Luxemburg Rosa

Militante socialiste dans le IIe Reich allemand et dans la Pologne sous domination tsariste – elle dirigea la SDKPiL (Social-démocratie du Royaume de Pologne et Lithuanie = Socjaldemokracja Królestwa Polskiego i Litwy) - , Rosa Luxemburg (1871-1919) rompit avec la social-démocratie après le vote des crédits de guerre le 4 août 1914 pour fonder la Ligue Spartacus (Spartakusbund), puis le Parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands). Elle fut assassinée par les corps-francs d’extrême-droite le 15 janvier 1919 (cf. notice Wikipedia).

Théoricienne marxiste, elle est l’auteure de nombreux ouvrages et articles, dont les Editions Agone ont commencé l’édition complète (4 volumes ont déjà paru de 2009 à 2014). On peut trouver un certain nombre de textes de Rosa Luxemburg sur ce site

Dans son texte Eglise et socialisme, Rosa Luxemburg affirmait que le but de la social-démocratie (dénomination usuelle des partis socialistes) est l’instauration du communisme. Ce n’est évidemment plus le cas des actuels partis sociaux-démocrates... (hp.renk)

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En guise d’introduction

En 1905, le parti social-démocrate publie à Cracovie un petit ouvrage de R. Luxemburg, intitulé Eglise et socialisme (1), destiné aux ouvriers polonais.

Pour des raisons de conspiration, la brochure paraît sous le pseudonyme de Jozef Chmura, et cela la liberté d’écrire et d’imprimer qui, contrairement au régime d’oppression tsariste, était entière en Galicie. Sur ce 48 pages de petit format in-16°, l’auteur fait un vigoureux procès du clergé, jetant en même temps un bref coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise catholique. La logique et la simplicité de cet exposé enchantent, le style de la narration le rend accessible à tout le monde.

La Pologne d’il y a trente ans (c’est-à-dire au moment où la brochure paraît), comme d’ailleurs celle d’aujourd’hui, était un des pays les plus cléricaux de l’Europe. C’est avec l’Espagne que l’on pourrait la comparer.

Les paysans qui forment la majorité écrasante de la population, privés d’instruction, assujettis au clergé dans lequel ils voient la source divine de toute bonté, de toute intelligence ; puis l’analphabétisme, l’obscurantisme le plus odieux, entretenus à dessein par le gouvernement font des ravages dans la campagne polonaise.

Les ouvriers des villes subissent également l’influence du clergé. Mais ils s’éveillent beaucoup plus vite à la vie, commencent à militer dans un mouvement révolutionnaire clandestin. Ils rencontrent partout leurs ennemis : les patriotes, les bourgeois, les prêtres. Ces derniers surtout, par leur tactique hypocrite, exercent une influence sur la vie familiale et la vie « spirituelle » de l’individu. Ils constituent un véritable danger pour le prolétariat. Rosa Luxemburg met ce fait en évidence avec une clarté et une simplicité admirables. Elle parle ici aux ouvriers polonais en leur propre langage ; son style est excellent, imagé, et le caractère expressif s’y ajoute à la précision des termes.

La brochure que nous avons le plaisir de présenter aux lecteurs français montre l’auteur de L’Accumulation du Capital, la grande théoricienne du marxisme, dans son rôle de militante, de propagandiste.

Nous la voyons ici, dans un milieu d’ouvriers polonais, examiner avec ardeur le but et les moyens du socialisme, dénoncer énergiquement l’attitude néfaste du clergé, allié de la classe capitaliste.

La présente brochure eut sa deuxième édition polonaise à Moscou, en 1920 ; elle est aujourd’hui entièrement épuisée.

Nous sommes heureuse de pouvoir soumettre aux travailleurs français ce petit ouvrage qui, outre son contenu intéressant, jette une lumière nouvelle sur l’activité et les préoccupations de Rosa Luxemburg.

Lucienne Rey (1935)

Eglise et socialisme

Depuis le moment où les ouvriers de notre Pologne et de Russie commencèrent à lutter courageusement contre le gouvernement tsariste et les capitalistes exploiteurs, nous avons constaté de plus en plus souvent que les prêtres, dans leurs sermons, se déclarent contre les travailleurs en lutte. C’est avec une vigueur extraordinaire que le clergé combat les socialistes et tente par tous les moyens de les salir aux yeux des ouvriers. Les croyants qui viennent à l’église les dimanches et les jours de fête, au lieu d’y entendre un sermon et d’y trouver une consolation religieuse, sont obligés, de plus en plus souvent, d’écouter un violent discours politique, un véritable procès du socialisme. Au lieu de réconforter les gens pleins des soucis et fatigués de leur rude existence qui viennent à l’église avec foi, les prêtres fulminent contre les ouvriers en grève, contre les adversaires du gouvernement ; en outre, ils les exhortent à supporter avec humilité et patience la misère et l’oppression. Ils transforment l’église et la chair en un lieu de propagande politique.

Les ouvriers peuvent aisément se convaincre que la lutte du clergé contre les social-démocrates n’est nullement provoquée par ces derniers. Les social-démocrates se sont donnés pour but d’attirer et d’organiser les ouvriers dans la lutte contre le capital, c’est-à-dire contre les exploiteurs qui les épuisent jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et dans la lutte contre le gouvernement tsariste qui rançonne le peuple. Mais jamais les social-démocrates ne poussent les ouvriers à combattre le clergé et n’essaient de porter atteinte à leur foi religieuse, au contraire ! Les social-démocrates, ceux du monde entier et ceux de chez nous, considèrent la conscience et les opinions personnelles comme sacrées. Chacun peut avoir la confession et les opinions qui lui paraissent susceptibles de lui assurer le bonheur. Personne n’a le droit de persécuter ou d’offenser les opinions confessionnelles des autres. Voilà ce que pensent les socialistes. Et c’est pour cette raison, entre autres, qu’ils engagent tout le peuple à lutter contre le régime tsariste qui fait continuellement violence à la conscience humaine, persécute catholiques, uniates (2), juifs, hérétiques et libres penseurs. Ce sont précisément les social-démocrates qui se prononcent le plus vivement pour la liberté de conscience. Aussi semblerait-il que le clergé doit prêter son concours aux social-démocrates qui tâchent d’éclairer le peuple laborieux. Si l’on comprend bien les doctrines que les socialistes apportent à la classe travailleuse, la haine du clergé à leur égard devient encore plus incompréhensible.

Les social-démocrates se proposent de mettre fin à l’exploitation du peuple laborieux par les riches. On aurait pu croire que les serviteurs de l’Eglise seraient les premiers à faciliter cette tâche aux social-démocrates. Jésus-Christ (dont les prêtres sont les serviteurs) n’enseigne-t-il pas qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux » ?

Les social-démocrates tendent à réaliser dans tous les pays un régime social basé sur l’égalité, la liberté et la fraternité de tous les citoyens. Si le clergé désire réellement que le principe « aime ton prochain comme toi-même » soit appliqué dans la vie, que ne salue-t-il pas avec allégresse la propagande social-démocrate ?

