Friedrich Engels HD

Voici un article qui nous éclaire à la fois sur les origines de la Suisse moderne et un moment de la vie de Friedrich Engels. Nous sommes en 1848. La Suisse sortait de la guerre du Sonderbund. On appelait Sonderbund l'alliance formée par les cantons catholiques dominés par les partis conservateurs et opposés aux cantons protestants dirigés par une bourgeoisie radicale. Les conservateurs eurent l'appui des puissances réactionnaires et en particulier de Metternich et de Guizot qui leur fournirent secrètement des munitions et des armes. La guerre fut brève : elle se termina par la victoire des radicaux en 1847.

 

Cette victoire fut saluée avec enthousiasme par tous les démocrates et même par les simples libéraux Elle apparaissait comme un présage favorable au moment où, les armes à la main, les forces de progrès et les forces de réaction allaient s'opposer pendant les révolutions européennes de 1848. C'était, en fait, le point de départ de la Suisse moderne, le triomphe de la bourgeoisie suisse. Mais dans ce même temps, le prolétariat allait se développer, trouvant dans ses conditions de travail souvent artisanales, la raison d'être de courants proudhoniens et anarchisants. Victoire de la bourgeoisie en Suisse, naissance d'un mouvement ouvrier : tels sont les deux faits qui ont frappé Friedrich Engels qui séjourna en Suisse au moment des révolutions allemandes de 1848.

Le 29 novembre 1848, Karl Marx, alors rédacteur en chef de la Neue Rheinische Zeitung, écrivait de Cologne à Friedrich Engels, qui se trouvait alors à Berne : « Ecris aussi contre la république fédérative,la Suisse offre une excellent occasion à cet effet » (1).

Engels séjournait en Suisse depuis un mois en qualité de réfugié, après avoir voyagé à pied de paris à Genève. Il se sentait en pays de connaissance dans cette Suisse qu'il avait déjà parcouru sept ans auparavant, alors que, jeune homme tout juste majeur, il allait allégrement respirer l'air de l'Italie avant d'accomplir son service militaire à Berlin. Et depuis lors, Engels avait publié chez un éditeur suisse un pamphlet et une étude parue dans un recueil politique, il avait été le correspondant à Londres d'un excellent journal zurichois, tandis qu'il faisait paraître en Angleterre un article sur W. Weitling et ce début du mouvement socialiste en Suisse qu'avait représenté le compagnon tailleur allemand. Enfin, en novembre 1847, pendant la guerre civile camouflée ensuite sous le nom de « Guerre du Sonderbund », Engels avait pris passionnément parti, dans un article publié à Bruxelles, pour les démocrates suisses qui déblayaient, les armes à la main, la voie menant à la création d'un Etat moderne dans leur pas. Deux mois plus tard, Engels écrivait une fulgurante analyse sur les résultats de la Guerre du Sonderbund : la naissance d'une Suisse bourgeoise centralisée et ouverte au progrès sur les ruines des souverainetés cantonales patriciennes qui avaient survécu au moyen âge.

Voici donc Friedrich Engels, mince jeune homme de vingt-huit ans qui porte un fin collier de barbe, arrivé en Suisse en cette fin d'octobre 1848. Quittant rapidement Genève puis Lausanne, il s'est d'abord offert le plaisir de passer par Neuchâtel, encore principauté prussienne en droit, mais en fait déjà canton suisse par la volonté révolutionnaire de son peuple.

« Je dois avouer », écrit-il dans un premier article envoyé à la Neue Rheinische Zeitung, « que j'ai éprouvé une satisfaction humoristique à pouvoir me promener impunément, cinq semaines après avoir échappé à la Sainte Hermandad prussienne, sur un sol qui est encore prussien 'de jure' (...).

« L'industrie horlogère du Jura et la manufacture d'aiguilles du Val-de-Travers qui sont les principales ressources de ce petit pays recommencent à mieux marcher et les montagnards (2) retrouvent peu à peu leur gaîté malgré une couche de neige qui atteint déjà un pied d'épaisseur. Pendant ce temps, les Bédouins (3) vont et viennent lamentablement, exhibent en vain les couleurs prussiennes sur leur pantalon, leur blouse et leur chapeau, tandis qu'ils soupirent sans espoir après le retour de 'Ehren-Pfuel' (4) et les décrets qui débutaient par : 'Nous, Frédéric-Guillaume, par la grâce de Dieu' (5). Sur les hauteurs du Jura, à 3.500 pieds au-dessus du niveau de la mer on arrache les couleurs prussiennes – bonnets noirs à bords blanc – et on s'en moque comme chez nous au bord du Rhin, de sorte que si l'on ne voyait pas les drapeaux suisses et les grandes affiches 'République et canton de Neuchâtel', on pourrait se croire à la maison » (6).

De Neuchâtel, Engels se rend à Berne, où vont bientôt siéger les premières Chambres fédérales : l'occasion fait qu'il assistera aux débuts politiques de la Suisse moderne.

La Guerre du Sonderbund est alors terminée depuis un an : « Le premier coup est parti dans le Haut Pays », s'était écrié, plein d'espoir, le poète Ferdinand Freiligrath en apprenant le début de cette guerre civile qui a brisé, trois mois avant la révolution parisienne de février, le pouvoir des patriciens factieux, unis en une Ligue séparée (Sonderbund) sous le cauteleux patronage de la Sainte-Alliance. On avait bu à la Suisse à la fin des grands banquets démocratiques de Dijon, de Châlons et d'Autun. « Vous avez consolé la France... », écrivaient Jules Michelet et Edgar Quinet au gouvernement fédéral suisse qui avait reçu par ailleurs 50 « adresses » couvertes de plus de 5.000 signatures : des libraires et éditeurs de Leipzig, d'artisans de Dresde, d'ouvriers allemand de Paris « exploités chaque jour par le capital et les monopoles », de 30 paysans du village badois de Muggensturm, d'une chorale, d'un cercle de lecture... En lisant aujourd'hui ces messages, on devine tantôt un prudent « porte à porte », tantôt des signatures recueillies presque officiellement, celle du maire en tête, quelquefois enfin, on pressent des interdictions locales visant cette campagne de solidarité démocratique.

