thomas paine

Thomas Paine, né le 29 janvier 1737 à Thetford en Grande Bretagne et mort le 8 juin 1809 à New York, aux Etats-Unis, est un intellectuel pamphlétaire, révolutionnaire, britannique, américain et français. Il est connu pour son engagement durant la Révolution américaine en faveur de l’indépendance des treize colonies britanniques en Amérique du Nord. Il a exposé ses positions dans un célèbre pamphlet, intitulé Le Sens commun, publié quelques mois avant la signature de la Déclaration d’indépendance américaine en 1776.

Ses écrits, parmi lesquels figure Rights of Man (1791), ont également exercé une grande influence sur les acteurs de la Révolution française : il est élu député à la Convention nationale en 1792. Considéré par les Montagnards comme un allié des Girondins, il est progressivement mis à l’écart, notamment par Robespierre, puis emprisonné en décembre 1793.

Après la Terreur, il est relâché et connaît un certain succès grâce à son livre Le siècle de la raison (The Age of Reason), 1793-1794, qui analyse le christianisme et milite en faveur du déisme. Dans Agrarian Justice (1795), il analyse les origines du droit de propriété et introduit le concept de revenu de base, proche du revenu minimum.

Thomas Paine resta en France jusqu’en 1802, période pendant laquelle il critique l’ascension de Napoléon Bonaparte, qualifiant le Premier Consul de « charlatan le plus parfait qui ait existé ». Sur l’invitation du président Thomas Jefferson, il revient aux Etats-Unis où il meurt en 1809, à 72 ans.

(Extrait de wikipedia)

A lire :

Nathalie Caron, « Thomas Paine et l’éloge des révolutions », Transatlantica, revue d’études américaines, 2006, 2 

Laurent Geffroy, « A l’origine du revenu garanti : Thomas Paine », Multitudes, revue politique, artistique philosophique, 8, 2006 

Yannick Bosc, « Thomas Paine, le républicanisme, le droit à l’existence et la critique du libéralisme économique ». Texte préparatoire à la Deuxième conférence internationale Thomas Paine, Thomas Paine dans la Révolution française, Université Paris Ouest Nanterre, vendredi 26 septembre 2014, (CHISCO-Paris Ouest Nanterre, Université Paris Lumière, Thomas Paine Studies Iona College, Thomas Paine National Historical Association) 

Alain Caillé (présentation), « Vers un revenu minimum inconditionnel », Revue du MAUSS semestrielle, no 7, Premier trimestre 1996 

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La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires (1)

précédé de A la législature et au Directoire,

Par Thomas Paine

Le départ précipité de Thomas Paine ne lui a pas permis de faire traduire, sous ses yeux, cet ouvrage auquel il attachait le plus grand prix. Il a chargé un ami de prendre ce soin ; c’est au lecteur à juger si le plan que renferme cet ouvrage est digne de la publicité qu’on lui donne.

A la législature et au Directoire exécutif de la République française

Le plan contenu dans le présent ouvrage n’est point destiné exclusivement à un pays particulier ; le principe qui lui sert de base est général. Mais comme les droits de l’homme sont une étude nouvelle dans ce monde, et qu’elle a besoin d’être protégée contre la supercherie des prêtres, et contre l’insolence d’une oppression depuis trop longtemps établie, j’ai cru devoir placer ce petit ouvrage sous votre sauvegarde. Lorsqu’on réfléchit à la longue et obscure nuit dans laquelle la France, et toute l’Europe, a resté plongée sous ses gouvernements et ses prêtres, on doit être beaucoup moins surpris qu’affligé de l’éblouissement occasioné par le premier éclat de la lumière qui a dissipé les ténèbres. L’œil accoutumé à l’obscurité a de la peine à supporter d’abord le grand jour. C’est avec le secours de la pratique que l’œil apprend à voir, et il en est de même en passant d’une situation quelconque à une situation opposée.

Comme nous n’abjurons pas en même temps toutes nos erreurs, nous n’abjurons pas non plus tout d’un coup la connaissance de tous nos droits. Le France a eu la gloire d’ajouter au mot de liberté, celui d’égalité, et ce mot est en lui-même un principe qui n’admet point de gradation dans les choses auxquelles il s’applique ; mais il a été souvent mal entendu, souvent mal appliqué, et souvent violé.

Liberté et propriété sont des mots qui expriment toutes les choses que nous possédons, et qui ne sont point de nature intellectuelle. Il y a deux espèces de propriété. Premièrement, la propriété naturelle ou celle qui nous vient du créateur de l’univers ; comme la terre, l’air et l’eau. Secondement, la propriété artificielle ou acquise, c’est-à-dire, celle qui est de l’invention des hommes. Pour celle-ci l’égalité est impossible, parce que, pour la partager également, il faudrait que tous les hommes y contribuassent dans la même proportion, ce qui n’arrive jamais ; et dans cette supposition chaque individu garderait son produit, et cela équivaudrait au partage. L’égalité de la propriété naturelle est le sujet de ce petit ouvrage. Tout individu existant dans le monde y est né avec des droits légitimes sur un certain genre de propriété, ou sur une indemnité équivalente.

Le droit de voter pour le choix des personnes chargées de la confection des lois qui gouvernent la société, tient au mot de liberté, et constitue l’égalité des droits personnels. Mais quand même il tiendrait à la propriété, ce que je nie, le droit de vote appartiendrait encore à tous également ; parce que, comme je l’ai déjà observé, tous les individus qui existent dans ce monde, sont nés avec des droits légitimes sur une certaine espèce de propriété.