Les social-démocrates s’efforcent par une lutte acharnée, à l’aide de l’éducation et de l’organisation du peuple, de le tirer de l’état d’avilissement dans lequel il se trouve, de lui assurer le bien-être et d’offrir un meilleur avenir à ses enfants. C’est ici, chacun doit l’avouer, que les prêtres devraient bénir les social-démocrates, car celui dont ils sont serviteurs, Jésus-Christ, n’a-t-il pas dit : « Ce que vous ferez aux pauvres, vous le ferez à moi-même » ?

Cependant, nous voyons le clergé, d’une part, excommunier et persécuter les social-démocrates et, d’autre part, demander aux ouvriers de souffrir avec patience, donc de se laisser patiemment exploiter par les capitalistes. Le clergé tempête contre les social-démocrates, engage les ouvriers à ne pas se « révolter » contre les puissants, mais à supporter docilement l’oppression du gouvernement qui assassine les gens sans défense, qui envoie à la guerre, cette affreuse tuerie, des centaines de milliers de travailleurs, qui persécute catholiques, uniates, vieux-croyants (3).

Ainsi le clergé qui se fait le porte-parole des riches, le défenseur de l’exploitation et de l’oppression, se met en flagrante contradiction avec la doctrine chrétienne. Les évêques et les prêtres ne sont pas les propagateurs de l’enseignement chrétien, mais les adorateurs du veau d’or et du knout qui fouette les misérables et les sans-défense.

D’autre part, tout le monde sait comment les prêtres eux-mêmes profitent du travailleur, lui extorquant de l’argent, à l’occasion du mariage, du baptême, de l’enterrement. Combien de fois n’est-il pas arrivé que le prêtre, appelé au chevet du malade pour les derniers sacrements, refuse d’y aller avant d’avoir touché son « salaire » ?

L’ouvrier s’en allait désespéré, vendre ou mettre en gage le derner meuble afin de pouvoir offrir la consolation religieuse à ses proches.

On rencontre, il est vrai, d’autres ecclésiastiques. Il en existe qui sont pleins de bonté et de miséricorde et ne recherchent pas le gain ; ceux-là sont toujours prêts à secourir les miséreux. Mais avouons qu’ils sont plutôt rares et qu’on peut les considérer comme des merles blancs. La majorité des prêtres, au visage épanoui, font des courbettes aux riches et aux puissants, leur pardonnant tacitement toute dépravation, toute iniquité. Avec les ouvriers le clergé se comporte tout autrement : il ne songe qu’à les pressurer impitoyablement ; dans de sévères prêches, il blâme la « convoitise » des travailleurs alors que ceux-ci ne font que se défendre contre les abus capitalistes.

La flagrante contradiction entre les agissements du clergé et la doctrine chrétienne doit provoquer la réflexion de chacun. On se demande comment il se fait que la classe ouvrière, dans sa lutte émancipatrice, trouve dans les serviteurs de l’Eglise des ennemis et non pas des alliés ? Comment il se fait que l’Eglise figure le rempart de l’opulence et de la sanglante oppression, au lieu d’être le refuse des exploités ?

Pour comprendre cet étrange phénomène, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise et d’examiner l’évolution survenue au cours des siècles.

Les social-démocrates veulent instaurer le « communisme » ; c’est surtout cela que leur reproche le clergé. Tout d’abord, il est piquant de constater que les prêtres d’aujourd’hui qui combattent le « communisme » condamnent en réalité les premiers apôtres chrétiens. Car ceux-ci furent précisément d’ardents communistes.

La religion chrétienne se développa comme en sait, dans la Rome antique, à l’époque du déclin de l’empire, jadis riche et puissant, qui comprenait l’Italie et l’Espagne d’aujourd’hui, une partie de la France, une partie de la Turquie, la Palestine et d’autres territoires. La situation de Rome au moment de la naissance de Jésus-Christ se rapprochait beaucoup de celle de la Russie tsariste. D’un côté vivait dans l’oisiveté une poignée de riches jouissant du luxe et de tous les plaisirs ; de l’autre côté, une énorme masse populaire qui dépérissait dans la misère ; au-dessus de tout cela, un gouvernement de despotes, fondé sur la violence et la pourriture, exerçait une abjecte oppression. L’empire romain entier était plongé dans un désordre absolu, cerné d’ennemis extérieurs qui le menaçaient ; une soldatesque effrénée au pouvoir exerçait sa cruauté sur la population misérable ; la campagne déserte, les terres en friche ; les villes et notamment Rome, la capitale, regorgeaient d’hommes en détresse, dont le regard haineux s’élevait vers le palais des riches... peuple sans pain, sans abri, sans vêtements, sans espoir, et sans possibilité de sortir de la misère.

Il n’y a qu’une seule différence entre la Rome décadente et l’Empire des Tsars : Rome ignorait le capitalisme, la grande industrie n’y existait pas. L’esclavage était alors chose courante à Rome. Des familles nobles, des riches, des financiers satisfaisaient tous leurs besoins en faisant travailler les esclaves que leur procurait la guerre.

Avec le temps, ces riches s’étaient emparés de presque toutes les provinces de l’Italie en dépouillant les paysans romains de leurs terres. Comme ils s’appropriaient gratuitement dans toutes les provinces conquises des céréales à titre de tribut, ils en profitèrent pour créer sur leurs propres terrains de magnifiques plantations, et des vignobles, des pâturages, des vergers, et des jardins luxueux, cultivés par les armées d’esclaves travaillant sous le fouet du surveillant. Le peuple de la campagne, privé de terre et de pain, affluait de toutes les provinces vers la capitale. Mais ici, il ne pouvait non plus gagner sa vie, tous les métiers étant exercés par les esclaves. Ainsi se forma à Rome une armée populeuse, ne possédant rien, le prolétariat, n’ayant même pas la possibilité de vendre sa force de travail. Ce prolétariat venant de la campagne ne put donc pas être absorbé, comme c’est le cas actuellement, par les entreprises industrielles ; il devint la proie d’une misère sans espoir et fut réduit à mendier. Cette nombreuse masse populaire, affamée et sans travail, surpeuplant les faubourgs, les places et les rues de Rome, constituait un danger permanent pour le gouvernement et la classe possédante. Aussi le gouvernement se vit obligé, dans son propre intérêt, d’apaiser sa misère. De temps en temps, il distribuait au prolétariat le blé ou autres denrées emmagasinées dans les greniers de l’Etat. D’autre part, pour dissiper l’irritation du peuple, il lui offrait des spectacles de cirque gratuits. Contrairement au prolétariat de nos jours qui entretient par son travail toute la société, l’énorme prolétariat de Rome ne vivait que de mendicité.

C’étaient les esclaves malheureux, traités comme du bétail, qui travaillaient pour la société romaine. Dans ce chaos de misère et de dégradation, une poignée de magnats romains passait son temps dans l’orgie et la débauche. Aucune solution pour sortir de ces monstrueuses conditions sociales. Le prolétariat grondait et menaçait de temps en temps de se soulever, mais une classe de mendiants, vivant des miettes rejetées de la table des seigneurs, était incapable d’établir un nouvel ordre social. D’autre part, les esclaves qui entretenaient par leur travail toute la société étaient trop avilis, dispersés, écrasés sous le joug, traités comme du bétail et vivaient trop à l’écart des autres classes pour qu’ils puissent transformer la société.

Souvent ils se révoltaient contre leurs maîtres, essayaient de se libérer par des batailles sanglantes, mais, chaque fois, l’armée romaine étouffait ces soulèvements, massacrant les esclaves par milliers et les faisant périr sur la croix.