Le 19 novembre 1847, l'Association démocratique de Bruxelles avait écrit au peuple suisse pour lui conseiller pathétiquement de se défier des intrigues de la Sainte-Alliance.

« Aussi avons-nous cru indispensable de nous adresser unanimement le vœu de vous voir résister aux intrigues diplomatiques que l'on médite contre vous. Nous vous conjurons de ne pas prêter l'oreille à ces offres perfides d'intervention qui vous sont faites de la part de cinq cours – nous ne disons pas de cinq peuples – concertées pour vous attirer dans un piège funeste ».

Parmi les signataires de ce message, parmi des démocrates belges, des réfugiés polonais et des ouvriers allemands, on relève le nom de Karl Marx, vice-président de l'Association (7).

En revanche, les pays européens ne manquaient pas à cette époque de beaux esprits qui cherchaient à accaparer un courant de sympathie tout naturel et donnaient hypocritement la Suisse en exemple en exaltant tout ce qu'il restait en elle de réactionnaire, tout ce qui n'avait pas sombré des anciennes coutumes aristocratiques. Ils vantaient en particulier le « fédéralisme helvétique » pour prôner l'esprit de clocher le plus borné et tenter d'empêcher à leur manière la formation des grandes nations. Alors que les patriotes se levaient de Naples à Varsovie, des hommes politiques qui cherchaient à enrayer ce mouvement rêvaient de fédérer l'Italie, tandis que d'autres préparaient à l'Allemagne une constitution fédérale pour sauver ce qui pouvait l'être.

Tradition perpétuée de nos jours, relevons-le en passant, par les doctrinaires « européens », par Alcide de Gasperi par exemple, qui s'est servi de l'exemple de la réaction suisse pour écrire qu'il fallait en arriver en Italie à « fare come la Svizzera », c'est-à-dire apporter au code pénal italien des « précisions » qui auraient permis d'organiser dans la péninsule des procès tels que ceux qui ont été intentés pendant la guerre froide à des citoyens suisses comme le professeur André Bonnard, faisant ainsi le tort le plus grave à la réputation de la Suisse dans le monde.

C'est à ce revers de la médaille que faisait allusion Karl Marx en demandant à Engels d'écrire « contre la république fédérative ».

Le 7 novembre 1848 s'ouvre à Berne la première session des Chambres fédérales. On dit dans le public que les députés tessinois ne sont pas encore arrivés, une tempête de neige ayant retardé la poste sur le Saint-Gothard.

Engels envoie rapidement à la Neue Rheinische Zeitung un article dans lequel il décrit d'abord la première réunion des Chambres :

« Berne, 9 nov. – Les nouvelles Chambres législatives fédérales, le Conseil national suisse et le Conseil des Etats, sont donc réunies ici depuis avant-hier. La ville de Berne a fait son possible pour les recevoir de la façon la plus brillante et la plus séduisante. Musique, cortèges, salves et sonneries de cloches, illumination, rien n'a manqué. La session a été ouverte le jour même. Le Conseil national, élu au suffrage universel et d'après le nombre d'habitants (Berne a envoyé 20 députés, Zurich 12, les plus petits cantons de deux à trois chacun) est formé, dans sa majorité écrasante, de libéraux teintés de radicalisme. Le parti radical proprement dit est très fortement représenté, le parti conservateur ne détient que six à sept voix sur plus de cent. Le Conseil des Etats, composé de deux députés par canton et d'un par demi-canton, ressemble ainsi passablement à la dernière Diète (8) par sa composition et son caractère. Les petits cantons de la Suisse primitive ont de nouveau élu quelques authentiques partisans du Sonderbund, et le scrutin indirect fait que, bien qu'en nette minorité, l'élément réactionnaire est déjà plus fortement représenté aux Etats qu'au Conseil national (...).

« Bien qu'il soit censé représenter toute la 'nation' suisse, le Conseil national a donné dès sa première séance une preuve, non pas d'esprit de clocher cantonal, il est vrai, mais d'authentique discorde suisse et de mesquinerie dans ses dessins. Il fallut trois jours de scrutin pour élire un président, bien que seul trois candidats entrassent sérieusement en ligne de compte, tous trois Bernois de surcroît (...).

« Le prochain objet intéressant des débats sera le choix de la Ville fédérale : intéressant pour les Suisses parce que beaucoup d'entre eux en tireront des avantages matériels et pour l'étranger parce que c'est justement ce débat qui montrera dans quelle mesure c'en est fini de l'ancien patriotisme local. Berne, Zurich et Lucerne concourent le plus ardemment. Berne voudrait dédommager Zurich en lui laissant l'Université fédérale, tandis que Lucerne aurait le Tribunal fédéral, mais en vain. Berne est en tout cas la seule ville appropriée en tant que point de passage de la Suisse allemande dans la Suisse française, comme capitale du plus grand canton et comme centre en formation de tout le mouvement suisse. Seulement, pour devenir quelque chose, Berne devrait aussi avoir l'Université et le Tribunal fédéral. Mais allez faire comprendre cela aux Suisses partisans fanatiques de leur chef-lieu de canton ! » (...).