J’ai toujours considéré la présente constitution de la République française comme le système le mieux organisé qu’ait encore produit l’esprit humain. Mais j’espère que mes anciens collègues ne trouveront pas mauvais que je les avertisse d’une erreur qui s’est glissée dans le principe. L’égalité du droit de suffrage n’est point maintenue. On a attaché le droit de voter à une condition dont il ne doit pas dépendre ; c’est-à-dire, à la proportion d’une certaine taxe, qu’on nomme contribution directe. La dignité du droit est avilie ; et en le mettant en balance avec une chose de misérable valeur, on diminue l’enthousiasme qu’il est capable de produire. Il est possible de lui trouver un contrepoids équivalent, parce qu’il est le seul digne d’être sa propre base, et qu’il n’est point susceptible de fleurir, au moyen d’une greffe, ou d’une pièce de rapport.

Depuis l’établissement de la Constitution, nous avons vu échouer deux conspirations : celle de Babeuf, et celle de quelques personnages à peines connus, qui se décorent du méprisable nom de royalistes. Le vice du principe de la Constitution fut la source de la conspiration de Babeuf. Il se servit du ressentiment que ce défaut avait produit, et au lieu d’y chercher un remède par des moyens légitimes et constitutionnels, ou d’indiquer quelque expédient utile à la société, les conspirateurs firent tous leurs efforts pour ramener le désordre et la confusion, et se constituer personnellement en Directoire, ce qui est formellement destructif de l’élection et de la représentation. Ils furent enfin assez extravagants pour supposer que la société occupée de ses soins domestiques, leur abandonnerait aveuglément la direction du pouvoir qu’ils auraient usurpé par la violence.

La conspiration de Babeuf fut au bout de quelques mois suivie de celle des royalistes, qui se flattèrent bêtement d’opérer de grandes choses avec des moyens nuls ou misérables. Ils comptèrent sur tous les mécontents, quel que pût être leur motif, et tâchèrent de stimuler à leur tour la classe d’hommes dont les autres s’étaient servis. Mais les chefs se conduisirent comme s’ils eussent imaginé que la société n’avait rien de plus à cœur de rétablir et d’alimenter les courtisans, les pensionnaires et toute leur séquelle, sous le méprisable nom de royauté. Ce petit ouvrage les désabusera, en leur montrant que la société a en vue un objet de nature fort différente, celui de s’établir et de s’alimenter elle-même.

Nous savons tous, ou nous devrions savoir que le temps durant lequel une révolution s’opère n’est pas celui où l’on peut jouir des avantages qui doivent en résulter. Mais que Babeuf et ses complices considèrent la France depuis l’établissement de la Constitution, et qu’ils la comparent avec ce qu’elle fut durant le funeste système révolutionnaire et durant l’exécrable règne de la Terreur ; la rapidité du changement leur paraîtra sans doute très frappante et très étonnante. La famine a été remplacée par l’abondance et par l’espoir très fondé d’une prospérité prochaine et croissante.

Quant au vice qui existe dans la Constitution, je suis très persuadé qu’il sera corrigé constitutionnellement, et cette mesure est indispensable ; car tant qu’il subsistera, il donnera de l’espoir et fournira des moyens aux conspirateurs ; et il est d’ailleurs à regretter qu’une constitution si sagement organisée, pèche si fortement dans son principe. Ce défaut expose encore à d’autres dangers qui se feront sentir. Des candidats intrigants iront à la quête des individus qui n’ont pas le moyen de payer la contribution directe, et la paieront pour eux sous la condition d’obtenir leurs suffrages. Maintenons inviolablement l’égalité du droit sacré des suffrages : la sécurité ne pourra jamais avoir une base plus solide.

Salut et fraternité

Votre ancien collègue,

Thomas Payne

1) Source : BNF, Paris. Pour faciliter la lecture, l’orthographe de certains mots a été légèrement « modernisée ».

La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires

Contenant un plan pour améliorer la situation générale de tous les hommes

Un des premiers objets que la législation perfectionnée devrait avoir en vue, est de conserver les avantages de ce qu’on nomme la vie sociale et réparer en même temps les inconvénients qu’elle a produits.

C’est encore une question fort incertaine de savoir si l’état de la société qu’on intitule orgueilleusement, et peut-être indûment la civilisation, a augmenté ou diminué le bonheur de la race humain en général. D'un côté, le spectateur est ébloui par du brillant éclat des apparences; et de l'autre, il aperçoit avec terreur les affligeants attributs de l’extrême misère. Ils sont également le produit de ce que l’on nomme la civilisation ; et c’est dans les pays civilisés qu’on rencontre ces individus de l’espèce humaine, les plus riches et les plus indigents.

Pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui parmi les Indiens du nord de l’Amérique. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. Mais dans cet état naturel, les hommes ne jouissent point des avantages de l’agriculture, des manufactures, des sciences et des arts. La vie d’un Indien comparée à celle d’un Européen indigent est un jour de fête perpétuel, et si on la compare à la vie de nos personnages opulents, elle paraît misérable. Ce qu’on nomme civilisation a donc opéré dans les deux sens contraires. Elle a rendu une partie des hommes plus riches, et l’autre plus pauvre qu’ils ne seraient dans leur état primitif ou naturel.