Dans cette société en ruines, où il n’existait aucune issue à la situation tragique du peuple, aucun espoir d’une vie meilleure, les malheureux se tournèrent vers le ciel pour y chercher le salut. La religion chrétienne apparut à ces êtres misérables comme une bouée de sauvetage, une consolation, un soulagement et devint dès le début la religion des prolétaires romains. Conformément à la situation matérielle des hommes appartenant à cette classe, les premiers chrétiens formulèrent la revendication de la propriété collective – le communisme. Quoi de plus naturel ? Le peuple manquait de moyens de subsistance, périssait de misère. Or, une religion qui défendait le peuple demandait aux riches de partager avec les pauvres les richesses devant appartenir à tous et non à une poignée de privilégiés, une religion qui proclamait l’égalité de tous les hommes devait avoir un grand succès.

Cependant cela n’avait rien de commun avec les revendications que présentent actuellement les social-démocrates en vue de rendre à la propriété commune les instruments de travail, les moyens de production pour que tout le monde puisse travailler et vivre collectivement.

Nous avons pu constater que les prolétaires romains ne vivaient pas de leur travail, mais de l’aumône que leur accordait le gouvernement. Aussi la revendication des chrétiens au sujet de la propriété collective ne concernait pas les moyens de production, mais les moyens de jouissance des biens. Ils n’exigeaient pas que la terre, les ateliers, les instruments de travail devinssent la propriété collective, mais seulement que tous se partageassent entre eux le logement, les vêtements, la nourriture et les objets tout faits de première nécessité. Les communistes chrétiens se gardèrent de chercher l’origine de ces richesses. Le travail incombait toujours aux esclaves. Le peuple chrétien désirait seulement que ceux qui possédaient les richesses, en embrassant la religion chrétienne, en fissent une propriété commune et que tous profitassent de ces biens dans l’égalité et la fraternité.

C’est d’ailleurs de cette manière que s’organisaient les premières communautés chrétiennes.

« Ces gens-là, écrit un contemporain, ne tiennent pas à la fortune mais ils propagent la propriété collective et personne parmi eux ne possède plus que les autres. Celui qui veut entrer dans leur ordre doit obligatoirement apporter sa fortune à la propriété commune. C’est pourquoi il n’y a parmi eux ni pauvreté ni luxe – tous possèdent tout en commun, comme des frères. Ils n’habitent pas une ville à part mais dans chaque ville ils possèdent leurs maisons à eux. Vient-il chez eux des étrangers appartenant à leur religion, ils partagent avec eux la fortune et ceux-ci peuvent en profiter comme si elle était leur. Ces gens, même s’ils ne se connaissaient pas auparavant, se reçoivent et leurs relations sont très amicales. Ils n’emportent rien en voyage si ce n’est une arme pour se défendre contre les brigands. Ils possèdent dans chaque ville leur intendant qui distribue aux voyageurs les vêtements et la nourriture. Le commerce n’y existe pas. Cependant, si un des membres offre à un autre l’objet dont celui-ci a besoin, il en reçoit un autre en échange. D’ailleurs, chacun peut exiger ce dont il a besoin même s’il ne peut rien donner en retour. »

Nous lisons dans l’Histoire des Apôtres (IV, 32, 34, 35) la description suivante de la première commune à Jérusalem :

« Nul ne considérait comme étant à lui ce qui lui appartenait, toutes choses étaient communes. Ceux qui possédaient les terres ou les maisons, après les avoir vendues, en apportaient le produit et le déposaient aux pieds des apôtres. Et on distribuait à chacun selon ses besoins. »

En 1780, l’historien allemand Vogel écrit à peu près la même chose sur les premiers chrétiens :

« Selon le règlement, tout chrétien avait droit à la propriété de tous les membres de la commune ; il pouvait, en cas d’indigence, exiger que les plus aisés partagent avec lui leur fortune selon ses besoins Tout chrétien pouvait se servir de la propriété de ses frères ; les chrétiens qui possédaient quelque chose n’avaient pas le droit de refuser à leurs frères d’en faire usage. Ainsi, le chrétien qui n’avait pas de maison pouvait exiger de celui qui en possédait deux ou trois qu’il le loge ; le propriétaire gardait cependant son domaine à lui. Mais à cause de la communauté de jouissance des biens, le logement devait être accordé à celui qui en manquait. »

L’argent était placé dans une caisse commune et un membre de la confrérie chrétienne, spécialement désigné à cette fin, répartissait parmi tous la fortune collective.

Mais ce n’est pas tout ! Chez les premiers chrétiens, le communisme était poussé si loin que l’on prenait les repas en commun (voir l’Histoire des Apôtres). Leur vie familiale fut donc supprimée, toutes les familles chrétiennes d’une même ville vivaient ensemble, telle une seule et grande famille.

Pour en finir, ajoutons que certains prêtres objectent aux sociaux-démocrates la soi-disant communauté des femmes. Evidemment, ce n’est qu’un grossier mensonge dû à l’ignorance ou à la colère du clergé. Les sociaux-démocrates considèrent cela comme une déviation éhontée et bestiale du mariage. Et cependant cette pratique était courante chez les premiers chrétiens.

Ainsi les chrétiens des Ier et IIe siècles étaient de fervents partisans du communisme. Mais ce communisme, basé sur la consommation des produits tout prêts et non pas sur le travail, s’avéra incapable d’améliorer la société, de mettre fin à l’inégalité entre les hommes et de supprimer la barrière qui séparait les riches des pauvres. Car exactement comme auparavant, les richesses créées par le travail revenaient à un groupe restreint de possédants, parce que les moyens de production (en particulier le sol) restaient la propriété individuelle, parce que le travail – pour toute la société – était fourni par l’esclavage. Le peuple, privé de moyens de subsistance, ne recevaient que l’aumône, selon le bon plaisir des riches.

Lorsque les uns, une poignée (proportionnellement à la masse du peuple) possèdent exclusivement pour leur propre usage toutes les terres arables, les forêts et les pâturages, le bétail et les bâtiments de ferme, tous les ateliers, les instruments et les moyens de production, tandis que les autres – l’immense majorité – ne possèdent rien de tout ce qui est indispensable à la production, il ne peut être nullement question d’égalité entre les hommes. Dans de telles conditions la société se trouve évidemment divisée en deux classes : celle des riches et celle des pauvres, celle du luxe et celle de la misère. Supposons que les riches propriétaires, influencés par la doctrine chrétienne, offrent en partage au peuple toutes les richesses qu’ils possèdent en argent, céréales, fruits, vêtements, bétail. Quel en serait le résultat ? La misère disparaîtrait pour quelques semaines et le peuple pourrait pendant ce temps se nourrir et s’habiller. Mais les objets fabriqués s’usent rapidement. Après un court laps de temps le peuple, ayant épuisé les richesses distribuées, aurait de nouveau les mains vides. Les propriétaires du sol et des instruments de travail pourraient les produire par la suite, grâce à la main-d’œuvre fournie par les esclaves. Ainsi rien ne serait changé. Or voici pourquoi les sociaux-démocrates considèrent ces choses autrement que les communistes chrétiens. Ils disent notamment : « Nous ne voulons pas que les riches partagent avec les pauvres, nous ne voulons ni de grâce ni d’aumône, toutes les deux étant incapables d’empêcher l’inégalité parmi les hommes. Ce n’est aucunement le partage entre les riches et pauvres que nous exigeons, mais la suppression complète des riches et des pauvres. »

Ceci est possible à condition que la source de toute richesse – le sol -, ainsi que tous les autres moyens et instruments de travail, deviennent la propriété collective du peuple laborieux qui produira pour lui-même, suivant les besoins de chacun. Les premiers chrétiens croyaient remédier à l’indigence du prolétariat au moyen des richesses offertes par les possédants. C’était vouloir puiser l’eau à l’aide d’un tamis !

