent aussi leur contingent pour former l'aristocratie du parti, planant au-dessus de cette fraction de la plèbe populaire qui lui est restée attachée jusqu'à maintenant. Cette plèbe inféodé à l'aristocratie se recrute en grande partie parmi la population agricole, particulièrement celle qui vit sur les grands domaines des seigneurs de la terre ; dans les villes et villages, elle se recrute parmi les artisans qui ont pour clientèle les riches familles de l'endroit ; enfin les ouvriers des centres industriels fournissent aussi au parti libéral un certain contingent d'électeurs.

Mais depuis longtemps déjà la force numérique du parti tend à décliner, de sorte que certainement les libéraux n'espèrent plus renverser la République ni même conquérir le gouvernement ; néanmoins ils n'abandonnent pas la lutte ; ils ont réussi jusqu'à maintenant à conserver quelques représentants dans la députation au Grand Conseil et au Conseil national. Seulement il est visible que le parti libéral est en train de mourir de vieillesse.

Le parti radical, qui, à l'origine, s'appelait parti républicain, est celui qui, en 1848, renversa le régime royaliste pour y substituer la République. Son origine est antérieure à 1848 ; bien avant cette époque, ses hommes influents conspiraient pour renverser le régime prussien ; une fraction de ses adeptes les plus audacieux avait déjà tenté d'abattre la domination de l'oligarchie de Neuchâtel-Ville en 1831. Les précurseurs de la République neuchâteloise fournirent leur contingent de martyrs aux persécutions de la réaction prussienne avant de réussir à instaurer l'ordre politique de leur choix ; mais en 1848, le 1er mars, les républicains balayèrent le gouvernement des représentants du roi Frédéric-Guillaume IV.

En outre de la fondation de la République, le parti radical a à son actif la création des institutions démocratiques qui régissent le pays, notamment le suffrage universel, le référendum, le droit d'initiative, etc. Dès son origine, il fut le parti de la classe moyenne ; on peut dire qu'il attira dans ses rangs, à quelques exceptions près, l'ensemble de la petite bourgeoisie et l'immense majorité des ouvriers faisant de la politique plus ou moins active.

Ses hommes éminents sortaient tous de la classe moyenne ; avec les effectifs que lui envoyaient les divers milieux où il recrutait ses forces, le parti radical avait à sa suite la majorité des électeurs ; aussi, pendant longtemps, son prestige, son empire sur la conscience populaire, lui donnèrent-ils la puissance d'entraînement que détiennent aujourd'hui les pettavellistes pour organiser des manifestations dans les rues comme celles dont nous avons été les témoins lors de l'élection de Naine et de Paul Graber au Conseil national. Après la révolution de 1848, il y eut un temps prolongé durant lequel les fondateurs de la République et leurs successeurs n'avaient qu'à faire un signe au populo pour qu'il accourût en masse se ranger sous la bannière radicale ; à chaque anniversaire de la fondation du nouveau régime, et aussi dans d'autres circonstances, comme le renouvellement des autorités cantonales et fédérales, etc., il se formait dans les principales localités du canton des cortèges avec musique et bannières en tête pour célébrer les victoires remportées par les candidats radicaux sur les candidats du parti conservateur. Le canon tonnait, les discours passionnés prononcés par les chefs excitaient dans les foules un enthousiasme universel qui les réchauffait et resserrait les liens qui les rattachaient au parti. Ce fut l'époque héroïque et vraiment populaire du parti radical. Il faut dire que, pendant ce temps, le parti possédait à sa tête une pléiade d'hommes énergiques, passionnés pour leur parti, bons tacticiens, sachant manœuvrer de façon à ne jamais perdre le contact avec la masse, experts dans l'art de la flatter ; en un mot, le parti radical possédait de vrais politiciens pour le diriger, comme en possède toujours une classe quand son évolution l'a rendue apte à prendre en mains la direction des affaires publiques.

Mais le parti radical était condamné à subir la loi commune de tous les partis. Tous sans exception ont leur période ascendante quand ils sont la minorité et qu'ils doivent combattre pour conquérir la majorité ; la nécessité de la lutte enflamme leurs passions combatives, et comme ils sont l'incarnation de toute une classe de la population mécontente et opprimée par l'ordre de choses existant et par les hommes qui le défendent, l'état-major qui marche à leur tête est composé des hommes les plus intelligences, les plus capables et les plus ardents, non seulement de la fraction de la population d'où ils sortent, mais encore de la nation toute entière. Ces qualités les entourent d'une auréole qui fascine la masse ; cette fascination les gratifie d'une popularité qui fatalement doit les hisser au sommet dans un temps plus ou moins long. Vienne le moment où ils sont arrivés, leur ardeur combative se maintiendra tant qu'ils auront besoin de combattre pour assurer définitivement leur victoire ; mais quand le résultat est obtenu et qu'ils n'ont plus devant eux que des minorités impuissantes, cette ardeur combative, ayant moins d'occasion de s'exerce, décline et s'endort. Or, l'élément essentiel pour conserver et développer les qualités naturelles de l'homme, c'est l'obligation pour lui de lutter.