Engels fait ensuite un récit détaillé de troubles électoraux survenus à Genève où, dit-il, « les ouvriers révolutionnaires de Saint-Gervais se sont rassemblés en masse dans les rues au cri de : Aux armes ! » et revient à des considérations générales inspirées par les visites qu'il a faites aux sociétés ouvrières des localités qu'il a traversées de Genève à Berne :

« Tout bien considéré, la Suisse a fait d'importants progrès depuis les premières années 40. Mais ce progrès n'est dans aucune classe sociale aussi apparent que chez les ouvriers. Tandis que dans la bourgeoisie et, en particulier, dans les vieilles familles patriciennes règne d'une façon encore assez générale l'ancien esprit de clan et de clocher qui a pris, tout au plus, des formes plus modernes, les ouvriers suisses se sont développés d'une façon surprenante. Auparavant, ils se tenaient à l'écart des Allemands en se rengorgeant dans le plus absurde orgueil national de 'Suisses libres', ils ergotaient sur les 'charognes d'étrangers' et restaient tout à fait à l'écart du mouvement de notre époque. Il en va autrement aujourd'hui. Depuis que le travail va mal, depuis que la Suisse est démocratisée, depuis, surtout, qu'à la place de petits coups de main, on assiste à des révolutions européennes et à des batailles de l'ampleur de celles de juin, à Paris, et d'octobre, à Vienne, depuis lors les ouvriers suisses ont pris de plus en plus part au mouvement politique et socialiste, ils fraternisent avec les ouvriers étrangers, en particulier avec les Allemands et ont mis au croc leur 'fryes Schwyzerthum'. En Suisse française et dans de nombreuses régions de Suisse allemande, Allemands et Suisses allemands font, sans aucune différence, partie des mêmes associations ouvrières et d'autres sociétés composées en majorité de Suisses ont décidé de se joindre à l'organisation projetée et en voie de réalisation, qui groupera les sociétés démocratiques allemandes » (9) (...).

Le 15 novembre, F. Engels adresse aux autorités cantonales la demande suivante d'autorisation de séjour :

« Selon les indications du bureau des passeports, je me permets de présenter une demande de permis de séjour à Berne.

« Je vivais comme écrivain à Cologne (Prusse rhénane), lorsque j'ai été cité au cours de l'instruction judiciaire ouverte par suite des troubles survenus dans cette ville les 25 et 26 septembre dernier, et menacé d'arrestation. Je me suis soustrait à cette arrestation en m'enfuyant et quelques jours plus tard un mandat d'arrêt était lancé contre moi (Koelnische Zeitung du 1, 2 ou 3 octobre), ce qui établit ma qualité de réfugié politique. Si cela est nécessaire, j'offre de produire à la Direction susmentionnée une copie de ce mandat d'arrêt.

« Arrivé en Suisse, j'ai préféré solliciter l'hospitalité du canton et de la ville de Berne plutôt que celle de toute autre localité :

« 1° Parce que Berne est assez éloignée de la frontière allemande pour ôter aux autorités allemandes tout prétexte à importuner le gouvernement suisse avec des réclamations et des affirmations selon lesquelles j'abuserais du droit d'asile en me livrant à des menées incendiaires, etc. ;

« 2° Parce que Berne me donne l'occasion, en ce moment précisément, d'étudier, à travers l'activité de l'Assemblée fédérale suisse, la porte pratique d'une Constitution dont l'Allemagne peut en tout cas beaucoup apprendre, en particulier en un moment où le peuple allemand pourrait avoir à se doter d'une Constitution semblable sous tel ou tel rapport.

« Je présume que mon exil ne sera pas de trop longue durée. En effet, outre le fait qu'il est peu probable que l'ordre actuel des choses se stabilise en Prusse, j'ai tout lieu d'attendre des jurés de Cologne un verdict de non-lieu et, en m'enfuyant, j'ai surtout voulu me soustraire à une ennuyeuse détention préventive. Je crois, en conséquence, que je pourrai rentrer dès le printemps prochain dans ma patrie.

« En ce qui concerne mes moyens d'existence, ils sont entièrement assurés, comme je peux le prouver s'il en est besoin.

« Je joins à la présente, toujours selon les indications du bureau des passeports, le passeport que le gouvernement provisoire française a fait établir sur ma demande lorsqu'au mois d'avril dernier j'ai quitté Paris pour rentrer dans mon pays, et qui m'a été renvoyé de Cologne depuis lors.

« Je sais cette occasion pour assurer la Direction susmentionnée de mon respect distingué ».

Friedrich Engels, Berne, Postgasse N° 43 B.

chez M. Haeberli, le 15 novembre 1848 (10).

Dans un article daté du 18 novembre, Fr. Engels en vient à parler des radicaux vaudois :

« Le journal le plus résolu de cette tendance suisse française est le 'Nouvelliste vaudois' de Lausanne 'organe de la révolution déclarée en permanence', comme l'appellent les conservateurs et même les graves libéraux. Ce journal, qui n'est d'ailleurs pas rédigé sans esprit ni légèreté, hisse sans se gêner le drapeau de la République sociale, se déclare en faveur des insurgés de Juin à Paris, dit que la mort de Latour à Vienne est un 'acte puissant de la justice du peuple souverain' (11) et se moque avec une amère ironie du 'Courrier Suisse' piétiste et réactionnaire, qui roulait les yeux avec effroi devant cette horreur. Et, pourtant, ce 'Nouvelliste' est l'organe d'un parti puissant au sein du gouvernement vaudois, on peut même dire qu'il est l'organe de la majorité de ce gouvernement. Tout se passe quand même dans un ordre parfait dans le canton de Vaud : le peuple est tranquille et soutient avec enthousiasme son gouvernement ainsi que viennent de le montrer une fois de plus les élections au Conseil national » (12).

Décrivant dans une autre correspondance les membres du nouveau gouvernement fédéral, Fr. Engels trace ce portrait de Druey, le chef de ces mêmes radicaux vaudois (13) :

« Le vice-président Druey est à tous les égards l'opposé de Furrer et le meilleur représentant que pouvait fournir la Suisse française. Si Furrer est trop modéré par rapport à la majorité et surtout par rapport à la minorité radicale, Druey apparaît à la plupart comme beaucoup trop radical. Si Furrer est un libéral bourgeois rassis, Druey est partisan résolu de la République sociale. On connaît le rôle éminent qu'il a joué dans les dernières révolutions de son canton, mais encore plus méritoires sont les multiples services qu'il a rendus à ce canton (Vaud). Druey, démocrate socialiste de la nuance d'un Louis Blanc, le meilleur connaisseur du droit public et le travailleur le plus rapide et le plus appliqué de toute la Suisse, est un élément du Conseil fédéral qui gagnera de plus en plus de poids avec le temps et doit exercer la meilleure influence ».