Le communisme chrétien fut non seulement incapable de changer ou d’améliorer la situation économique, mais il ne dura pas.

Au début, alors que les adeptes du nouvel Evangile ne constituaient qu’un petit groupe dans la société romaine, le partage de la fortune commune, les banquets en commun et l’habitation sous le même toit étaient possibles. Mais au fur et à mesure que le nombre de chrétiens augmentait, que les communes s’étendaient sur tout le territoire de l’Empire, la vie en commun des adhérents devint plus difficile. Bientôt disparut la coutume des repas collectifs et le partage des biens prit un autre aspect. Les chrétiens ne vivaient plus comme une seule famille, chacun prit à sa charge la sienne propre, et ils ne pouvaient plus offrir à la communauté tous leurs biens, mais seulement le superflu. Le don des plus aisés à la collectivité, perdant son caractère de participation à la vie communiste, devint bientôt une simple aumône, puisque les chrétiens riches cessèrent de se servir du bien commun, ne mettant au service des autres qu’une partie du leur qui pouvait être plus ou moins importante, selon la bonne volonté du donateur.

Ainsi, au sein même de la commune chrétienne apparaît la différence entre les riches et les pauvres, différence analogue à celle qui régnait dans l’Empire romain et que les premiers chrétiens avaient combattue.

Il n’y eut bientôt que des chrétiens pauvres – et prolétaires –qui recevaient les repas collectifs ; les riches, après avoir offert une partie de leur luxe, se tenaient à l’écart. Les pauvres vivaient de l’aumône jetée par les riches, la société redevenait donc ce qu’elle avait été. Les chrétiens n’avaient rien changé.

Les pères de l’Eglise luttèrent longtemps encore, par des paroles ardentes, contre cette infiltration de l’inégalité sociale dans la communauté chrétienne, flagellant les riches et les engageant à retourner au communisme des premiers apôtres.

Saint Basile, au IVe siècle après Jésus-Christ, sermonnait ainsi les riches :

« Misérables, comment voulez-vous vous justifier devant le Juge Céleste ? Vous me dîtes : - Quelle est notre faute, lorsque nous retenons ce qui nous appartient ? – Moi, je vous demande : « Ce que vous appelez votre propriété, de qui l’aviez-vous reçue ? »

« Comment s’enrichissent les possédants, sinon en accaparant les choses qui appartiennent à tous ? Si chacun ne prenait que selon ses stricts besoins, laissant le reste aux autres, il n’y aurait ni riches ni pauvres. »

Ce fut saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople (né à Antioche en 347, mort en exil en Arménie en 407) qui prêchait le plus ardemment aux chrétiens le retour au premier communisme des apôtres. Le célèbre prédicateur, dans sa XIe Homélie sur les « Actes des Apôtres » disait :

« Et une grande grâce était en tous (les apôtres), nul n’était pauvre parmi eux. Nul ne considérait comme étant à lui de ce qui lui appartenait, toutes les richesses étaient communes.

Une grande grâce était en tous. Cette grâce consistait en ce qu’il n’y avait pas de pauvres parmi eux, tant ceux qui possédaient mettaient de l’empressement à se dépouiller. Ils ne faisaient pas de leur fortune deux parts, donnant l’une et se réservant l’autre ; ils donnaient tout ce qui leur appartenait. Ainsi il n’y avait pas d’inégalité entre eux ; ils vivaient tous dans une grande abondance. Tout se passait avec le plus grand respect. Ce qu’ils donnaient, ils ne le livraient pas de la main à la main ; leurs dons étaient sans ostentation ; ils portaient leurs biens aux pieds des apôtres qui en devenaient les dispensateurs et les maîtres et en usaient ensuite comme des biens de la communauté, et non plus comme de leurs biens personnels. Par là ils coupaient court à toute tentative de vaine gloire.

Oh ! pourquoi ces traditions se sont-elles perdues ? Riches et pauvres, nous gagnerions tous à ces usages pieux et nous ressentirions un égal plaisir à nous y conformer. Les riches en se dépouillant ne s’appauvriraient pas et les pauvres s’enrichiraient... Mais tâchons de donner de cette situation une idée exacte.

Voyons, je suppose – et que ni le riche ni le pauvre ne s’en troublent, je fais une simple supposition – je suppose que nous vendions tout ce qui nous appartient pour mettre en commun le prix de nos ventes. Quelles sommes d’or entassées ! Je ne peux pas dire au juste combien tout cela ferait ; mais si tous parmi nous, sans distinction de sexes, portaient ici leurs trésors, s’ils vendaient leurs champs, leurs propriétés, leurs maisons – je ne parle pas des esclaves car il n’y en avait pas dans la communauté chrétienne, ceux qui l’étaient devenaient libres – peut-être, dis-je, si tous agissaient de même, arriverions-nous à des centaines de mille livres d’or, à des millions à des valeurs énormes.

Eh bien ! combien croyez-vous qu’il y ait d’habitants en cette ville ? Combien de chrétiens ? Voulez-vous qu’il y en ait cent mille ? le reste étant composé de Juifs et de Gentils. Combien ne réunirions-nous pas ? Maintenant, si vous comptez les pauvres, que trouverez-vous ? Cinquante mille nécessiteux tout au plus. Pour les nourrir tous chaque jour, que faudrait-il ? J’estime que la dépense ne serait pas excessive avec une nourriture et une table communes.

Vous direz peut-être : - Mais quand ces ressources seraient épuisées, que deviendrions-nous ? Eh quoi ! Ne ferions-nous pas un ciel de cette terre ? Si autrefois cette communauté des biens existant entre trois mille et cinq mille fidèles eut de si beaux résultats et fit disparaître au milieu d’eux la pauvreté, que ne se produirait-il pas dans une si grande multitude ? Et parmi les païens eux-mêmes, qui ne se prêterait à augmenter le trésor commun ? Les biens dispersés se dépensent davantage et plus vite ; la diffusion est la cause de la pauvreté. Prenons comme exemple une maison composée du mari, d’une femme et de dix enfants, la femme s’occupant à tisser la laine, le mari apportant le revenu de son travail extérieur et dites-moi dans quel cas cette famille dépenserait davantage : si tous les membres vivent en commun ou s’ils vivent séparés ? Evidemment, s’ils vivent séparés. Aux enfants dispersés il faudra des maisons, dix tables, des serviteurs et des revenus particuliers. Que fait-on, en effet, quand on a de nombreux esclaves ? Est-ce que, pour ne pas augmenter la dépense, on ne leur dresse pas une table commune ? La division est une cause d’appauvrissement ; la concorde et l’union des volontés une cause de richesse.