Il est toujours possible de passer de l’état de nature à la civilisation ; mais il n’est jamais possible de rétrograder de l’état de civilisation à celui de nature, parce que la chasse qui fournit à l’homme ses aliments dans l’état naturel, exige pour la substance d’un seul une étendue de terrain dix fois plus considérable que celle qui lui suffirait si la terre était cultivée. Il est donc évident que dans les pays dont la population s’est multipliée au moyen de l’agriculture, des sciences et des arts, la conservation de cet état des choses devient indispensable ; parce qu’autrement le pays ne pourrait pas nourrir peut-être un dixième de ses habitants. Il s’agit donc alors de remédier aux inconvénients que le passage de l’état de nature à celui de la civilisation a produits dans la société, et d’en conserver en même temps tous les avantages.

Or, en considérant la chose sous ce point de vue, le premier principe de la civilisation aurait dû et devrait toujours être, que la situation générale des individus nés dans un état civilisé ne doit pas être pire qu’elle n’aurait été dans l’état de nature. Mais il n’est que trop certain que dans tous les pays de l’Europe il y a des millions d’individus beaucoup plus misérables qu’ils ne l’auraient été s’ils fussent nés avant la civilisation, ou s’ils étaient aujourd’hui parmi les Indiens du nord de l’Amérique. Il convient d’en expliquer la cause.

Il est incontestable que dans son état primitif d’inculture, la terre était et aurait toujours continué d’être la propriété commune de toute la race humaine sans exception. Dans cette situation des choses, tous les hommes seraient nés avec une propriété ; ils auraient eu un droit égal durant leur vie à l’usufruit du sol et de toutes ses productions naturelles, soit végétales ou animales.

Mais la terre dans son état naturel n’est capable, comme je l’ai déjà observé, de nourrir qu’un petit nombre d’individus, en comparaison de ceux qu’elle alimente lorsqu’on la cultive ; et comme il est impossible de séparer les améliorations de la culture, du sol sur lequel on les a faites, cette liaison inséparable produisit l’idée de la propriété territoriale. Mais il n’en est pas moins vrai que ce sont les améliorations seulement, et non pas le sol, qui constituent la propriété individuelle. Tout possesseur de terre doit par conséquent à la communauté une rente foncière ; car je ne connais point d’autre terme qui puisse mieux expliquer l’idée de cette redevance, et c’est cette rente foncière qui doit produire le fonds que le plan du présent ouvrage propose.

La nature des choses, et toutes les informations que l’histoire nous fournit concourrent à nous convaincre que l’idée d’une propriété territoriale fut le produit de l’agriculture, et qu’on n’y pensa point antérieurement. Elle ne pouvait exister, ni dans les premiers temps où les hommes vivaient de la chasse, ni dans la période suivante, parmi ceux qui faisaient le métier de pasteurs. Il paraît qu’Abraham, Isaac et Jacob, ou Job, dont nous parle l’Ecriture, qu’on peut croire au moins pour les choses probables, ne comptèrent jamais les terres parmi leurs possessions. Leurs propriétés ne consistaient que dans leurs troupeaux, et ils les conduisaient d’un lieu dans un autre. Les contestations fréquentes et relatives à l’usage d’un puits dans l’aride et brûlant pays de l’Arabie, attestent aussi qu’il n’y avait point alors de propriétés territoriales. On n’avait point encore imaginé qu’on pût faire du sol un objet de location exclusive.

La propriété territoriale était originairement impossible. La terre n’est point l’ouvrage de l’homme, et quoiqu’il eût naturellement le droit de l’occuper, il n’avait pas le droit d’en affermer une partie comme une propriété lui appartenant exclusivement et pour toujours. Le Créateur de la terre n’a pas très certainement ouvert le bureau d’où sont sortis les premiers titres. D’où donc a pu venir l’idée d’une propriété territoriale ? Je réponds, comme je l’ai déjà fait, que quand la terre fut cultivée, l’idée de la propriété territoriale se présenta ; parce que les améliorations de la culture se trouvèrent inséparables du sol sur lequel on avait fait, à force de travaux, ces améliorations, dont la valeur excédait alors considérablement la valeur intrinsèque du sol, qu’elle l’absorba, et que le droit commun de tous céda aux droits que l’individu acquérait par sa culture. Mais ces droits sont toutefois d’une nature fort différente, et le seront toujours tant que la terre subsistera.

Pour se faire une idée juste des choses, il faut nécessairement remonter à leur origine, et ce n’est qu’avec le secours de ces idées qu’on peut fixer les limites qui séparent le bien du mal, ou le juste de l’injuste, et que l’homme apprend à connaître ses droits. J’ai donné à ce petit traité le titre de Justice agraire, pour le distinguer de la loi qui porte le même nom. Rien ne saurait être plus inique que la loi agraire dans un pays cultivé ; car quoique chaque individu, en qualité d’habitant de la terre, en soit légitimement l’usufruitier dans son état naturel, il ne s’ensuit pas qu’il soit aussi le légitime usufruitier d’une terre qu’un autre a cultivée. Lorsque le système de l’agriculture prévalut, le complément de valeur qui en résulta devint naturellement la propriété du cultivateur, ou de celui qui avait hérité du cultivateur, ou enfin de celui qui il avait vendu. Il y avait toujours originairement un propriétaire. En conséquence, quoique je m’intéresse à ceux que ce système a privé du droit naturel qu’ils avaient à la terre, quoique je plaide ici leur cause, je n’en défends pas moins, les droits du possesseur sur la portion qui lui appartient.

L’agriculture est incontestablement la plus utile découverte de l’esprit humain. Ella a décuplé la valeur de la terre ; mais les privilèges de propriété exclusive dont elle a été suivie, ont produit des effets très funestes. Chez toutes les nations ils ont dépouillé une grande moitié des habitants de leur héritage naturel, sans songer à les indemniser d’une spoliation qui a entraîné un excès d’indigence et de misère dont il n’y avait pas eu jusque-là d’exemple.