Engels aurait pu ajouter – mais il ne le savait sans doute pas – que Druey était un hégélien accompli, formé à Berlin à l'école de Hegel lui-même et de von Savigny dont Karl Marx avait aussi suivi les cours !

Après avoir montré le caractère assez hétéroclite du Conseil fédéral, Engels s'exclame enfin :

« Mais comment une minorité telle que celle que constituent Druey et Franscini (13) a-t-elle pu accepter son élection ? Comment a-t-elle pu accepter la probabilité d'être constamment majorisée ? Comment un tel collège pourra-t-il seulement gouverner en commun ? Pour comprendre cela, il faut être Suisse ou avoir vu comment la Suisse est gouvernée. Ici, où toutes les autorités exécutives délibèrent collégialement, on part du principe : prends toujours la place, il est vrai qu'aujourd'hui tu es dans la minorité, tu pourras quand te rendre utile et qui sait si des décès, des démissions, etc., ne te placeront pas dans la majorité d'ici un ou deux ans ! » (14).

Le 6 décembre, Engels qui a reçu la lettre de Marx lui demandant d'écrire « contre la république fédérative » répond en envoyant à la Neue Rheinische Zeitung un long article dans lequel il décrit un début du Conseil National. Nous n'en pourrons traduire ici que quelques extraits, mais vous, chroniqueurs parlementaire de la presse suisse qui écoutez avec ennui le ronron savamment mis au point en cent ans pour empêcher – ou presque – toute discussion politique sous la coupole du Palais fédéral, lisez ce compte rendu de votre illustre prédécesseur, correspondant particulier de la Neue Rheinische Zeitung, cet extraordinaire journal qu'on devrait faire étudier, numéro après numéro, par tous les futurs journalistes ! Voici les grands-pères, tout au plus les arrière-grands-pères des Conseillers Nationaux élus à l'automne dernier pour la trente-cinquième fois par le peuple suisse. Les circonstances ont changé et pourtant que de remarques encore valables dans le texte brillant et pénétrant de Friedrich Engels :

« Berne, 6 déc. – Qui s'occupe de la Suisse en ces temps de tempêtes européennes ? Certainement personne à part le pouvoir central allemand qui flaire derrière chaque buisson de la rive gauche du Rhin, de Constance à Bâle, un franc-tireur en train de brigander. La Suisse est cependant pour nous un voisin d'importance. Si la Belgique constitutionnelle est aujourd'hui l'Etat exemplaire officiel, qui saurait dire, en cette époque orageuse, si l'on ne nous proposera pas demain la Suisse républicaine comme modèle officiel d'Etat ? De toute façon, je connais plus d'un farouche républicain qui n'a pas de désir plus élevé que de transporter par-dessus le Rhin les institutions politiques suisses avec leurs divers conseils, grands et petits, fédéral, national, des Etats et tous les autres, qui ne rêve rien d'autre que de faire de l'Allemagne une Suisse en plus grand et de mener une vie calme et tranquille en toute piété en honorabilité avec le titre de Monsieur le Membre du Grand Conseil ou Monsieur le Landamann du canton de Bade, de Hesse ou de Nassau.

« La Suisse nous intéresse donc, nous autres Allemands, et ce que les Suisses pensent, disent, font et entreprennent, peut nous être donné en modèele dans un très bref délai. Cela ne saurait donc nous faire de mal que de voir un peu par avance ce que les vingt-deux cantons ont créé comme mœurs et comme gens dans leur République fédérale.

« Il vaut la peine d'examiner d'abord la crème de la société suisse, les hommes que le peuple suisse lui-même a choisis comme représentants, j'entends le Conseil national et le Conseil des Etats à Berne.

« On ne peut prendre place à la tribune du Conseil national sans être stupéfait de la diversité des individus que le peuple suisse a envoyé à Berne pour délibérer des affaires publiques. Celui qui n'aurait pas vu d'abord une bonne partie de la Suisse ne comprendrait guère comme un petit pays de quelques centaines de milles carrés et d'à peine deux millions et demi d'habitants a pu mettre sur pied une assemblée aussi bigarrée. Il n'y a toutefois pas lieu de s'étonner : la Suisse est un pays dans lequel on parle quatre langues différentes, l'allemand, le français, l'italien (ou plutôt le lombard), et le romanche, et qui connaît tous les degrés de la civilisation depuis l'industrie des machines la plus évoluée en descendant jusqu'à la vie pastorale la moins altérée. Le Conseil national suisse, qui rassemble la crème de toutes ces nationalités et degrés de culture, n'a donc aucun aspect national.