Dans les monastères, on vit encore comme dans la primitive Eglise. Or, qui y est mort de faim ? Qui n’y a pas trouvé une nourriture abondante ? Cependant les hommes de nos jours craignent plus de vivre ainsi que de tomber dans la mer. Que ne l’avons-nous essayé ? Nous le redouterions moins. Quelle grâce que celle-là ! Si quelques fidèles, ils étaient à peine huit mille, osèrent en présence de l’Univers, où ils ne comptaient que des ennemis, sans attendre aucune consolation, faire un essai courageux de la vie commune, combien plus le pourrait-on maintenant qu’il y a des fidèles dans le monde entier ? Y aurait-il encore un seul Gentil ? Pas un seul, je crois. Nous les aurions tous attirés et gagnés à nous » (4).

Ces ardents sermons de J. Chrysostome ont été vains. Pas plus à Constantinople qu’ailleurs on n’essaya plus d’établir le communisme.

En même temps que le christianisme qui, à partir du IVe siècle, devint à Rome la confession dominante s’élargissait, les fidèles s’éloignaient de plus en plus de l’exemple des premiers apôtres. A l’intérieur de la commune même, l’inégalité des biens entre les fidèles augmentait.

Au VIe siècle encore, Grégoire le Grand disait :

« Ce n’est nullement suffisant de ne pas s’approprier le bien d’autrui ; vous êtes dans la faute tant que vous retenez la fortune que Dieu avait créée pour tous. Celui qui ne donne pas aux autres ce qu’il possède, est assassin et meurtrier ; lorsqu’il retient à son propre usage ce qui servirait à la subsistance des pauvres, on peut dire qu’il assassine tous ceux qui auraient pu vivre de son luxe. Quand nous partageons avec ceux qui souffrent, nous ne donnons pas ce qui nous appartient, mais ce qui leur appartient à eux. Ce n’est point un acte de miséricorde, mais le paiement d’une dette. »

Ces appels sont restés vains. Mais la faute n’en était point aux chrétiens d’alors qui étaient pourtant plus sensibles aux paroles des pères de l’Eglise que les chrétiens d’aujourd’hui.

Ce n’était pas la première fois dans l’histoire de l’humanité que les conditions économiques se montraient plus fortes que les beaux discours. Le communisme, cette communauté de jouissance des biens qu’avaient proclamée les premiers chrétiens n’était pas réalisable sans le travail collectif de toute la population, aussi bien sur le sol, propriété commune, que dans les ateliers collectifs. A l’époque des premiers chrétiens, on ne pouvait pas instaurer le travail collectif (avec des moyens de travail collectifs), car, nous l’avons déjà mentionné, le travail incombait aux esclaves vivant en marge de la société et non pas aux hommes libres. Le christianisme n’entreprit d’abolir ni l’inégalité de travail, ni l’inégalité de propriété. Et c’est pourquoi ses efforts visant à supprimer l’inégale répartition des biens furent inefficaces. Les voix des pères de l’Eglise clamant le communisme furent sans écho. Bientôt d’ailleurs, ces voix devenues de plus en plus rares se turent tout à fait.

Les pères de l’Eglise cessèrent de prêcher la communauté et le partage de biens, car l’accroissement de la commune chrétienne produisit des changements fondamentaux à l’intérieur de l’Eglise même.

Au début, quand le nombre des chrétiens était faible, le clergé, au sens propre du mot, n’existait pas. Les fidèles, qui formaient une communauté religieuse indépendante, se réunissaient dans chaque ville. Ils élisaient un frère chargé de diriger le service de Dieu et d’accomplir les actes religieux. Tout fidèle pouvait devenir l’évêque ou le prélat. Ces fonctions étaient éligibles, renouvelables, elles étaient honorifiques et ne comportaient aucun pouvoir hormis celui que la commune donnait de son propre gré.

Au fur et à mesure que le nombre des fidèles augmentait et que les communes devenaient plus nombreuses et plus riches, gérer les affaires de la commune et officier devint une occupation qui exigeait beaucoup de temps et un entier dévouement. Comme les particuliers ne pouvaient plus accomplir cette tâche de pair avec leurs emplois privés, on commença à élire, parmi les membres de la commune, un ecclésiastique chargé exclusivement de ces fonctions. Aussi ces employés devaient-ils être rétribués pour leur dévouement. Par conséquent, à l’intérieur de l’Eglise, se formait un ordre nouveau d’employés qui se détacha de la masse des fidèles : le clergé. Or, parallèlement à l’inégalité entre les riches et les pauvres, prit naissance une autre inégalité : entre le clergé et le peuple. Les ecclésiastiques, élu au début parmi les égaux en vue d’une fonction temporaire, s’élevèrent bientôt jusqu’à former une caste qui régna sur le peuple.

Plus les communes chrétiennes devenaient nombreuses dans les villes de l’énorme empire romain, plus les chrétiens, persécutés par le gouvernement, sentaient le besoin de s’unir pour augmenter leur force. Les communes, éparses sur tout le territoire de l’empire, s’organisent donc en une seule Eglise. Cette unification déjà fut celle du clergé et non pas celle du peuple.

A partir du IVe siècle, les ecclésiastiques des communes se réunissaient en conciles. Le premier concile eut lieu à Nicée en 325. De cette façon se forma le clergé, ordre à part, séparé du peuple. Les évêques des communes les plus fortes et les plus riches prirent le commandement aux conciles. Voilà pourquoi l’évêque de Rome se plaça bientôt à la tête de la chrétienté et devint le Pape. Ainsi un abîme séparait le clergé divisé en hiérarchie et le peuple.

En même temps, les relations économiques entre le peuple et le clergé subirent un grand changement. Avant la formation de cette ordre, tout ce que les membres riches de l’Eglise offraient à la collectivité était la propriété du peuple indigent. Après, une grande partie de ces fonds fut destinée à la rétribution du clergé et à l’entretien de l’Eglise. Lorsque, au IVe siècle, le christianisme fut protégé par le gouvernement et reconnu à Rome comme la religion dominante, les persécutions des chrétiens prirent fin, les offices ne se firent plus dans les catacombes ou dans de modestes salles, mais dans les églises que l’on se mit à construire de plus en plus magnifiques. Ces dépenses amoindrirent aussi les fonds destinés aux pauvres. Déjà, au Ve siècle, les revenus de l’Eglise étaient divisés en quatre parties : la première pour l’évêque, la seconde pour le clergé subalterne, la troisième servait à l’entretien de l’église et c’était seulement la quatrième que l’on distribuait aux nécessiteux. La population chrétienne pauvre recevait donc une somme égale à celle que l’évêque touchait à lui seul.

Avec le temps on perdit l’habitude de donner aux pauvres une somme déterminée d’avance. Au fur et à mesure d’ailleurs que le clergé supérieur prenait de l’importance, les fidèles n’eurent plus le contrôle des biens et des revenus de l’Eglise. Les évêques accordaient aux pauvres selon leur bon plaisir. Le peuple reçut l’aumône de la part de son propre clergé. Mais ce n’est pas tout.