Dans les partis politiques victorieux, quand ils ont vaincu les résistances qui leur faisaient obstacle, une préoccupation s'empare communément des hommes qui sont à leur tête, celle de jouir des fruits de la victoire. On remarque bien encore chez eux, pendant un certain temps, par ci par là, un écho des anciennes ardeurs qu'inspiraient les nécessités de la bataille et aussi, quelquefois, la passion du bien public ; mais ce n'est plus qu'un reste de l'impulsion acquise antérieurement.

Ce n'est pas encore le déclin, ce sont les années de repos et de jouissance qui succèdent aux années de sacrifices et de troubles. C'est l'ère où la mort leur enlève graduellement les hommes de valeur dont la transcendance projet souvent sur eux un lustre éblouissant. Le moment est venu où ce sont les hommes de curée qui dominent, dont l'unique mobile est de s'enrichir aux dépens de la chose publique. C'est aussi l'époque des médiocrités.

Dans le cours de ces périodes-là, les hommes de progrès, d'initiative, qui sont tourmentés par le besoin du changement, de la marche en avant, ne trouvent pas à dépenser leur activité dans le parti dominant, attendu que le mot d'ordre sera dorénavant : stabilité et piétinement sur place.

En outre, le régime existant a beau reposer sur le suffrage universel : par l'action des coteries et l'influence que donne aux hommes la possession de la fortune ou celle d'une position officielle en vue, ceux que le suffrage favorise sont presque toujours ceux qui sont déjà nantis, de façon qu'ils se perpétuent dans les fonctions briguées par les ambitieux sortis d'autres clans. Comme l'ordre de choses ne peut quand même pas donner satisfaction à tous, à ceux qui sont nantis et à ceux qui désirent l'être, il se forme au sein du parti des germes de rivalité, un esprit frondeur se développe peu à peu ; d'abord à l'état latent, insensiblement, de timide qu'il était au début, il s'enhardit et s'affirme ouvertement contre la façon dont les choses se passent au sein du parti ; alors les ferments de guerre intestine éclatent pour semer la division dans les rangs.

Ce n'est pas encore la désagrégation, mais ce sont ses signes avant-coureurs ; il arrive très souvent qu'un parti au pouvoir peut être travailler par l'esprit de faction sans que pour autant la majorité électorale l'abandonne, la fidélité des électeurs étant en partie l'effet de l'impulsion acquise pendant la période ascendante, et ensuite l'effet de l'absence d'un parti rival qui soit de leur goût.

Mais comme le temps use tout, les liens par lesquels la tradition attachait l'électeur à son parti se relâchent et, s'il existe un nouveau parti pour le solliciter, il commence à être tourmenté par le désir de se rattacher à un autre groupement. Si un autre groupement existe avec un programme conforme dans le fonds à celui qui lui a servi jusqu'ici de règle de conduite, il peut donner son suffrage aux hommes de ce parti sans abjurer ; cette possibilité le décide, et il va porter son activité physique dans un nouveau milieu. C'est alors que les éléments du vieux parti se désagrègent et que le déclin commence pour lui. Jusqu'ici aucun parti n'a pu éviter de passer par une phase semblable ; il semblerait que c'est en vertu d'une loi commune à tous qu'ils doivent d'abord suivre une voie ascendante, pour ensuite rester stationnaires, et enfin décliner ; en conséquence, le parti radical neuchâtelois ne pouvait pas y échapper, de sorte que le déclin a bien réellement commencé pour lui. Je vais essayer de rendre cela sensible.

Depuis bien des années déjà, il était visible que la sève juvénile était tarie dans le parti radical. C'était évident, surtout dans les manifestations populaires, comme celle du 1er mars par exemple. Celui qui allait entendre les chefs rendre compte de leurs mandats avec l'espérance d'apprendre quelque chose, d'entendre des orateurs de talent émettre des conceptions vastes et nouvelles, exprimées avec un accent viril et énergique sous lequel perce la passion pour le bien public, était étonné de ce qui sortait de la bouche des hommes qui dirigeaient les destinées du pays (comme on dit). Qu'apportaient-ils au peuple, ces hommes dont les journaux du parti faisaient l'éloge quotidiennement ? Invariablement des promesses vagues et superficielles, commentées par des arguments sur la nécessité de marcher dans le progrès avec prudence, avec calme, et de n'appliquer les réformes demandées qu'après les avoir bien mûries, de manière à ce qu'elles n'entrent dans le domaine des réalités que lorsque la majorité des citoyens pourrait s'en accommoder ; au surplus, le peuple pouvait s'en remettre au parti radical du soin de réaliser ses vœux ; il était composé d'hommes de progrès, sages, vigilants, dévoués, capables, et passionnés pour le bien public, etc. Tout cela était dit sur un ton monotone, toujours les mêmes chaque année à pareille occasion, sans chaleur, comme s'il s'agissait, pour ceux qui les exposaient, d'une corvée pénible accomplie seulement parce qu'on y était obligé. Après cela, les chefs du parti, de même que ceux qui travaillaient à le devenir, se terraient dans leurs petits cénacles, où ils devisaient à leur point de vue sur les destinées de la République, sans plus se soucier de ce qui se passait dans la mentalité et la conscience populaire que si ça n'existait pas. Tout ce que le parti radical faisait, par exemple, à la Chaux-de-Fonds, était d'envoyer un des coryphées faire un discours d'éloge à l'une ou l'autre des sociétés de gymnastique, de chant ou de musique, à l'occasion de leur rentrée après un concours quelconque où elles s'étaient distinguées, faisant ainsi honneur à la « Ruche industrielle ». C'est un thème sur lequel ont brodé pendant des années les meneurs radicaux à la Chaux-de-Fonds ; il leur méritait toujours la reconnaissance de ceux qui étaient l'objet de leurs flatteries ; aussi, après s'être fait applaudir par les petits bourgeois et les ouvriers à mentalité bourgeoise qui peuplent ces diverses sociétés, croyaient-ils que c'était suffisant pour maintenir leur popularité. C'était tout bonnement une naïveté, pour ne pas dire plus, parce qu'un parti qui veut mettre sa vie à l'unisson de la vie populaire doit prouver au peuple qu'il est doué d'initiative en prenant les devants chaque fois qu'il se présente des questions d'un intérêt général, susceptibles d'agiter les esprits : il doit se rendre au Forum pour les discuter devant le peuple tout entier, et apporter des solutions : sans cela la masse se désaffectionne, lui retire sa confiance et cherche ailleurs la satisfaction et la réalisation de ses aspirations.