« Il n'est pas question de places fixes ou de partis distincts dans cette assemblée à demi-patriarcale. Les radicaux ont esquissé une faible tentative pour siéger à l'extrême-gauche, mais cela ne semble pas avoir réussi. Chacun s'assied là où il entend et change souvent trois ou quatre fois de place au cours d'une séance. La plupart des députés préfèrent pourtant certains emplacements auxquels ils reviennent toujours en fin de compte et c'est ainsi que l'assemblée se divise en deux parties assez nettement distinctes. On voit sur les trois premiers bancs de l'hémicycle des visages aigus, passablement de barbes, des coiffures soignées et des vêtements modernes coupés à la mode de Paris. C'est là que siègent les représentants de la Suisse française et italienne ou, comme on dit ici, les 'Welsches'. Sur ces bancs, on parle rarement autrement qu'en français. Mais voici derrière les 'Welsches', une société curieusement mélangée. Il est vrai qu'on n'y remarque pas de paysans en costume national suisse, mais au contraire des gens dont le costume a été effleuré par une certaine civilisation : ça e là on distingue même un frac plus ou moins moderne surmonté d'un visage convenable. Voici encore une demi-douzaine de silhouettes d'officiers en civil, tous semblables,plus solennels que belliqueux, quelques peu démodés dans leurs traits et leurs vêtements et rappelant dans une certaine mesure Ajax dans Troilus et Cressida (14), voici enfin le gros de l'assemblée composé de messieurs plus ou moins âgés, de type plus ou moins vieux-franconien, aux physionomies eet aux costumes indescriptibles. Chacun est différent de l'autre, tous représentent un type particulier, le plus souvent aussi une caricature. On y rencontre toutes les variétés du boutiquier, du campagnard endimanché (16) et de l'oligarque cantonal, mais tous ont le même air vertueux, tous sont terriblement sérieux avec de mêmes lunettes cerclées d'argent. Ce sont les représentant de la Suisse allemande, et ce gros de la compagnie est fourni par les petits cantons ainsi que par les districts écartés des grands. (...)

« Telle physionomie, telle discussion. Les Welsches sont les seuls à s'exprimer dans une forme rhétorique tout à fait civilisée, et encore pas tous. Les Bernois, parmi les Suisses allemands, ceux qui ont le plus adopté les mœurs welsches, viennent tout de suite après. On trouve au moins quelque flamme chez eux. Les Zurichois, ces fils de l'Athènes suisse, parlent avec la pose et la mesure convenables à des êtres intermédiaires entre le professeur et le maître de corporation, mais toujours 'avec culture'. Les officiers parlent avec une lenteur solennelle, peu d'habileté et de contenu, mais en revanche avec une assurance à faire croire que leur bataillon est rangé sur pied de guerre derrière leur dos. Le gros de la compagnie, enfin, fournit des orateurs plus ou moins bien intentionnés, réfléchis, consciencieux, qui penchent à droite ou à gauche pour finir par toujours prendre la défense de leurs intérêts cantonaux. Par ailleurs, presque tous s'expriment très rudement et souvent selon des principes grammaticaux particuliers. C'est presque toujours de ce côté qu'est soulevée la question des frais, et surtout par les cantons de la Suisse primitive. Uri s'est déjà taillé à cet égard une réputation méritée dans les deux Chambres.

« Dans son ensemble, la discussion est en conséquence terne, tranquille, médiocre. Le Conseil national compte très peu de talents oratoires dignes de succès dans de plus grandes assemblées. Je n'en connais jusqu'ici que deux : Luvini et Dufour, quelque peu Eytel. Il est vrai que je n'a pas encore entendu plusieurs des députés les plus influents, mais ni leurs succès à l'Assemblée ni les comptes rendus de leurs discours dans les journaux ne sont de telle sorte qu'ils justifient de brillants espoirs. Seul Neuhaus parle, paraît-il, avec éclat. Comment serait-il d'ailleurs possible que se développent des dispositions oratoires dans des assemblées qui représentent au plus quelques centaines de milliers d'homme et n'ont à s'occuper que des intérêts locaux les plus mesquins ? La défunte Diète était en outre une assemblée plutôt diplomatique que législative. On pouvait y apprendre à falsifier des instructions ou à rendre plausibles des voies de sortie, mais pas à entraîner ou à dominer une assemblée. Dans leurs discours, les Conseillers nationaux se bornent donc à motiver leurs votes, chaque orateur exposant les faits qui l'incitent à voter de telle ou telle façon. Ils le font avec le même sang-froid, chacun répétant tranquillement ce qui a déjà été répété avant lui à en devenir insupportable. Les discours du gros de la compagnie se caractérisent en particulier par cette patriarcale ingénuité. Et lorsqu'un de ces messieurs a enfin la parole, on comprend qu'il profite de l'occasion pour s'étendre sur tous les incidents de la discussion, fussent-ils liquidés depuis longtemps. Quelques discours principaux maintiennent péniblement le fil des débats à travers cette confidentielle causerie des hommes de bien et, lorsque la séance est levée, on s'avoue avoir rarement entendu quelque chose d'original au physique (17) de l'assemblée, car on le rencontre rarement à un degré si classique, ne laisse pas au moral (18) d'être plat ou soporifique. Il y a peu de passion et il n'est pas question d'esprit. Luvini est le seul à parler avec une fougue puissante et entraînante. Dufour le seul qui en impose par sa précision et sa clarté authentiquement françaises. Frei, de Bâle-Campagne, se sert de l'humour dans lequel le colonel Bernold fait de temps en temps des écarts assez réussis. L'esprit français fait totalement défaut aux Suisses romands. Depuis qu'existent les Alpes et le Jura aucun calembour passable n'a vu le jour sur leurs flancs et l'on n'y a pas entendu une seule repartie cinglante. Le Suisse français n'est pas seulement sérieux (19), il est grave (20) ».