En plaidant la cause de ceux qu’on a dépouillé de leur droit, c’est une justice et non une charité que je demande ; mais c’est une justice ou un droit qui, après avoir été trop négligé dans les premiers temps, ne pouvait plus être réclamé efficacement qu’au moyen d’une révolution dans le système des gouvernements. Tâchons donc d’honorer les révolutions par des actes de justice, et de propager leurs principes en les faisant servir de base à la prospérité générale.

Après avoir exposé en peu de mots le sujet et le but de cet ouvrage, je passe à l’exposition du plan que je propose, et qui consiste :

A créer un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-et-un ans, la somme de quinze livres sterlings, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés.

Et pour payer annuellement la somme de dix livres sterlings, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge.

Moyen pour produire le fonds qu’on propose

J’ai déjà établi le principe, en observant que la terre, tant qu’elle serait restée inculte, aurait continué d’être la propriété commune de toute la race humaine, et que le système des propriétés territoriales, au moyen de sa liaison inséparable avec l’agriculture, et avec ce qu’on nomme la vie civilisée, avait absorbé la propriété de ceux qu’elle a dépouillés, sans songer à leur accorder une indemnité en compensation de leur perte.

Cette faute ne peut pas toutefois être imputée aux possesseurs actuels : on ne peut ni ne doit leur faire aucun reproche, à moins qu’ils ne se chargent du crime en s’opposant à la justice. La faute est inhérente au système, et elle s’est établir dans le monde au moyen de la loi agraire de l’épée, c’est-à-dire, par la loi du plus fort. Mais cette faute peut être réparée par les générations successives, sans attaquer ni inquiéter les présents possesseurs ; et l’opération de ce fonds peut commencer, ou même être en pleine activité dès la première année de son établissement, ou très peu de temps après, comme je vais le démontrer.

Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière. Les personnes qui ne jugeront pas à propos d’accepter la subvention pourront la reverser dans la caisse commune.

Considérant en conséquence, comme un principe admis, qu’aucun individu né dans un état civilisé, ne doit se trouver dans une situation pire que celle où il serait s’il fût né avant l’établissement de cette civilisation, et que dans tous les pays civilisés on aurait dû et on devrait encore prendre à cet égard des mesures, il est évident qu’on ne peut remplir cet objet qu’en réclamant de chaque possesseur des terres, une portion dont la valeur compense l’héritage naturel qu’il s’est approprié exclusivement.

On pourrait adopter à cet effet différentes méthodes ; mais celle que je propose me paraît la meilleure, non seulement parce qu’elle opérera sans gêner les présents possesseurs et sans entraver les taxes ou les emprunts nécessaires au gouvernement ou à la Révolution, mais parce qu’elle est la plus facile et la plus efficace ; parce que la perception se fera dans le moment le plus favorable, c’est-à-dire, lorsque la propriété passera dans les mains d’un hériter après la mort de celui qui la possédait ; il en résultera seulement que celui-ci sera le premier qui verra cesser, relativement à sa personne, le monopole de l’héritage naturel : l’homme généreux n’en désire point la continuation, et l’homme juste se réjouira de le voir aboli.

Le mauvais état de ma santé ne me permet pas de faire les informations nécessaires pour fonder le calcul des probabilités avec tout le degré de certitude dont elles sont susceptibles. Ce que je propose à cet égard est donc plus le résultat des observations et des réflexions que des informations que j’ai reçues ; mais je crois toutefois qu’il paraîtra assez juste.

En premier lieu, en prenant l’âge de vingt-un ans pour l’âge de la majorité, toute la propriété d’une nation, soit réelle ou personnelle, sera toujours entre les mains de personnes qui ont passé cet âge. Il est donc nécessaire de connaître comme une donnée de calcul, le nombre d’années que les personnes de cet âge peuvent vivre l’une dans l’autre. Je crois qu’on peut prendre trente ans pour le terme moyen de ce calcul ; car, quoiqu’un certain nombre vive quarante, cinquante, et même soixante années après cet âge, d’autres cessent aussi de vivre beaucoup plus tôt, et quelques-uns meurent dans le courant de chaque année.

En prenant donc trente ans pour le terme moyen, il nous indiquera exactement le laps de temps nécessaire pour faire passer par succession toute la masse des propriétés d’une nation d’une main dans une autre, c’est-à-dire, entre les mains des nouveaux propriétaires, après la mort des anciens possesseurs ; car, quoiqu’une partie reste quelquefois quarante, cinquante ou soixante ans dans la même main, il arriverai aussi que d’autres changeront deux ou trois fois de mains dans le cours des trente ans, et serviront de balance ; car si une moitié du capital d’une nation change deux fois durant le laps des trente année, cette moitié produira le même fonds que la totalité, en changeant une seule fois dans le cours d’une révolution semblable.

Or, en considérant trente années comme le terme moyen du laps de temps durant lequel la totalité du capital d’une nation, ou une somme égale de même valeur, change une fois de mains par hérédité dans le cours d’une année, ma mutation sera du trentième de cette somme ; c’est-à-dire que le trentième passera par hérédité entre les mains des nouveaux possesseurs ; et cette somme étant ainsi connue, et les capitaux à prélever sur chaque cent étant déterminés, on peut fixer le produit annuel du fonds proposé pour être employé conformément à ce que je viens d’exposer.