Pour moi cela ne fait aucun doute, le parti radical neuchâtelois a inauguré la phase de son histoire au cours de laquelle il ne sera plus seul à détenir la puissance législative et gouvernementale ; une situation nouvelle existe dans le canton sur le terrain politique ; elle a commencé le jour où Naine et Graber sont entrés au Conseil National, portés par des majorités qui ont laissé les candidats radicaux bien en arrière. Dorénavant ceux-ci devront partager le pouvoir avec les Pettavellistes ; ils sont condamnés à l'avenir à pratiquer une politique défensive pour défendre pied à pied le terrain sur lequel ils dominaient sans partage depuis plus d'un demi-siècle. Il faut démontrer les probabilités qui militent en faveur de cette thèse.

Le moment est venu de se demander ce que contient dans ses flancs le parti Pettavelliste, quant aux éléments qui le composent, au point de vue de leur nombre, de leur valeur morale et intellectuelle, pour en déduire ensuite ses tendances et ses aboutissants. L'agglomération pettavelliste est essentiellement composite, c'est-à-dire que ses adhérents ne se recrutent pas uniquement au sein des électeurs d'une classe distincte ; elle contient des ouvriers, des petits bourgeois et même quelques grosses nuques. Ce qui lui a servi de fondement, c'est le groupe d'électeurs formés et disciplinés par Coullery sous le nom de parti de la « Démocratie sociale » ; ce groupe a changé de nom sous la direction de Biolley et a pris celui de parti « Socialiste neuchâtelois ».

Les Pettavellistes n'ont pas trouvé à propos de rien changer à cette dénomination élastique, à cause de ses avantages pour exploiter les sous-entendus et les équivoques. En effet, aujourd'hui il est devenu possible de faire de la politique sous l'étiquette socialiste sans effaroucher personne, à n'importe quelle classe de la société qu'on appartienne, quelles que soient les opinions politiques, religieuses et économiques que l'on professe. Cela est devenu possible surtout depuis que certains prétendus socialistes politiciens d'avant-scène ont prouvé qu'on pouvait fort bien se couvrir du masque socialiste et n'être au fond qu'un pratiquant de la méthode de l'ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette.

La conviction qu'un politicien socialiste ne se distingue que par le nom d'un politicien de n'importe quel qualificatif est maintenant universelle, de sorte que les électeurs, et c'est le plus grand nombre, qui ne voient dans l'action électorale que l'instrument pour élire le personnel nécessaire à la constitution des pouvoirs gouvernementaux et administratifs, peuvent voter, sans déroger, pour un candidat qui se dit socialiste. Le fait le plus récent illustrant le mieux le point où nous en sommes arrivés avec la comédie politicienne socialiste, c'est l'élection de Naine et Graber au Conseil National. Pense-t-on que les dix mille voix qui les ont envoyés tous deux à Berne soient toutes des suffrages d'électeurs professant des opinions socialistes ? Le croire serait commettre une grossière erreur, car j'ose affirmer que sur ces dix mille, il y en a à peine deux cents qui se rendent compte de ce que c'est que le socialisme.

Je vais essayer de le démontrer en me posant la question : Qu'est-ce que le socialisme et qu'est-ce qui constitue sa raison d'être ?

La raison d'être du socialisme, ce sont les injustices sociales qui émanent de l'appropriation individuelle des richesses et particulièrement de l'appropriation individuelle des moyens de travail ; autrement dit de la propriété privée, entre les mains de quelques particuliers, de tout ce qui est nécessaire pour travailler et fabriquer des marchandises utiles à tous. Pour être plus précis, il faut que je dise en quoi consistent ces moyens de travail. Je laisserai de côté ceux qui appartiennent à l'agriculture, pour choisir un exemple dans le domaine industriel, dans une fabrique d'horlogerie.