Au commencement du christianisme les fidèles faisaient un don bénévole à la collectivité. Dès que la religion chrétienne devint religion d’Etat, le clergé exigea que les dons fussent apportés par les pauvres aussi bien que par les riches. A partir du VIe siècle, le clergé institua un impôt spécial, la dîme (dixième partie des récoltes) que l’on payait à l’Eglise. Cet impôt écrasa le peuple comme un lourd fardeau ; au cours du Moyen-Âge il devint un véritable fléau pour les paysans, opprimés par le servage. La dîme était prélevée sur tout lopin de terre, sur toute propriété. C’était pourtant toujours le serf qui l’acquittait par son travail. Ainsi le peuple indigent non seulement perdit dans l’Eglise aide et soutien, mais il vit les prêtres s’allier à ses autres exploiteurs : princes, nobles, usuriers. Au Moyen-Âge, tandis qu’avec le servage le peuple laborieux tombait dans la misère, le clergé s’enrichissait. En plus de la dîme et d’autres impôts, l’Eglise bénéficiait à cette époque de grandes donations, de legs faits par de riches débauchés des deux sexes qui à ce prix voulaient racheter, au dernier moment, leur vie de pêcheurs. On donnait à l’Eglise ou mettait à son nom l’argent, les demeures, les villages entiers avec les serfs ; parfois les rentes foncières ou les corvées.

De cette façon l’Eglise acquit d’énormes richesses. En même temps le clergé cessa d’être « gérant » du bien que l’Eglise lui avait confié. Il déclara ouvertement au XIIe siècle, en arrangeant la loi découlant soi-disant de la Sainte Ecriture, que le bien de l’Eglise n’appartenait pas aux fidèles, mais qu’il constituait la propriété individuelle du clergé et de son chef, le Pape, avant tout. Les postes ecclésiastiques présentèrent donc de meilleures occasions de réaliser d’importants revenus. Tout ecclésiastique disposait du bien d’Eglise comme de sa propre fortune et il en dotait largement ses cousins, ses enfants et ses petits-enfants. De ce fait les biens de l’Eglise s’éparpillaient et disparaissaient entre les mains des familles du clergé. Par la suite, les Papes, se déclarant propriétaires suzerains de la fortune d’Eglise, soucieux de la conserver entièrement, ordonnèrent le célibat du clergé, afin que le patrimoine ne fût pas dispersé.

Le célibat fut décrété au XIe siècle, mais ne fut mis en pratique qu’au XIIIe siècle, le clergé s’y étant opposé. De plus, en vue de ne pas disperser la fortune, en 1297, le pape Boniface VIII interdit à tout ecclésiastique de faire présent de ses revenus aux laïques sans la permission papale.

Ainsi l’Eglise accumula d’immenses richesses, surtout en terres arables, et le clergé dans les pays chrétiens en devint le plus important propriétaire foncier. Il possédait souvent le tiers et même plus du tiers de toutes les terres de l’Etat.

Le peuple paysan, en plus de la corvée, acquittait la dîme, et ceci non seulement sur les terres des princes et de la noblesse, mais sur d’immenses champs appartenant à l’Eglise où il travaillait directement pour les évêques, archevêques, curés et couvents.

De tous les puissants seigneurs des temps féodaux, l’Eglise faisait figure de plus grand exploiteur. En France, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, avant la Grande Révolution, le clergé possédait la cinquième partie de tout le territoire du pays, au revenu annuel d’environ 100 millions de francs. Les dîmes payées par des propriétés privées s’élevaient à 23 millions. Cette somme allait engraisser 2.800 prélats et vicaires, 5.600 supérieurs de couvents et prieurs, 60.000 curés et chapelains, 24.000 moines et 36.000 nonnes remplissant les cloîtres. Cette armée de prêtres était exonérée d’impôts et dispensée d’accomplir le service militaire. Aux époques de calamités – guerre, mauvaise récolte, épidémies -, elle payait au trésor d’Etat un impôt « bénévole » qui n’a jamais dépassé 16 millions de francs. Le clergé, ainsi privilégié, forme avec la noblesse une classe dominante, vivant du sang et de la sueur des serfs. Les hauts postes ecclésiastiques, les plus lucratifs, distribués exclusivement aux nobles, restaient entre les mains de la noblesse. Par conséquent, au temps du servage, le clergé était son fidèle allié, lui prêtant son appui et l’aidant à opprimer le peuple. Quant à ce dernier, il n’avait par contre droit qu’aux sermons selon lesquels il devait rester humble et se résigner à son sort.

Lorsque le prolétariat rural et citadin se souleva contre l’oppression et le servage, il trouva dans le clergé son ennemi acharné. Il est vrai d’autre part qu’à l’intérieur de l’Eglise même existaient deux classes : le clergé majeur qui accaparait pour lui toute la fortune, et la grande masse des curés de campagne auxquels de modestes cures n’apportaient pas plus de 500 à 2000 francs de revenu annuel. Aussi cette classe défavorisée se révolta-t-elle contre le clergé supérieur et en 1789, pendant la Grande Révolution, elle se lia au peuple pour combattre le pouvoir de la noblesse laïque et ecclésiastique.

Ainsi les relations entre l’Eglise et le peuple se modifièrent avec le temps. Le christianisme avait début comme un évangile de consolation des déshérités et des misérables. Il avait apporté une doctrine qui combattait l’inégalité sociale et l’antagonisme entre les riches et les pauvres ; il propageait la communauté des richesses. Bientôt ce temple d’égalité et de fraternité devint une nouvelle source de contradictions sociales. Ayant abandonné la lutte contre la propriété individuelle, menée jadis par les premiers apôtres, le clergé lui-même accapara les richesses ; il s’allia aux classes possédantes qui vivaient de l’exploitation du travail de la classe laborieuse. Aux temps féodaux l’Eglise appartenait à la noblesse, classe dominante, et défendait avec acharnement le pouvoir de celle-ci contre la révolution. A la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, le peuple de l’Europe centrale balaya le servage et les privilèges de la noblesse. A ce moment-là l’Eglise s’allia de nouveau aux classes dominantes – à la bourgeoisie industrielle et commerciale. Actuellement, la situation ayant changé, le clergé ne possède plus de grands terrains, mais il dispose de capitaux qu’il s’efforce de faire fructifier dans l’exploitation commerciale et industrielle du peuple, à l’instar des capitalistes.

L’Eglise catholique d’Autriche possédait, selon ses propres statistiques (5), un capital de plus de 813 millions de couronnes (6), dont environ 300 millions en terres arables et en immeubles, 387 millions en obligations avec rente ; en outre, elle prêtait à usure la somme de 70 millions aux fabricants, hommes d’affaires, etc. Et voilà comment l’Eglise, s’adaptant aux temps modernes, de seigneur féodal se transforma en capitaliste industriel et financier. Comme autrefois, elle continue à collaborer avec la classe qui s’enrichit aux dépens du prolétariat industriel et rural.

Ce changement est plus frappant encore dans l’organisation des couvents. Dans certains pays, comme l’Allemagne et la Russie, les cloîtres catholiques ont été supprimés il y a longtemps. Mais là où ils existent encore, en France, en Italie, en Espagne, on constate de toute évidence à quel point est énorme la part de l’Eglise dans le régime capitaliste.