En parcourant le discours de Pitt, le ministre anglais, à l’ouverture de ce qu’on appelle en Angleterre le Budget, c’est-à-dire le système des finances pour l’année 1796, j’ai trouvé une estimation du capital national de ce pays. Comme j’ai sous les yeux cette estimation d’un capital national, il me servira de donnée. Quand un calcul est établi sur le capital connu d’une nation quelconque, combiné avec sa population, il peut servir d’échelle pour toute autre national, en observant la différence du plus ou du moins dans la masse de son capital et de sa population. Je me sers de cette estimation de M. Pitt avec d’autant plus de plaisir, qu’elle me fournira l’occasion de prouver à ce ministre pervers, d’après son propre calcul, qu’il pouvait employer l’argent de ses compatriotes beaucoup plus utilement qu’en le gaspillant, comme il a fait, pour le ridicule projet de rétablir le despotisme des Bourbons.

M. Pitt évalue le capital réel et personnel de l’Angleterre à 1.300 millions sterlings, qu’on peut considérer comme environ le quart du capital de la France en y comprenant la Belgique. L’événement de la dernière récolte des deux pays démontre que le sol de la France est plus fertile que celui de l’Angleterre, et qu’il peut plus facilement nourrir vingt-quatre ou vingt-cinq millions d’habitants que celui de l’Angleterre n’en peut faire subsister sept millions ou sept millions et demi.

La trentième partie de ce capital de £ 1.300.000.000 qui est de 43.333.333, constitue la portion qui passera annuellement par hérédité ou succession entre les mains de nouveaux possesseurs ; et la somme de la mutation annuelle sera en France, dans la proportion de quatre pour un, d’environ cent-soixante et treize millions sterlings. De cette somme de £ 43.333.333 qui changeront de mains annuellement, il faut défalquer la valeur de la propriété ou succession naturelle qui s’y trouve comprise et absorbée ; et en l’évaluant avec équité, il n’est peut-être pas possible de la réduire au-dessous d’un dixième.

Il arrivera incontestablement toujours qu’une partie des propriétés qui changent de mains par succession dans le cours de chaque année, descendra en ligne directe, du père ou de la mère à leurs enfants, et les autres parties à des héritiers collatéraux, à peu près dans la proportion de trois à un ; c’est-à-dire, qu’environ trente millions de la susdite somme passera aux héritiers directs et les £ 13.333.333, en partie à des parents éloignés, et en partie à des étrangers.

Or, en considérant que l’homme appartient toujours à la société, cette sorte de parenté deviendra par comparaison plus proche, à proportion que l’héritier présomptif sera plus éloigné. Il ne répugnera donc pas à la civilisation de dire que, dans les occasions où il n’y aura point d’héritier direct, la société héritera d’une portion indépendamment du dixième qu’elle prélèvera dans tous les cas. En supposant que ce supplément soit de dix à douze pour cent, en proportion de la parenté plus ou moins éloignée de celui qui héritera, il pourrait donner, en comprenant les aubaines des successions dévolues fautes d’héritiers, lesquelles doivent appartenir à la société et non au gouvernement, conjointement avec ces articles, il pourrait, dis-je, donner une nouvelle somme de dix pour cent, et le produit total de la somme annuelle de £ sera :

Des £ 30.000.000 à 10 pour 100,

£ 3.000.000

Des £ 13.333.333 à 10 pour cent avec le supplément des autres 10 pour 100

£ 2.666.666

£ 43.333.333

£ 5.666.666

Après avoir fixé la quotité du fonds annuel, il s’agit d’examiner s’il est proportionné à la population et à l’emploi auquel je le destine.

La population de l’Angleterre est, au plus, de sept millions cinq cent mille individus ; et le nombre de ceux qui ont passé cinquante ans doit être environ de quatre cent mille. Quoiqu’il en soit, ceux qui accepteraient les 10 livres sterlings de rente auxquelles ils auraient tous droit, ne passeraient pas très certainement ce nombre ; car je suis persuadé que tous ceux qui jouissent d’un revenu de 300 livres sterlings ne l’accepteraient pas. Mais comme on voit fréquemment des riches tomber dans l’indigence, même à l’âge de soixante ans, il serait juste de leur conserver le droit de réclamer les arrérages arriérés qu’ils auraient négligés de recevoir. Sur la recette annuelle de £ 51.666.666, il faudra donc soustraire 4.000.000 pour distribuer à quatre cent mille vieillards, à 10 livres sterlings par tête.

Je passe aux individus qui atteignent annuellement l’âge de vingt-un ans. Si tous ceux qui meurent avaient passé l’âge de vingt-un ans, pour que la population restât toujours la même, il faudrait que le nombre de ceux qui arrivent à cet âge fût égal au nombre des morts ; mais le nombre de ceux qui meurent avant cet âge est fort supérieur au nombre de ceux qui l’atteignent, et le nombre de ceux qui le passent équivaut tout au plus à la moitié de ceux qui meurent avant d’y arriver. Sur une population de sept millions et demi, la totalité des morts annuelles sera environ de 220.000 ; le nombre de ceux qui atteignent l’âge de vingt-un ans sera à peu près de 100.000. Par la raison que j’ai déjà exposée, tous ceux-ci n’accepteraient point les 15 livres sterlings, quoique la loi les y autorisât comme les autres. En supposant qu’un dixième refuse de les recevoir, il en résulterait le calcul suivant :

Fonds annuel

£ 5.666.666

À 400.000 vieillards

à £ 10 par tête

£ 4.000.000

À 90.000 individus de 21 ans

à £ 15 chacune

£ 1.350.000

Soit £ 5.350.000

Reste £ 316.666

Il y a, dans tous les pays, des aveugles, des manchots et des hommes mutilés de manière à être incapables de travailler pour gagner leur vie. Mais comme les aveugles sont généralement du nombre des hommes âgés, la plupart jouiront de l’annuité de 10 livres sterlings. Les 316.666 livres restant serviront pour secourir les hommes aveugles ou estropiés qui n’auront pas atteint l’âge de cinquante ans, et ce secours sera de £ 10 par tête

Après avoir établi mes calculs et exposé mon plan, je terminerai par quelques observations.