Si nous l'examinons de l'extérieur, nous voyons qu'elle se compose d'un ou de plusieurs bâtiments avec étages superposés, percés de nombreuses fenêtres par où pénètre la lumière dans les ateliers. L'impression que nous laisse cette vue extérieure fait naître en nous le désir de voir ce qu'il y a et ce qui se passe à l'intérieur. Entrons pour satisfaire notre curiosité. Généralement au sous-sol nous voyons installé, comme âme du mouvement mécanique, un moteur à eau, à vapeur, ou un moteur électrique, d'une puissance relative à l'importance des machines-outils que sa force doit mettre en mouvement. Dans les ateliers, nous voyons des établis et des machines diverses, construites et combinées pour aider les ouvriers dans chacune des spécialités qui s'exécutent dans chaque atelier ; car il faut dire que dans chaque atelier se groupent les ouvriers spécialisés chargés de travailler à l'une ou l'autre des branches dont se compose la variété des parties de la montre. Les ouvriers ont à dépenser leur activité professionnelle sur des pièces de fer, d'acier, de laiton, d'or et d'argent, etc., à l'état brut, ou préparées par d'autres travailleurs, comme les ouvriers en ébauches et ceux des usines de dégrossissage. L'ensemble de ces choses, bâtiments, machines, objets de travail, sous la dénomination de moyens matériels du travail, représentent ce que l'on appelle le capital constant de la fabrique. Mais pour que la fabrique puisse travailler, il ne suffit pas d'y introduire des machines, des outils de toute espèce, des fournitures, etc. : il faut aussi y introduire des ouvriers de tous les métiers de la montre ; et, en effet, au cours de notre visite nous voyons des ouvriers et des ouvrières courbés sur l'ouvrage, les uns travaillant avec des outils à mains, d'autres avec des machines. Tout ce personnel est dirigé par un état-major hiérarchiquement organisé. Au sommet, nous voyons des officiers qui sont censés être des experts techniques ; en descendant, nous rencontrons des sous-officiers chefs de groupe, appelés aussi contremaîtres ; ceux-là jouent le rôle d'intermédiaires entre la direction technique et les simples ouvriers ; en cette qualité ils doivent pousser ces derniers à travailler avec assiduité, ils doivent se comporter vis-à-vis de leurs subordonnés de façon à leur faire apporter au travail la plus grande somme d'intensité ; ils doivent user de leur autorité pour faire suer à l'ouvrier la plus grande somme de besogne, sans reculer devant le surmenage. Un des moyens employés, c'est l'imposition d'une discipline de caserne à l'intérieur des ateliers. Au bas de l'échelle du personnel, nous voyons les hommes de peine ou hommes de corvées de toutes sortes.

Mais jusqu'ici nous n'avons encore vu que le personnel employé aux travaux manuels nécessaires à la fabrication ; il nous reste à faire connaissance avec le personnel chargé de la direction intellectuelle de la fabrique, c'est-à-dire avec le personnel des bureaux. A la tête de cette catégorie, nous rencontrons le directeur ou les directeurs généraux, sur les épaules de qui repose toute la charge de l'entreprise au triple point de vue technique, commercial et administratif ; cette branche de la vie d'une fabrique donne lieu à divers services : service de combinaison pour étudier les meilleures méthodes à appliquer au travail en vue d'obtenir en quantité un bon produit aux moindres frais ; service commercial, ayant l'attribution d'organiser la vente et de recevoir les commandes ; service de comptabilité, chargé des comptes de la fabrique ; service de caisse, pour opérer les paiements et encaisser les entrées ; enfin bureaux divers pour tenir toutes les écritures spéciales et de détail à l'intérieur. L'exécution de tous ces services nécessite l'emploi d'un personnel qu'on appelle le personnel intellectuel de la fabrique, pour le distinguer des ouvriers manuels.

L'entretien de tous, ouvriers divers, contremaîtres, directeurs techniques et personnel des bureaux, pendant la durée du travail, c'est-à-dire pendant le temps nécessaire à la fabrication de la montre jusqu'au moment où elle est livrée sur le marché et vendue, nécessite une avance de capital pour payer les salaires. Le fonds des salaires s'appelle capital circulant variable par opposition au capital constant. Mais qu'il s'agisse du capital constant, en d'autres termes des moyens matériels du travail, ou du fonds des salaires, en d'autres termes de l'argent qui sert à payer les salariés, ces deux catégories de richesses, sous le régime social actuel, sont la propriété d'individus isolés ou d'associations de capitalistes ; de sorte que les ouvriers sont exclus de toute participation à ces richesses et que, pour pouvoir gagner leur vie, il faut qu'ils se vendent à ceux qui les possèdent ; ceux-ci, contre leur travail, leur donnent une certaine somme d'argent, de tant par pièce, ou tant par heure ou par jour ou par mois, etc. ; la somme d'argent que les ouvriers reçoivent s'appelle salaire. En vertu de sa qualité de propriétaire des moyens matériels de travail et de l'avance faite par lui de l'argent constituant le salaire, le propriétaire de la fabrique reste détenteur du produit, de la montre quand elle est finie et prête à être lancée sur le marché pour être vendue. Après qu'on a calculé ce qu'elle a coûté de fabrication, ce coût est majoré d'une tantième qui représente le bénéfice au profit du capital ; le prix ainsi établi est réputé prix du marché ou valeur de la montre. Le bénéfice ou profit du capital est empoché et accaparé exclusivement par les propriétaires des moyens de travail. C'est au moyen de l'accaparement de cette partie de la valeur de la montre qu'ils conservent et grossissent leur capital : cela leur permet d'exploiter toujours et indéfiniment l'ouvrier, qui, lui, étant obligé de dépenser à mesure son salaire pour son entretien et celui de sa famille, n'a jamais de capital, para conséquent est toujours obligé de se vendre à celui qui en a.