Au moyen âge les couvents constituaient le refuge du peuple. C’est là qu’il cherchait asile contre la sévérité des seigneurs et des princes ; c’est là qu’il trouvait le pain en cas d’extrême misère. Les cloîtres ne refusaient pas le pain et la nourriture à ceux qui avaient faim. N’oublions pas surtout que le moyen âge ignorait le commerce tel qu’il est d’usage courant de nos jours. Toute ferme, tout couvent produisait pour lui-même en abondance grâce au travail des serfs et des artisans. Souvent les provisions en réserve ne trouvaient pas d’écoulement. Lorsque l’on avait produit du blé, des légumes, du bois, etc., plus qu’il n’en fallait pour la consommation des moines, le superflu n’avait aucune valeur. Il n’y avait aucun acheteur et il était impossible de conserver tous les produits. Dans ces conditions, les couvents nourrissaient très volontiers les indigents, ne leur offrant d’ailleurs qu’une petite partie de ce qu’ils avaient extorqué aux serfs (c’était d’usage courant à cette époque et presque chaque ferme seigneuriale agissait pareillement).

En fait les cloîtres tiraient un remarquable parti de cette bienfaisance. Ayant la renommée d’ouvrir leurs portes aux pauvres, ils touchaient des dons importants et des legs de la part des riches et des puissants. Avec l’apparition du capitalisme et de l’industrie marchande, tout objet acquit un prix et devint marchandise. A ce moment les couvents, les demeures des seigneurs et des ecclésiastiques liquidèrent leur bienfaisance. Le peuple ne trouva donc d’abri nulle part. Voilà une raison, entre autres, pour laquelle au début du capitalisme, au XVIIIe siècle, les ouvriers n’étant pas encore aucunement organisés pour la défense de leurs intérêts, apparut une misère si affreuse que l’humanité semblait avoir reculé jusqu’aux temps de la décadence de l’empire romain. Mais tandis qu’alors l’Eglise catholique avait songé à porter secours au prolétariat romain par l’évangile du communisme, de la propriété commune, de l’égalité et de la fraternité, à l’époque capitaliste elle agit d’une tout autre façon. Elle se préoccupe avant tout de profiter de la misère du peuple pour attacher au travail la main-d’œuvre à bon marché. Les convents sont devenus de véritables cavernes de l’exploitation capitaliste, d’autant plus abjecte qu’elle englobe le travail des familles et des enfants. Le procès contre le couvent du Bon-Pasteur en France en 1903 donna un retentissant exemple de ces abus. Des fillettes de 12, 10, 9 ans, forcées à travailler dans des conditions affreuses, sans repos, au détriment de leurs yeux et de leur santé, étaient mal nourries et assujetties à une discipline de caserne.

A l’heure actuelle les couvents sont presque supprimés en France et l’Eglise perd l’occasion de l’exploitation capitaliste directe. La dîme, fléau du serf, a été également abolie depuis longtemps. Ce qui n’empêche pas le clergé d’extorquer par tous les moyens l’argent de la classe travailleuse et notamment au moyen des messes, mariages, enterrements, baptêmes. Et les gouvernements qui soutiennent le clergé obligent la population à lui payer le tribut. En outre, dans tous les pays, exceptés les Etats-Unis et la Suisse où la religion est une affaire personnelle, l’Eglise touche de l’Etat des sommes énormes qui proviennent évidemment du dur labeur du peuple. En France, par exemple, les appointements du clergé catholique s’élèvent jusqu’à 40 millions de francs par an (7).

En résumé, c’est le travail des millions d’exploités qui assure l’existence de l’Eglise, du gouvernement et de la classe capitaliste. Les statistiques concernant les revenus du clergé catholique en Autriche donnent une idée des bénéfices considérables de l’Eglise, autrefois recours des misérables. Il y a cinq ans (8), ses revenus annuels se montaient à 60 millions de couronnes ; les dépenses ne dépassaient pourtant pas 35 millions. Donc, au cours d’une seule année, elle « mit de côté » 25 millions – au prix de la sueur et du sang versés par les travailleurs. Voici quelques précisions sur cette somme :

L’archevêché de Vienne, au revenu annuel de 300.000 couronnes et dont les dépenses n’excèdent même pas la moitié, fait 150.000 couronnes d’« économies » par an ; le capital fixe de cet archevêché comprend environ 7 millions de couronnes. L’archevêché de Prague présente un revenu de plus d’un demi-million et environ 300.000 couronnes de dépenses ; son capital atteint presque 11 millions de couronnes. L’archevêché d’Olomouc (Olmütz) a plus d’un demi-million de revenu, environ 400.000 de dépenses ; sa fortune dépense14 millions.

Le clergé subalterne qui pleure si souvent misère n’en exploite pas moins la population. Les revenus annuels des curés en Autriche atteignent plus de 35 millions de couronnes, les dépenses 21 millions seulement, de sorte que les « économies » annuelles des curés totalisent 14 millions. Les propriétés paroissiales en Autriche constituent au total plus de 450 millions. Enfin, les couvents d’il y a cinq ans possédaient, toutes dépenses déduites, un « revenu net » de 5 millions par an. Ces richesses augmentent tous les ans, tandis que la misère des travailleurs exploités par le capitalisme et l’Etat s’accroît d’année en année.

Chez nous et partout ailleurs les choses se passent exactement comme en Autriche.

Après avoir jeté un bref coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise, nous ne pouvons pas nous étonner que le clergé soutienne à présent le gouvernement tsariste et les capitalistes contre les travailleurs révolutionnaires qui luttent pour un avenir meilleur.

Les ouvriers conscients, organisés dans le parti social-démocrate, combattent pour réaliser l’idéal d’égalité sociale et de fraternité entre les hommes, but qui fut jadis celui de l’Eglise chrétienne.

Pourtant l’égalité n’était réalisable ni dans la société basée sur l’esclavage, ni dans la société basée sur le servage ; elle le devient à l’époque actuelle, c’est-à-dire sous le régime de l’industrie capitaliste. Ce que les apôtres chrétiens n’ont pas pu accomplir par leurs ardents discours contre l’égoïsme des riches, les prolétaires modernes, classe de travailleurs conscients, peuvent le mettre en action dans un proche avenir, par la conquête du pouvoir politique dans tous les pays, en arrachant les usines, la terre et tous les moyens de production aux capitalistes pour en faire la propriété collective des travailleurs.

Le communisme que préconisent les sociaux-démocrates ne consiste plus dans le partage, entre mendiants, oisifs et riches, des biens produits par les esclaves et les serfs, mais dans la communauté d’un travail honnête et un honnête usage du fruit commun de ce travail. Le socialisme ne consiste pas non plus dans les dons généreux faits aux pauvres par les riches, mais dans l’abolition totale de la différence même entre les riches et les pauvres par l’instauration du devoir égal de travailler pour tous ceux qui en sont capables, par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme.

En vue d’établir le régime socialiste, les travailleurs s’organisent dans le parti ouvrier social-démocrate qui poursuit ce but. Et c’est pourquoi la social-démocratie et le mouvement ouvrier se heurtent à une haine farouche des classes possédantes qui vivent au détriment des ouvriers.

Les richesses énormes amassées par l’Eglise sans aucun effort de sa part proviennent de l’exploitation et de la misère du peuple laborieux. Les biens des archevêques et des évêques, des couvents et des paroisses, ceux des fabricants comme ceux des commerçants et des magnats de la terre s’achètent au prix des efforts inhumains du prolétariat des villes et des campagnes Car où serait l’origine des dons et des legs faits aux églises par les richissimes seigneurs ? Evidemment pas dans le travail de ces riches bigots, mais dans l’exploitation des ouvriers qui besognent pour eux : serfs d’autrefois, salariées d’aujourd’hui.