J’ai déjà déclaré que ce n’est point une charité que je demande, mais un droit que je réclame ; ce n’est point un don, mais une justice. La civilisation dans la situation présente est aussi odieuse qu’injuste. Elle est absolument l’opposé de ce qu’elle devrait être, et il est nécessaire qu’il s’y fasse une révolution. Le contraste du faste et de l’extrême indigence qu’on rencontre presqu’à chaque instant, blesse la vue et forme un spectacle aussi triste que pourrait l’être celui des corps morts et des corps vivants attachés ensemble. Quoique je ne sais point avide des richesses, je les vois avec plaisir, parce qu’elles peuvent être l’instrument du bien ; et peu m’importe qu’il y ait des hommes d’une extrême opulence, pourvu qu’elle ne soit pas fondée sur la misère des autres. Mais comment jouir de l’abondance quand on entend autour de soi les gémissements de l’indigence ? Quelqu’endurci qu’un richard puisse être, les haillons de l’indigent, ses joues creuses, et ses regards hagards lui font toujours une impression désagréable, et contrarient plus son bonheur que les dix pour cent que je réclame.

Dans tous les pays on trouve de très belles institutions de bienfaisance fondées par des individus ; mais les moyens d’un particulier sont insuffisants, quand il s’agit de soulager un si grand nombre. L’individu peut satisfaire sa conscience, mais non son cœur ; il peut donner tout ce qu’il possède, sans qu’il résulte un grand effet. Ce n’est qu’en organisant la civilisation sur de nouveaux principes, qu’on pourra détruire tout d’un coup la misère générale.

C’est l’effet que produira le plan que je propose. Il fera disparaître immédiatement trois classes misérables, les aveugles, les estropiés et les vieillards indigents ; et il fournira à la génération naissante les moyens de prévenir l’indigence. Tout ceci s’opérera sans déranger ni contrarier les mesures nationales que les circonstances pourraient rendre nécessaires ; et pour le prouver, il suffit d’observer que ce plan, et son exécution, opérera précisément comme si chaque individu faisait un testament et disposait de ses propriétés conformément à l’arrangement que je propose.

Mais je le répète encore, c’est la justice et non la charité qui forme le principe de mon plan. Dans toutes les grandes occasions, il est bon d’avoir un mobile plus actif que celui de la charité ; et quand à la justice, on ne doit pas laisser aux individus la liberté de la refuser, ou de l’observer à leur fantaisie. En considérant mon plan relativement à la justice, il faut qu’il soit l’acte de la volonté générale, motivée sur les principes de la Révolution ; il faut qu’il soit considéré comme l’acte de toute la nation, et non comme celui de quelques individus.

Un plan fondé sur ce principe favoriserait la Révolution au moyen de l’énergie que la conscience de l’équité produit toujours. Il multiplierait aussi les ressources nationales ; car la propriété où les richesses ne peuvent croître que comme la végétation au moyen de ses bourgeons ; il est bien différent pour deux individus qui se mettent en ménage, de commencer avec rien, ou d’avoir chacun cent écus à sa disposition. Avec ce secours, ils peuvent acheter une vache et les outils nécessaires pour cultiver quelques arpents de terre ; et au lieu d’être à charge de la société, comme cela arrive toujours lorsque les enfants naissent plus promptement que les moyens de les nourrir, ils peuvent devenir des citoyens industrieux et utiles ; les domaines nationaux se vendraient mieux ; s’il y avait des secours pécuniaires établis qui en facilitassent la culture en petits lots.

Le système qu’on a nommé mal à propos la civilisation a généralement adopté la mesure de faire des institutions pour secourir les pauvres, mais seulement après qu’ils sont tombés dans l’extrême indigence. Cette mesure ne peut être considérée ni comme charitable, ni comme politique. Ne serait-il pas plus avantageux et plus économique d’établir des moyens pour prévenir l’indigence ? Et le mieux qu’on puisse faire pour y réussir, n’est-il pas d’assurer à tous les individus, lorsqu’ils arrivent à l’âge de vingt-un ans, une somme pour se mettre en ménage ? Le contraste de la magnificence du riche et des haillons de l’indigent défigure la face de la société, et annonce qu’on y a commis une grande violence dont il est temps de faire justice. Dans tous les pays, l’indigence est devenue la portion héréditaire de la grande masse des individus, et il leur est presque impossible de s’en tirer sans secours. Il est bon aussi d’observer que dans les pays qu’on nomme civilisés, cette grande masse d’indigents se multiplie sans cesse. Le nombre de ceux qui tombent annuellement dans la misère est fort supérieur au nombre de ceux qui en sortent.¨

Quoique la considération d’intérêt ne soit pas admissible dans les calculs d’un plan fondé sur la justice, il sera toujours avantageux pour son établissement de démontrer que cette considération serait en sa faveur. Le succès d’un plan quelconque, lorsqu’il est soumis à l’opinion publique, dépendra toujours finalement de la justice de ses principes, et du nombre de ceux qui ont intérêt à le protéger.