Engels expose alors dans le détail l'objet des débats de la séance à laquelle il assistait ce jour-là de la tribune au milieu d'un public très dense. Il s'agissait des réclamations répétées du général autrichien Radetzki contre le canton du Tessin qui accueillait trop libéralement à son gré les francs-tireurs italiens en lutte contre l'Autriche pour libérer la Lombardie. Les députés tessinois défendaient le droit de leur canton à donner asile à ces patriotes, tandis qu'une commission fédérale proposait d'interner les réfugiés en Suisse centrale et d'en plus laisser entrer d'autres. Engels, qui ne cache pas sa sympathie pour les Tessinois et leur cause, narre avec malice les algarades de colonels qui décident de vider par les armes une querelle datant de la guerre du Sonderbund et trace de savoureux portraits des divers orateurs dont l'un a singulièrement captivé son attention :

« Tout à coup, les bavardages et les déambulations cessèrent dans l'assemblée. Le plus grand silence se fit et tous les yeux se tournèrent vers un homme âgé, chauve et glabre avec un long nez recourbé, qui prit la parole en français. Ce petit vieillard qui ressemblait plutôt à un savant qu'à toute autre chose dans son simple habit noir et avec son air tout à fait bourgeois, cet homme qui n'avait de remarquable qu'un visage fort expressif et un regard vif et pénétrant, c'était le général Dufour (21), celui-là même dont la sagace stratégie avait liquidé le Sonderbund quasi sans effusion de sang. Quelle différence avec les officiers suisses allemands de l'assemblée ! Ces Michel, Ziegler, Berg, etc., ces braves sabreurs, ces pédants moustachus prennent une allure fort caractéristique en face du petit, du discret Dufour. On voit du premier coup d'œil que Dufour a été la tête menant toute la guerre du Sonderbund tandis que ces Ajax drapés dans leur dignité n'ont été que les poings dont il s'est servi pour exécuter ses décisions. La Diète avait vraiment eu la main heureuse, elle avait trouvé l'homme nécessaire.

« On s'étonne d'abord en entendant parler Dufour. Ce vieil officier du génie qui n'a fait sa vie entière qu'organiser des écoles d'artillerie, rédiger des règlements et inspecter des batteries, qui ne s'est jamais mêlé à des discussions parlementaires et n'a jamais parlé en public, se présente avec une sûreté, parle avec un débit, une élégance et une précision, avec une clarté proprement admirable et unique au Conseil national suisse. Ce maiden-speech (22) de Dufour sur l'affaire tessinoise aurait soulevé, par sa forme et son exposition, le plus grand intérêt dans une chambre française. Il dépasse de loin à tous égards le discours de trois heures qui a fait de Cavaignac le premier avocat de Paris – si du moins l'on en peut juger par le texte paru au 'Moniteur'. D'autant plus qu'il convient de reconnaître doublement le mérite de la beauté de la langue chez un Genevois. La langue nationale de Genève est en effet un français réformé calviniste, ouvert, plat, pauvre, atone et lent. Dufour ne parlait pas le genevois, mais un vrai, authentique français. En outre, les pensées qu'il exprimait étaient si nobles, si dignes d'un soldat dans le bon sens du mot qu'elles contrastaient fortement avec les mesquines jalousies et l'esprit des officiers suisses allemands borné à leur horizon cantonal.

« Je me félicite, dit Dufour, de voir le mot de neutralité dans toutes les bouches. Mais en quoi consiste la neutralité ? Elle consiste dans le fait que nous ne fassions rien et que nous ne laissions rien faire qui puisse mettre en danger l'état.»

La patience, c'est bien ce qui manque le plus à Engels confiné à Berne à l'écart des événements de son pays. Il ne cesse cependant pas d'être actif, jugez-en : « de paix entre la Suisse et ses voisins. Rien de moins, mais aussi rien de plus. Nous avons donc le droit d'offrir un asile aux réfugiés étrangers. C'est un droit dont nous sommes fiers. Nous le considérons comme un devoir que nous devons rendre au malheur. Mais à une condition : que le réfugié se soumette à nos lois, qu'il n'entreprenne rien qui mette en danger notre sécurité intérieure et extérieure. Qu'un patriote pourchassé par la tyrannie s'efforce depuis notre territoire de reconquérir la liberté pour sa patrie, je le comprends, je ne lui en fais nul reproche, mais nous avons, nous aussi, à considérer ce que nous devons faire. Si ce réfugié taille sa plume ou saisit la carabine contre le gouvernement voisin, eh bien, nous ne l'expulserons pas, cela serait injuste, mais nous l'éloignerons de la frontière, nous l'internerons. Cela garantit notre propre sécurité et le compte que nous devons tenir des Etats voisins. Rien de moins, mais aussi rien de plus. En revanche, si nous prenons des mesures, non seulement contre le franc-tireur qui a fait une incursion en territoire étranger, mais encore contre son frère, contre son père, contre celui qui s'est tenu tranquille, alors nous faisons plus que nous ne devons, nous ne sommes plus impartiaux, alors nous prenons parti pour le gouvernement étranger, pour le despotisme, contre ses victimes (Bravo général). Et justement maintenant, alors que Radetzki, un homme qui n'a, j'en suis certain, les sympathies de personne dans cette assemblée, alors que cet homme a déjà exigé de nous cet injuste éloignement de la frontière de tous les réfugiés, alors qu'il appuie cette exigence par des menaces et même par des mesures hostiles, maintenant justement il convient moins que jamais que nous acceptions cette exigence injuste d'un adversaire plus puissant, parce qu'il semblerait que nous avons cédé à la puissance, parce qu'il apparaîtrait que nous avons pris cette décision sous la pression de plus fort que nous » (Bravos).

« Je regrette de ne pas pouvoir rapporter plus longuement ce discours et surtout de ne pas pouvoir le transcrire littéralement. Il n'y a en effet pas de sténographes ici et je dois écrire de mémoire. Bref, Dufour surprit l'assemblée aussi bien par ses dons d'orateur et par le manque de prétention de son exposé que par les arguments frappants qu'il avait avancés. Il s'assit en déclarant au milieu d'une ovation générale qu'il voterait pour Pioda. C'est la seule fois que j'ai entendu une ovation au Conseil national pendant la discussion. L'affaire était tranchée, il n'y avait plus rien à dire après le discours de Dufour, la motion de Pioda allait passer.

« Mais cela ne faisait pas l'affaire des chevaliers du cantonalisme ébranlés dans leur conscience (...) » et la discussion reprend pour se terminer par la défaite des Tessinois : '... Le Tessin fut privé du droit d'asile, les exigences de Radetzki furent admises (...)'. Tel est le Conseil national suisse, la fleur des hommes d'Etat suisses. Je trouve qu'ils ne se distinguent des autres législateurs que par une seule vertu : par une plus grande patience » (23).