Ce que nous avons vu se passer dans notre fabrique d'horlogerie, se passe dans toutes les industries dans l'univers entier. C'est de cette monopolisation du profit que découlent les injustices sociales, c'est elle qui crée et qui entretient les privilèges de la classe qui possède les capitaux, c'est elle aussi qui est la cause que l'ouvrier n'a dans la société qu'un sort inférieur et incertain, qu'il est condamné à ne jamais avoir à sa disposition que le nécessaire pour la satisfaction de ses besoins élémentaires, et encore ne le possède-t-il pas toujours ; en tous cas, sa situation est en permanence précaire, attendu qu'il est constamment exposé à être renvoyé de sa place, à se trouver en butte au chômage, à la maladie, etc., et que tout cela provient de ce que les capitalistes se font la part du lion dans la valeur de la marchandise au moment où elle est vendue. Comme cette frustration, ce vol n'est possible que parce qu'il existe à la base de nos rapports économiques un principe qui le rend possible, le principe de l'accaparement de la richesse sous la forme individuelle, qu'elle soit naturelle ou produite par le travail, le socialisme veut extirper ce principe de nos rapports économiques pour y substituer son opposé, c'est-à-dire le principe de la socialisation des moyens de travail. En d'autres termes, le socialisme veut que ce qui aujourd'hui appartient à quelques-uns appartienne à toute la communauté formée par chaque industrie pour produire en commun, sans que personne puisse se soustraire au devoir du travail ; c'est cette conception nouvelle de nos rapports sociaux, basée sur l'association universelle, qu'on appelle socialisme, par opposition à individualisme.

Le socialisme, par la plume et la bouche de ses vrais partisans, affirme que non seulement la base sur laquelle reposent nos rapports sociaux doit être changée pour que la justice puisse exister dans la répartition des fruits du travail, mais il affirme, de plus, que ce changement est nécessaire pour permettre à l'humanité d'inaugurer une nouvelle ère de civilisation supérieure, faisant disparaître de la société les tares individuelles et sociales qu'engendre l'action pernicieuse, dégradante, démoralisatrice et cruelle de l'antagonisme des intérêts parmi les individus et les collectivités. Donc, le but que poursuit le socialisme est une question de rénovation générale tendant à extirper, dans les multiples rapports nécessaires pour produire et consommer en société, tout ce qui peut avoir un caractère d'inégalité artificielle, d'injustice au détriment des spoliés de la richesse, c'est-à-dire des ouvriers, de mensonge et de fourberie imposée par une autorité artificiellement organisée comme l'est l'Etat, placé au sommet de la société pour maintenir les privilèges de ceux auxquels l'inégalité, l'injustice, le mensonge et la fourberie profitent.

Par ce qui précède, on voit que lorsqu'on s'occupe de socialisme, on envisage un ensemble de questions qui ont une bien autre portée que celle d'envoyer au Grand Conseil, au Conseil National, ou au gouvernement cantonal ou fédéral, des hommes chargés de légiférer ou de gouverner à la place des législateurs et des gouvernants tirés du sein du parti radical, ainsi que s'efforcent de le faire les Pettavellistes en faisant croire aux électeurs que c'est là le socialisme. Pour avoir une conception du socialisme, il y faut être initié par une préparation intellectuelle spéciale, tendant à faire entrer dans le cerveau du profane une somme de connaissances indispensables pour apprendre à raisonner. Il faut posséder forcément des notions générales en matière d'histoire, afin de pouvoir se rendre compte si l'évolution accomplie dans le passé autorise la croyance à la possibilité de la réalisation des réformes réclamées par le socialisme ; il faut aussi posséder des notions en économie politique, nécessaires pour connaître les lois qui régissent tout le système actuel de production et d'échange, et comparer ce système avec les critiques qu'en ont faites les précurseurs du socialisme, et qu'en font leurs continuateurs. Sans cela, il n'est pas possible de porter un jugement raisonné sur la valeur des idées, des principes, des doctrines élaborées par les pères du mouvement prolétarien universel. Il faut savoir au moins le rôle que jouent l'Etat et l'Eglise comme institutions destinées à soutenir l'édifice social actuel. Par la simple énumération de ce court aperçu, on peut se demander s'ils sont nombreux ceux qui se sont donné la peine d'acquérir une éducation socialiste ? Ils sont si clairsemés, que j'ose répéter que dans la masse des électeurs qui suivent les Pettavellistes ils sont à peine une poignée. J'ai dit plus que les meneurs de ce parti n'exigeaient de leurs adhérents que de payer une somme d'un franc par an et de voter pour leurs candidats ; pour être admis dans l'Eglise socialiste pettavelliste, il n'est pas même nécessaire de prendre la carte du parti, il suffit, au jour du scrutin, de mettre dans l'urne la liste qui porte les noms de ses candidats : en le faisant, on est sacré loyal et sincère socialiste. Une pareille méthode d'initiation est tout simplement une ridicule et grotesque plaisanterie, qui ne porterait qu'à rire si malheureusement sa possibilité ne dénonçait dans la masse une ignorance à peu près complète des choses du socialisme. Les faits récents survenus dans le domaine politique ont prouvé que le grand nombre des électeurs forment une pâte malléable, docile, que des politiciens artificieux peuvent pétrir à volonté. L'expérience a maintenant prononcé, la grande masse des électeurs n'est apte qu'à l'accomplissements d'actes moutonniers sous la direction de meneurs qu'elle acclame et auxquels elle reste attachée tant que ceux-ci savent agir sur sa mentalité et sa psychologie de façon à lui faire croire qu'ils sont dévoués à sa cause et que, de plus, ils possèdent les capacités pour la défendre. Elle restera longtemps encore inapte à toute conception et à toute action autonome ; sa prédisposition à marcher derrière des idoles assure aux Pettavellistes qui ont réussi à la subjuguer d'être suivis par elle tant qu'ils lui produiront l'impression qu'ils sont plus particulièrement les hommes de la situation. Combien de temps leur ascendant durera-t-il ? Je ne voudrais pas me risquer à prophétiser, mais ce que j'ose affirmer, c'est que cet ascendant existe et qu'ils ne le perdront pas de sitôt. Les moyens pour conserver et attirer dans leurs eaux le courant populaire, ils les détiennent dès maintenant sans qu'aucun autre groupement politique soit capable de les leur disputer. Ils ont pris la place des radicaux comme parti d'action sur l'opinion publique ; à leur appel, comme autrefois à l'appel des radicaux, la foule accourra pour entendre leurs discours et participer à leurs manifestations ; les lecteurs de leur journal et d'autres écrits de propagande vont augmenter en nombre ; ils tiendront l'opinion publique en haleine par l'agitation de quelques réformes qui s'adaptent à la situation politique et sociale présente, et dont la réalisation n'est pas susceptible d'alarmer les intérêts de classe des bourgeois ; en un mot, sur le terrain politique, ils prendront à leur compte, sous l'étiquette socialiste, les réformes que les radicaux promettaient au peuple pour l'endormir. Dans le domaine économique, ils feront du syndicalisme « paix sociale », ils soigneront leurs institutions coopératives en les développant dans toutes les branches où elles leur paraîtront praticables.