Le plan que je propose est utile à tous, et ne nuit à personne. Il consolidera l’intérêt de la République en même temps que celui des individus. La nombreuse classe que le système des propriétés territoriales a dépouillée de son héritage naturel y trouvera un acte de justice nationale ; il produira l’effet d’une espèce de tontine pour les enfants des particuliers qui ne laisseront en mourant qu’une petite fortune ; ils y trouveront un retour fort supérieur à la somme qu’ils verseront dans la caisse de l’institution ; et il en résultera, pour les riches, un degré de sécurité qu’ils ne peuvent plus espérer sous les anciens gouvernements de l’Europe qui sont tous au moment de s’écrouler.

Je ne suppose pas qu’il y ait aujourd’hui, dans aucun des pays de l’Europe, plus d’une famille sur dix, dont la fortune nette se trouve, à la mort du chef, au-dessus de 500 livres sterlings, ou environ 10.000 francs. Mon plan serait avantageux pour ceux de cette classe, leur propriété verserait 50 livres sterlings ou environ 1.000 francs dans la caisse ; et s’il y avait seulement deux enfants, chacun d’entre eux recevrait 16 livres sterlings en arrivant à vingt-un ans ; et à l’âge de cinquante ans, ils seraient aussi assurés, l’un et l’autre, d’une somme de 10 livres sterlings de revenu annuel. Ce sont les grandes fortunes des riches qui alimenteront la caisse, et je sais que leurs possesseurs en Angleterre s’élèveront contre ce plan, quoiqu’ils dussent considérer comme un très grand avantage de s’assurer, contre tous les événements, la propriété des neuf-dixièmes. Mais, sans parler des moyens dont ils se sont servis pour accumuler ces immenses fortunes, je leur observerai que pour soutenir le despotisme des maisons d’Autriche et de Bourbon, M. Pitt a déjà imposé, sur les peuples de l’Angleterre, de nouvelles taxes annuelles, qui seraient plus que suffisantes pour remplir toutes les vues du présent plan de bienfaisance.

En formant ce plan, j’ai compris dans mes calculs les propriétés territoriales et les propriétés personnelles. Quant aux premières, la raison est évidente, et je l’ai déjà expliquée. Le motif qui m’a fait joindre à celles-ci les propriétés personnelles, est également fondé, quoique sur un autre principe. La terre est, comme je l’ai déjà dit, un don que le Créateur a fait en commun à la race humaine. La propriété personnelle est l’effet de la société, et sans son secours, il serait aussi impossible à l’individu de l’acquérir que de créer la terre. Bannissez un individu de la société, donnez-lui la possession d’une île ou d’un continent, il n’acquerra jamais seul une propriété personnelle ; il ne deviendra jamais riche. Telle est, dans tous les cas, l’inséparable liaison des moyens avec leur fin, qu’où les produits sont nuls, on ne peut jamais obtenir l’autre. C’est donc à l’avantage de vivre en société que l’homme est redevable de l’acquisition de toutes les propriétés personnelles que le seul secours de ses mains ne peut pas produire ; et selon tous les principes de justice, de connaissance et de civilisation, il doit restituer à la société une portion du tout dont elle est le source. Je ne fonde ici mon argument que sur un principe général, et peut-être vaut-il mieux s’en tenir à cette considération ; car, si on examinait la question plus particulièrement, on trouverait que les amas des propriétés personnelles se font le plus souvent aux dépends des malheureux qui, en travaillant pour les produire, ont reçu un trop faible salaire. L’ouvrier languit dans sa vieillesse et périt dans la misère, tandis que celui qui l’emploie nage dans l’abondance : il est peut-être impossible de proportionner exactement le prix de la main-d’œuvre aux bénéfices qu’elle produit ; et on observera sans doute aussi en faveur de l’injustice, que, quand même les ouvriers gagneraient le double de leur salaire, la plupart n’en économiseraient pas plus pour leurs vieux jours, et ne seraient pas beaucoup plus riches pour le moment même. C’est une raison de plus pour faire de la société leur tuteur, et pour leur conserver des ressources dans leur vieillesse. Il n’est pas juste de voler à un homme son argent, parce qu’il pourrait en faire un mauvais usage.

Le système qui a prévalu dans toute l’Europe, est aussi injuste dans son principe qu’odieux dans ses effets ; les possesseurs des propriétés le savent, et sentent que si on l’examinait, il ne pourrait plus subsister. C’est la véritable raison qui les fait trembler au nom d’une révolution ; c’est le danger et non les principes qui retardent les progrès des révolutions. En conséquence, pour la sûreté des propriétés, autant que pour l’intérêt de l’humanité et de la justice, il est indispensable de former un nouveau système qui, en préservant une portion de la société de la misère, puisse mettre l’autre à l’abri de la déprédation.

La superstitieuse vénération qui environnait autrefois l’opulence, commence enfin à se dissiper généralement. Lorsque le faste et la magnificence, au lieu de fasciner les yeux de la multitude, commencent à lui inspirer de l’aversion ; lorsque, au lieu d’obtenir son admiration, ils sont considérés comme une insulte à la misère, la situation des propriétés devient critique et précaire ; et ce n’est qu’au moyen d’un système équitable que le possesseur peut établir sa sûreté.