La patience, c'est bien ce qui manque le plus à Engels confiné à Berne à l'écart des événements de son pays. Il ne cesse cependant pas d'être actif, jugez-en :

"A quelques jours de cette séance des Chambres, Des hommes pauvrement vêtus, venus de quelques villes suisses, se réunissent eux aussi à Berne. L'objet de leur assemblée est modeste. Ils ne sont pas là comme les députés bourgeois au Conseil National et au Conseil des Etats pour consacrer la victoire de leur classe. Ce sont des hommes au cœur réchauffé par l'amitié de quelques compagnons seulement. Membres d'un autre parlement dont aucun journal ne parle, ils sont délégués à un premier Congrès ouvrier qui va se dérouler les 9, 10 et 11 décembre à Berne. Ce sont des Allemands surtout, accompagnés de quelques Suisses. Ou plutôt les Suisses ne sont pas encore les plus nombreux, aux côtés de leurs frères allemands plus avancés, dans ce premier congrès des associations ouvrières de Suisse. Et parmi eux, pas un qui sache qu'ils représentent la classe qui monte, la classe qui sera un jour la plus nombreuse, bientôt la plus fortement organisée, la classe ouvrière suisse ! Pas un ? Si, le délégué mandaté par la Société ouvrière de Lausanne entrevoit l'avenir et il l'a déjà annoncé. Il n'est pas de ce pays et il sourit quelquefois de son étroitesse, mais il le connaît mieux que ceux qui n'ont jamais quitté ses vallées, parce que, tel un horloger, il a démonté le mécanisme neuf et compliqué qui fait pousser des fabriques le long des rivières suisses et descendre de leurs pauvres montagnes vers ces tristes bâtisses les jeunes paysans qui ne trouvent plus à s'engager au service de princes étrangers. Ce délégué, c'est Friedrich Engels que les ouvriers allemands et suisses allemands de Lausanne ont chargé de les représenter parce qu'ils n'ont pas pu réunir assez d'argent pour envoyer un des leurs, et aussi parce qu'ils ont fait sa connaissance lorsqu'il a passé dans leur ville quelques semaines auparavant. Ils lui ont confié un mandat défini avec précision :

« Frère !

« Dans l'impossibilité d'envoyer un délégué, nous t'avons choisi pour nous représenter au Congrès ouvrier de Berne ; en tant qu'ancien combattant pour le prolétariat, tu ne failliras pas à la tâche, d'autant plus que tu n'auras pas à faire avec des bourgeois et autres trafiquants, tu n'auras à agir qu'avec des prolétaires et pour eux ; en conséquence, nous t'informons brièvement de notre volonté en ce qui concerne une Société centrale :

« 1° Le but des Sociétés unies doit être : a) la création d'une Société centrale et d'une caisse centrale ; 2) L'éducation sociale et politique des ouvriers ; c) Entrer en rapport avec le Comité ouvrier de Leipzig et surtout renforcer les liens qui unissent les ouvriers.

« 2° Le devoir de la Société centrale désignée doit être : a) Etablir la liaison avec le Comité ouvrier de Leipzig ; b) Afin de faciliter la correspondance, surtout diffuser le journal (Verbrüderung) qu'édite le Comité central ; c) Administrer la caisse centrale et en rendre compte deux fois par an ; d) Informer immédiatement les Sociétés fraternelles de tous les événements importants.

« 3° Devoirs réciproques des Sociétés fraternelles envers la Société centrale : a) Chaque membre paie au plus une cotisation de deux sous par mois, la correspondance d'une société à l'autre étant en revanche toujours envoyée port dû ; b) Chaque société doit fournir des cartes à ses membres ; c) Chaque membre en possession d'une carte bénéficie de l'entrée libre dans toutes les sociétés, la carte devant toutefois être signée par la président de la dernière société dont faisait partie le membre en question.

« En ce qui concerne notre choix, nous pensons toujours que la Société de Berne est le plus indiquée. Si notre dernière lettre circulaire devait être mise en discussion, qu'on sache qu'elle n'était que la conséquence du fait que cet été nous avions déjà désigné la Société de Berne en tant que Société centrale ; étant donné que nous étions restés sans information sur l'état des choses, nous avions convoqué ici une assemblée qui avait alors décidé d'écrire la lettre-circulaire susmentionnée. Nous avons repoussé la cotisation d'un sou par semaine parce qu'elle aurait fait diminuer le nombre des membres et que cela ne peut pas augmenter beaucoup les revenus ».

Au nom des 41 membres de la Société, salut et poignée de main.

Lausanne, le 8.12.1848 : G. Schneeberger, Bangert, Chr. Haaf (24).

Les jours passent et, malgré ces contacts, ces rencontres, séjourner en Suisse devient de plus en plus insupportable à Engels en ce mois de décembre 1848, alors que Louis Napoléon Bonaparte est élu Président de la République à Paris, tandis que Garibaldi est acclamé à Rome et que les troupes de l'empereur François-Joseph partent en campagne contre les patriotes hongrois, cependant que Karl Marx mène à Cologne, à la tête de la Neue Rheinische Zeitung, le combat pour la démocratie allemande.

Le 28 décembre, Engels écrit à Marx :

« Comme je te l'ai déjà dit, si l'on eut raisonnablement estimer qu'il n'y a pas de détention préventive à craindre, je viens tout de suite. Après, ils pourront me faire comparaître devant 10.000 jurys, mais en détention préventive on ne peut pas fumer, alors là je ne marche pas » (25).

Le 7 janvier, il est dévoré d'impatience :

« Mais je pense toujours que je pourrai bientôt rentrer. Cette vie casanière à l'étranger où l'on ne peut vraiment rien faire de régulier, où l'on se trouve tout à fait en dehors du mouvement, est horriblement insupportable. J'en viendrai bientôt à penser que mieux vaut se trouver en détention préventive à Cologne que dans la libre Suisse. Ecris-moi donc s'il existe une seule chance... ».