En agitant et en poursuivant la réalisation d'un pareil programme, il est possible de s'attacher et de retenir avec soi la majorité des électeurs pour longtemps. Seulement un pareil programme n'a rien de socialiste ; les radicaux auraient tout aussi bien pu en poursuivre la réalisation s'ils ne s'étaient pas endormis sur leurs lauriers en croyant qu'où s'arrêtaient leurs conceptions limitées à l'égard des besoins du peuple et leur scepticisme quant à l'évolution constante des choses économiques, là s'arrêtait le mouvement social.

Les Pettavellistes, pour conserver la majorité, seront contraints de prendre à leur compte le programme progressiste des radicaux ; ils l'étendront à certaines questions que ces derniers promettaient depuis bien des années de vouloir résoudre, mais qui restaient toujours à l'état de promesse ; l'agitation de ces questions leur servira de plate-forme électorale, et s'ils réussissent à en faire aboutir quelques-unes, comme la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'inventaire au décès, une plus juste répartition de l'impôt, l'équilibre du budget, quelques réformes dans l'enseignement, et surtout des mutations dans le personnel de la bureaucratie, on fera sonner bien haut les bienfaits de ces réformes, que l'on présentera au peuple comme étant des conquêtes socialistes, tandis qu'en réalité, si les Pettavellistes réussissent à les faire aboutir, elles n'auront été que des réformes de nature radicale et bourgeoise.

En conséquence, je suis autorisé à dire que le qualificatif socialiste arboré par le Parti pettavelliste est un terme impropre ; c'est un terme usurpé par des hommes qui veulent faire prendre le change à toute une population mal avertie. Le nom générique qui convient au parti prétendu socialiste neuchâtelois, c'est Néo-Radical et non pas socialiste. Prétendre qu'un parti qui, fatalement, ne peut poursuivre que des buts dont le régime bourgeois peut fort bien s'accommoder, travaille à réaliser les conceptions élaborées par les fondateurs du socialisme, est une assertion de nature à jeter de la confusion dans l'esprit d'ouvriers incapables de faire la distinction entre ce qui est de nature socialiste et ce qui, au contraire, est puisé dans les idées bourgeoises. Là est le danger qui menace d'empoisonner la mentalité et la psychologie de nos populations horlogères pour longtemps.

Voyons comment les choses se passeront. Il est maintenant hors de doute que la majorité dans le canton s'est donnée au parti « néo-radical » mené par les Pettavellistes. Ce parti sera dorénavant l'arbitre dans les nominations émanant du suffrage populaire ; il lui sera loisible d'opérer de profonds changements dans la composition de l'autorité législative cantonale ; il tiendra dans ses mains la nomination des conseillers d'Etat ; sa main-mise sur les administrations des municipalités de la Chaux-de-Fonds et du Locle n'est qu'un début, la direction d'autres municipalités, et des principales, tombera aux mains de ses adeptes ; le fait qu'il disposera dans une large mesure de la nomination aux emplois lucratifs dans le domaine cantonal et local lui vaudra de nombreuses recrues empruntées aux partis bourgeois, parmi les hommes, en si grand nombre, qui ne se rattachent à un groupement politique qu'en vue de grimper ; cette catégorie de ralliés, recrutés par les ratés, les fruits secs de la petite bourgeoisie surtout, viendra renforcer l'état-major pettavelliste ; au moyen de ces renforts, leur personnel pour cuisiner la conscience populaire par la parole et par la plume augmentera ; leur contingent d'intrigants sera accru des hommes de curée puisés dans tous les milieux de la société, sans en excepter les ouvriers, car l'expérience syndicaliste horlogère de ces dernières années est là pour nous apprendre que nombreux sont les ouvriers qui ne participent au mouvement qu'en vue de pêcher en eau trouble une place de secrétaire leur permettant de lâcher l'outil pour aller renforcer la bureaucratie parasitaire, autoritaire, onéreuse et incapable.