Pour écarter le danger, il faut faire cesser les antipathies, et ceci ne peut s’opérer qu’en faisant produire aux propriétés quelque avantage général qui s’étende à tous les individus. Lorsque plus une fortune sera considérable, plus elle fournira des moyens à la caisse nationale ; lorsque la richesse du fonds public dépendra de l’opulence des individus, on verra disparaître l’antipathie, et les propriétés devenues utiles à ceux qui n’en ont pas, seront sous la protection générale.

Je n’ai point en France de propriété qui puisse me faire participer au plan que je propose. Le peu que je possède est dans les Etats-Unis de l’Amérique. Mais je verserai 100 livres sterlings dans la caisse aussitôt qu’elle sera établie, et j’en ferai autant en Angleterre, lorsqu’on y introduira cette institution.

Une révolution, dans le système d’un gouvernement, doit nécessairement être accompagnée d’un changement dans le système de la civilisation. Si la révolution d’un pays est du mal au bien, pour qu’elle produise son effet, il faut que ce qu’on appelle la civilisation change dans le même sens ; et il en est de même si la révolution est du bien au mal. Le gouvernement despotique se soutient au moyen d’une civilisation abjecte, dont l’avilissement général des esprits et l’excessive misère de la masse du peuple sont les indices les plus frappants. Ces gouvernements considèrent l’homme comme un animal qui n’a aucun droit d’exercer ses facultés intellectuelles, et qui ne doit point avoir avec les lois d’autre relation que celle d’y obéir. La misère est le plus grand moyen pour asservir le peuple, dont ils semblent redouter fort peu le désespoir et la vengeance.

La révolution de la France ne se perfectionnera que quand elle aura influé sur le système de la civilisation. Déjà différents peuples sont convaincus que la représentation est le véritable gouvernement légitime. Cette idée est, à la vérité, si évidente, que ceux qui la combattent ne peuvent pas se défendre de le sentir. Lorsque le système de civilisation que ce gouvernement produira sera organisé de manière que tous les individus de la République, sans exception, seront assurés d’un secours pour se mettre en ménage, et d’une rente pour échapper à la misère, à laquelle la vieillesse st exposée dans les autres gouvernements, tous les peuples deviendront les partisans et les apôtres de la Révolution française.

Les principes se propagent et s’établissent insensiblement ; leur marche ne peut être arrêtée ni par les artifices de la politique, ni par la force des années. L’Océan est pour eux une barrière impuissante ; ils parcourent l’univers et seront partout vainqueurs.

Moyens

pour exécuter le plan qu’on vient de lire,

et pour ajouter à son utilité publique

I

Chaque canton élira dans ses assemblées primaires, trois commissaires qui prendront connaissance et tiendront registre de tous les événements qui arriveront dans ledit canton, conformément à la charte que la loi aura établie pour mettre ce plan en exécution.

II

La loi déterminera le mode qu’on doit suivre pour constater les propriétés des citoyens qui seront décédés.

III

Lorsque la valeur des propriétés du citoyen décédé sera constatée, le principal héritier, ou le plus âgé des cohéritiers, s’il est majeur, ou celui qui sera autorisé à le représenter, s’engagera par un acte, vis-à-vis des commissaire du canton, de payer la valeur du dixième de ladite succession dans le cours d’une année, en quatre paiements égaux, ou plus tôt si les payeurs le préfèrent. Moitié de la succession servira d’hypothèque ou sûreté jusqu’à l’acquit définitif.

IV

Les obligations seront enregistrées dans le greffe des commissaires du canton, et les actes originaux seront envoyés à la banque nationale. La banque publiera, tous les trois mois, la liste des obligations dont elle sera dépositaire, et de celles qui auront été acquittées en totalité ou en partie, depuis la dernière publication.

V

La banque nationale créera des billets dont les obligations qu’elle aura en caisse seront le gage. Avec ces billets, la banque paiera les pensions des personnes âgées, et la gratification allouée aux jeunes gens qui atteignent l’âge de vingt-un ans. Il est raisonnable et généreux de supposer que les personnes qui ne sont pas absolument dans la nécessité, attendront que l’établissement ait pris une consistance ; et on tiendrait un registre honoraire, où seraient inscrits les noms des personnes qui auraient suspendu l’usage de leurs droits, au moins durant la guerre.

VI

Comme les héritiers des propriétés paieront toujours leurs obligations dans l’année, en quatre paiements, ou plus tôt s’ils le préfèrent, après l’expiration du premier quartier, il entrera toujours dans la caisse de la banque un courant de numéraire pour l’échanger contre les billets de banque que les porteurs voudront réaliser.

VII

Les billets de la banque, mis de cette manière en circulation, avec la meilleure de toutes les sûretés possibles, consistant en propriétés pour quatre fois la valeur des billets mis en émission, et un courant nouveau du numéraire qui arrivera journellement pour acquitter les billets quand on en demandera le paiement ; ces billets, dis-je, acquerront confiance et faveur dans toute la République. On pourra, en conséquence, les recevoir en paiement des taxes ou impositions, emprunt, etc., comme du numéraire, parce que le gouvernement pourra toujours les réaliser à la banque.

VIII

Il sera nécessaire que les paiements des dix pour cent soient payés en numéraire pour la première fois, après l’établissement de l’institution. Mais après cette première année, les héritiers pourront également payer le droit de dix pour cent sur leur succession, en billets de banque ou en numéraire. Les paiements en numéraire seront déposés dans la caisse pour être échangés contre une pareille somme en billets, et les paiements en billets produiront le même effet que le numéraire, puisqu’ils libéreront la banque d’une partie de ses engagements ; en conséquence, cette opération fournira elle-même ses moyens d’exécution.