Engels ne néglige pourtant rien pour se rendre utile en Suisse. Il insiste dans la même lettre pour que l'on veille à ce que la Neue Rheinische Zeitung soit expédiée tous les jours à Berne d'où ses articles sont reproduits dans plusieurs journaux suisses. Il envoie une annonce publicitaire en faveur du journal de Marx, qu'il a pu faire insérer dans la radicale Berner Zeitung, et il répète :

« Comme je l'ai déjà dit, il est important que le journal arrive ici, non seulement à cause de moi, mais surtout parce que la Berner Zeitung, qui nous est favorable et qu'un communiste rédige (26), fait son possible pour la mettre en vogue ici » (27).

Quelques jours après, Engels rentre précipitamment à Cologne où paraîtra encore la première partie d'une étude sur la presse suisse, écrite à Berne.

Il se retrouvera de nouveau à la frontière suisse six mois plus tard, le 12 juillet au matin, adjudant d'un corps de volontaires qui furent les derniers combattants de la révolution allemande à déposer les armes, vingt-quatre heures après le gros de l'armée badoise.

Engels fut interné à Vevey avec ses compagnons. A Genève, il fit la connaissance du jeune réfugié Wilhelm Liebknecht, puis il rejoignait Karl Marx à Londres : c'était le début d'une nouvelle étape de leur vie commune, inséparable d'une nouvelle ère historique qui verra paraître le Capital, naître la Première Internationale et lentement se constituer des partis ouvriers indépendants du radicalisme bourgeois.

Maurice Pianzola *

Marx-Engels, Briefwechsel, t. I, p. 125. Ed. Dietz, Berlin.

2,3) En français dans le texte. On appelait « Bédouins » les royalistes neuchâtelois

4) Jeu de mots sur le nom de l'ancien gouverneur prussien de Neuchâtel.

5) En français dans le texte.

6) Neue Rheinische Zeitung, numéro 140, 11 novembre 1848.

7) La signature de Marx au bas de ce document conservés aux Archives fédérales à Berne est apocryphe. Marx, absent de Bruxelles, avait laissé des pouvoirs. Voir Luc Somerhausen, L'humanisme agissant de Karl Marx, et W. Näf, Die Schweiz in der deutschen Revolution.

8) Assemblée fédérale de la Suisse sous l'ancien régime.

9) Neue Rheinische Zeitung, numéro 143, 15 novembre 1848. Ces articles d'Engels sont inédits en français. Ils n'ont d'ailleurs pas été publiés en allemand non plus depuis 1848. Voir à ce sujet : Friedrich Engels und die Schweiz, par « Oswald Mohr » (Bruno Kaiser) dans la revue Sozialismus, août 1945, Zurich.

10) D'après le brouillon publié dans Marx-Engels Gesamt-Ausgabe, t. I/I, p. 631. Nous n'avons pas encore retrouvé l'original de ce document aux Archives bernoises, mais seulement une décision du Conseil d'Etat bernois, accordant en date du 9 décembre 1848 le droit d'asile à Fr. Engels, ainsi qu'à quatre autres Allemands, trois Italiens et un Polonais (Protokoll der Regierungsrates, numéro 133, pp. 498-499).

11) Le comte Latour, ministre de la Guerre autrichien, avait été pendu à un réverbère de Vienne pendant la révolution d'octobre 1848.

12) Neue Rheinische Zeitung, numéro 150, 24 novembre 1848.

13) DRUEY (Henri), né dans le canton de Vaud, en 1799, mort à Berne, en 1855. Un des chefs radicaux les plus influents ; il sera président de la Confédération pour 1850. Karl Marx aura l'occasion, dans son pamphlet Herr Vogt, de porter de sévères jugements sur l'attitude ultérieure de Druey.

FURRER (Jonas), né à Winterthur, en 1805, mort à Ragaz, en 1861, Représentant de la bourgeoisie modérée.

FRANSCINI (Etienne), radical suisse, originaire du Tessin. En 1848, il s'occupe spécialement des problèmes de l'instruction publique dans la Confédération.

14) Neue Rheinische Zeitung, supplément au numéro 151, 24 novembre 1848.

15) Pièce dans laquelle Shakespeare tourne en dérision les héros d'Homère.

16) En français dans le texte.

17, 18, 19, 20) en français dans le texte.

21) Général DUFOUR (1787-1875). Ancien élève de l'Ecole polytechnique de Paris, commandant en chef des troupes fédérales lors du Sonderbund.

22) Premier discours.

23) Neue Rheinische Zeitung, numéros 165 et 166, 2e éd. 10 décembre 1848. Il s'agit des séances du Conseil national des 21 et 22 novembre 1848. Le compte rendu du Journal de Genève est bien moins complet que celui d'Engels !

24) Marx-Engels Gesamt-Ausgabe, t. I/7, p. 635. Ces ouvriers de Lausanne sont les continuateurs de ce qu'il y avait de plus solide dans l'organisation de W. Weitling et du tanneur Simon Schmidt en Suisse romande. Voir à ce sujet les Cahiers Internationaux, numéro 61, p. 53, et Movimento Operaio, numéro I/1955, p. 123.

25) Marx-Engels, Briefwechsel, t. I, p. 125. Ed. Dietz, Berlin.

26) Il s'agit sans doute de l'avocat Niggeler, député radical au Grand Conseil bernois.

27) Marx-Engels, Briefwechsel, t. I, p. 128. Ed. Dietz, Berlin. (« En vogue » est en français dans le texte).

(Cahiers internationaux : revue internationale du monde du travail. N° 75, avril 1956, p. 67-80)

*Sur Maurice Pianzola, cf. :

notice wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Pianzola 

www.heros-limite.com/auteurs/pianzola-maurice