Avec leur influence dans le mouvement syndical et coopératif horloger, les Pettavellistes disposeront, dans ces organisations, de la possibilité de peser sur la composition du personnel administratif de ces groupements ; ils pourront, là aussi, caser de leurs créatures ; cela leur vaudra que les nombreux brigueurs d'emplois rechercheront leur appui, de sorte que, dans le mouvement économique comme dans le mouvement politique de nos contrées, le Parti pettavelliste pourra se créer une armée d'élite formée de tout le personnel bureaucratique qui dépendra de lui pur sa nomination et son maintien dans les diverses fonctions. Les grands chefs comme Naine et Graber deviendront des hommes dont la meute des solliciteurs rechercheront la protection pour qu'ils les épaulent dans la recherche d'une place dans une administration quelconque ; nous verrons se passer dans un parti prétendu socialiste ce qui se passe dans les partis bourgeois : la foule des quémandeurs que produit notre état social, fiat d'insécurité et d'incertitude dans la conservation et la recherche d'un gagne-pain, entourera ses chefs de file de son assiduité servile et rampante ; l'atmosphère empestée au milieu de laquelle s'épanouit l'arrivisme dans le mouvement politique socialiste suisse augmentera en densité autour des hommes influents du Parti pettavelliste, qui seront obligés de pratiquer le népotisme en grand en faveur de n'importe qui, d'où qu'il sorte, quelles que soient les opinions qu'il professe, pour se faire des partisans, des créatures attachées à leurs personnes, s'employant dans le public à l'entretien de leur popularité ; les uns et les autres, protecteurs et protégés, vivront dans des rapports moraux mutuels qui ne pourront que provoquer des mœurs inspirées par la ruse et l'hypocrisie ; ils pratiqueront la duplicité et la dissimulation, comme moyens pour entretenir des relations de camaraderie et de fraternité, superficielles tout au moins, indispensables entre hommes qui ne sont unis que par les liens de l'entr'aide pour satisfaire leurs ambitions personnelles.

Ces mœurs, inspirées par un esprit de courtisanerie de la part des quémandeurs et de bienveillance forcément hypocrite le plus souvent de la part des quémandés, seront de nature à créer, dans le parti qui affecte de représenter et de défendre les principes socialistes, un milieu social en tout semblable au milieu existant dans tous les partis politiques bourgeois, où c'est l'esprit d'intrigue, de rivalité et de tromperie qui domine ; et cet esprit, se donnant carrière au sein de nos populations au nom du socialisme, leur inculquera la fausse idée que c'est le socialisme qui l'engendre, empoisonnant et faussant ainsi leur jugement sur le mouvement qui devrait contenir dans ses flancs les éléments de leur émancipation, tandis que ce mouvement, tel qu'il existe, ne peut être que la continuation de leur asservissement aux institutions bourgeoises, sous la direction d'une nouvelle couche d'exploiteurs recrutés au sein de la fraction des individus qui ne pouvaient trouver dans les vieux partis la satisfaction de leurs intérêts et de leur vanité.

** Pour être admis, il suffit d'acheter la carte du parti, qui coûte un franc. Cette carte est une sorte de certificat de capacité ; celui qui en est porteur est censé connaître les principes et s'être converti au socialisme ; il est sous-entendu qu'en s'en rendant possesseur il s'engage désormais à coopérer à l'œuvre nécessaire pour les faire triompher et les réaliser. Je dirai plus loin les résultats d'une initiation pareille.

Conclusion

Au milieu du débordement d'appétits inavouables, masquées par un semblant d'attachement aux idées dont la réalisation doit affirmer d'une manière concrète les droits des ouvriers, les hommes qui paradent sur les tréteaux du Pettavellisme ne font que continuer la comédie que jouent les bourgeois depuis l'instauration du suffrage universel comme fondement du système représentatif. Je ne vois ni en eux, ni dans leur méthode, encore moins dans leurs tendances aucune vertu socialiste ; leurs succès ne peuvent qu'égarer les ouvriers dans une direction où ils ne rencontreront que désillusion et déception. La confiance de ces derniers dans les enseignements des nouveaux charlatans politiques, formés à l'école des jésuites protestants de robe courte, est un vrai danger pour les progrès du socialisme dans nos contrées ; cette confiance, qui peut durer pendant une certaine période, est de nature à marquer un temps d'arrêt dans le mouvement ascendant de nos classes ouvrières ; en conséquence, le devoir commande aux vrais socialistes de leur crier bien haut qu'elles sont entraînées vers un abîme ; de plus, il leur commande de travailler à créer un contre-courant destiné à coordonner les efforts des individualités qui, au milieu de l'entraînement général, ont conservé leur indépendance de caractère et de jugement, afin d'opposer une digue au débordement du Pettavellisme. Le moyen à employer, selon moi, le voici :

Tous les socialistes libres de pensée et de conscience – il en existe, en petit nombre peut-être, mais il en existe – doivent se rechercher et se réunir pour former le vrai Parti socialiste, se donnant pour tâcher d'inculquer aux ouvriers les principes et les idées vraiment socialistes, afin de former dans nos contrées des groupements d'hommes éclairés sur la signification, les tendances et la portée du mouvement populaire contemporain. Ce parti agirait en vue d'attirer à lui non le nombre, mais la qualité ; c'est-à-dire qu'il ferait appel au concours des hommes qui ont quelque chose à donner à leurs convictions, qui sont capables de leur sacrifier quelque chose d'eux-mêmes, en un mot aux hommes de sincérité et d'abnégation qui se sentent tourmentés par le devoir de collaborer à l'action nécessaire pour l'avènement de l'idéal socialiste. Ceux-là n'ont jamais été et ne seront jamais le nombre ; ils forment la minorité d'avant-garde qui fait opposition au courant actuel : courant de confiance aveugle et irréfléchie en des moyens illusoires et en des hommes qui exploitent la crédulité des masses, les conduisent vers des buts contraires à l'intérêt commun, vers des buts qui ne visent que la satisfaction des intérêts et de la vanité de ceux qui ont réussi à capter leur confiance. En général, le rôle de cette minorité consisterait dans une action négative à l'égard de tout ce qui, présenté sous une étiquette socialiste, ne serait que du démocratisme réchauffé, et de tous ceux qui, se couvrant du masque socialiste, profiteraient des aspirations populaires pour enrégimenter les ouvriers et se servir d'eux comme d'un marchepied pour grimper et s'embourgeoiser. L'action d'un véritable parti socialiste doit être une activité de contrôle sur les hommes qui se présentent aux foules confiantes et aveugles avec la promesse de faire leur bonheur moyennant qu'elles les suivent docilement en fermant les yeux. Le souci des socialistes convaincus, c'est d'éveiller chez les ouvriers l'idée que toute œuvre qui n'est qu'une adaptation aux possibilités dans la société bourgeoise, n'est pas du socialisme, que ce n'est et que ce ne peut être que du réformisme bourgeois qui, même réalisé, laisse subsister tout entier le problème social à résoudre pour affranchir la classe ouvrière.

Marianne Enckell, La Fédération jurassienne. Genève/Paris, Entremonde, 2012 ; James Guillaume, L'Internationale : documents et souvenirs. Paris, G. Lebovici, 1985

Charles Thomann, Pierre Coullery, le médecin des pauvres. La Chaux-de-Fonds, Ecole de commerce, 1956

Walter Biolley (1866-1905), cf. Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F11533.php 

Charles Naine (1874-1926), cf. Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F4629.php 

Paul Pettavel (1861-1934), cf. Dictionnaire historique et biographique de la Suisse : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F23051.php 

Ernest-Paul Graber (1875-1956), cf. Dictionnaire historique et biographique de la Suisse : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F4510.php 

Charles Thomann, Une chronique insolite de La Chaux-de-Fonds, 1898/1932 : rédigée d'après la Feuille du Dimanche, un journal déconcertant, à la fois religieux, socialiste et libéral publié par un homme d'exception, le pasteur Paul Pettavel. La Chaux-de-Fonds, Ed. d'En Haut, 1988

Maurice Maire (1880-1949) : membre du groupe libertaire de La Chaux-de-Fonds, devenu socialiste. Cf. Marc Perrenoud, « De la Fédération jurassienne à la 'commune socialiste' : origines et débuts du Parti socialiste neuchâtelois (1885-1912) », Cahiers d'histoire du mouvement ouvrier, no 5/1988

« En 1908, la Librairie du Peuple vendait des livres et des publications émanant de milieux socialistes, syndicalistes et coopérateurs. Ses statuts, qui datent de l'année suivante, portent la signature de plusieurs amis de la Feuille du Dimanche. En butte à de graves difficultés financières, la Librairie du Peuple est bientôt acculée à la faillite. Paul Pettavel se garde de révéler un secret : il a cautionné avec un tiers un emprunt de 45.000 francs – somme considérable à l'époque – pour sauver le magasin, qui est exploité dorénavant sous la raison sociale de Librairie coopérative, et géré par Rose Naine, la sœur du chef socialiste » (Charles Thomann, La Feuille du dimanche...)

Sur l'histoire du syndicalisme horloger, cf. Charles Schürch (Dir.), L'Union syndicale suisse, 1880-1930. Berne, USS, 1933.

Sur Achille Graber (1879-1962), cf. sur le site de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds, texte en ligne : Willy Schüpbach, Vie et oeuvre de E.-Paul Graber (30 mai 1875-30 juillet 1956) : https://doc.rero.ch/record/11939/files/E.-Paul_Graber.pdf 

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Editeur

Groupe du Théâtre social

La Chaux-de-Fonds

Le Parti Pettavelliste

par Auguste Spichiger

Prix : 20 centimes

Lausanne

Imprimerie des Unions Ouvrières

1913

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Les frais d'impression de la présente brochure ont été couverts au moyen du produit d'une soirée donnée à la Chaux-de-Fonds, le 19 janvier 1912, par le groupe du Théâtre social

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