D’autre part, les appointements que les gouvernements accordent actuellement au clergé proviennent du Trésor d’Etat, constitué en majeure partie par les impôts extorqués aux masses populaires. Le clergé, à l’égal de la classe capitaliste, vit sur le dos du peuple, profite de sa dégradation, de son ignorance et de l’oppression. Le clergé, les capitalistes parasites haïssent la classe ouvrière organisée, consciente de ses droits et qui lutte pour la conquête de ses libertés. Car l’abolition des abus capitalistes, l’égalité entre les hommes porteraient un coup mortel surtout au clergé qui n’existe que grâce à l’exploitation et à la misère.

Mais avant tout le socialisme songe à assurer à l’humanité un bonheur honnête et solide ici-bas, à donner au peuple le maximum d’instruction et la première place dans la société. C’est précisément ce bonheur terrestre que craignent comme la peste les serviteurs de l’Eglise.

Les capitalistes ont façonné à coups de marteau le corps du peuple dans les chaînes de la misère et de l’esclavage. Pareillement, le clergé, au secours des capitalistes et intéressé lui-même, enchaîne l’âme du peuple, la maintient dans une crasse ignorance, car il comprend bien que l’instruction mettra fin à son pouvoir. Or, le clergé, faussant la doctrine primitive du christianisme qui avait pour but le bonheur terrestre des humbles, tâche actuellement de persuader les travailleurs que la souffrance, l’avilissement qu’ils supportent ne viennent pas d’une défectueuse structure sociale, mais du ciel, de la volonté de la « Providence ». Ainsi l’Eglise tue dans les travailleurs la force, l’esprit et la volonté d’un meilleur avenir, tue leur foi en eux-mêmes et le respect de leur propre dignité. Les prêtres d’aujourd’hui, avec leurs enseignements faux et vénéneux, entretiennent continuellement l’ignorance et la dégradation du peuple. Voici des preuves irréfutables : dans les pays où le clergé catholique jouit d’un grand pouvoir sur les esprits du peuple, en Espagne, en Italie, par exemple, la population est plongée dans l’obscurantisme total ; l’alcoolisme et la criminalité y exercent leurs ravages. Ainsi comparons par exemple deux provinces d’Allemagne : la Bavière et la Saxe. La Bavière : pays agricole où la population subit l’influence prépondérante du clergé catholique. La Saxe : pays industrialisé où les social-démocrates jouent un grand rôle dans la vie des travailleurs. Ils triomphent dans presque tous les arrondissements lors des élections parlementaires, raison pour laquelle la bourgeoisie manifeste sa haine à l’égard de cette province « rouge », social-démocrate. Et que voit-on ? Les statistiques officielles démontrent, que le nombre de crimes commis dans la très catholique Bavière est beaucoup plus élevé comparativement à celui de la « Saxe rouge ». En 1898, pour 100.000 habitants, on note :

Vols avec effraction : en Bavière, 204 ; en Saxe, 185.

Coups et blessures : en Bavière, 296 ; en Saxe, 72.

Parjures : en Bavière, 4 ; en Saxe, 1 seul cas.

On trouve une situation tout à fait analogue si on compare la criminalité de la Posnanie cléricale à celle de Berlin, où l’influence de la social-démocratie est grande. Au cours de la même année, on a noté pour 100.000 habitants : en Posnanie, 282 cas de coups et blessures ; à Berlin, 172 seulement.

Dans la résidence papale, à Rome, au cours d’un seul mois de l’année 1869 (l’avant-dernière année du pouvoir temporal des papes), on condamna pour meurtre 279 personnes, pour coups et blessures 728, pour pillage 297, pour incendies criminels 21 personnes ! Voilà les résultats de la domination cléricale sur la population indigente.

Ceci ne veut pas dire que le clergé pousse directement au crime. Bien au contraire, dans leurs discours, les prêtres se déclarent très souvent contre le vol, le pillage, l’ivrognerie. Mais les hommes ne volent, ni pillent, ne s’enivrent nullement par goût, ni par obstination. C’est la misère, l’ignorance qui en sont cause. Celui donc qui entretient dans le peuple l’ignorance et la misère, celui qui tue la volonté et l’énergie qu’a le peuple de sortir de cette situation, celui enfin qui crée toutes sortes d’obstacles à ceux qui s’efforcent d’instruire le prolétariat, celui-là est responsable des crimes au même titre qu’un complice.

La situation dans les centres miniers de la Belgique cléricale était analogue jusqu’à ces temps derniers. Les sociaux-démocrates y sont venus. Leur appel vigoureux à l’ouvrier malheureux et dégradé retentit dans le pays :

« Travailleur, lève-toi ! Ne pille pas, ne t’enivre plus, ne baisse pas la tête désespérément ! Lis, instruis-toi, rejoins tes frères dans l’organisation, lutte contre les exploiteurs qui abusent de toi ! Tu sortiras de la misère, tu deviendras homme ! »

Ainsi les sociaux-démocrates apportent partout la résurrection au peuple, fortifient ceux qui désespèrent, rassemblent les faibles dans une puissante organisation ; ils ouvrent les yeux aux ignorants, leur indiquent la voie de l’affranchissement ; engagent le peuple à instaurer sur terre le royaume de l’égalité, de la liberté, de l’amour du prochain.

Par contre, les serviteurs de l’Eglise n’apportent au peuple que des paroles d’humiliation, de découragement. Et si le Christ apparaissait aujourd’hui sur terre, il agirait sûrement à l’égard des prêtres, des évêques et des archevêques, qui défendent les riches et vivent de l’exploitation des malheureux, comme jadis il avait agi à l’égard de ces marchands qu’il chassa du temple afin qu’ils ne souillassent pas de leur ignoble présence la demeure de Dieu.

C’est pourquoi s’est déclenchée une lutte farouche entre le clergé, soutien de l’oppression, et la social-démocratie, porte-parole de l’affranchissement. Cette lutte n’est-elle pas comparable à celle de la sombre nuit et du soleil levant ?

Comme les prêtres ne sont pas capables de combattre le socialisme par l’esprit et la vérité, ils ont recours à la violence et à l’iniquité. Leurs paroles de Judas calomnient ceux qui éveillent la conscience de classe. Au moyen du mensonge et de la diffamation, ils essaient de salir tous ceux qui sacrifient leur vie à la cause ouvrière. Ces serviteurs et adorateurs du veau d’or soutiennent et favorisent les crimes du gouvernement tsariste et défendent le trône de ce dernier despote qui opprime le peuple à l’égal de Néron.

Mais c’est en vain que vous vous agitez, dégénérés serviteurs du christianisme, devenus serviteurs de Néron. C’est en vain que vous aidez nos assassins et nos meurtriers, en vain que vous abritez sous le signe de la croix les exploiteurs du prolétariat ! Vos cruautés et vos calomnies n’ont pas pu empêcher autrefois la victoire de l’idée du christianisme, idée que vous avez sacrifiée au veau d’or ; aujourd’hui vos efforts ne dresseront aucun obstacle à l’avènement du socialisme.

A l’heure actuelle c’est vous qui êtes, par votre vie et par votre doctrine, des païens, et c’est nous qui apportons aux pauvres, aux exploités, l’évangile de la fraternité et de l’égalité, et qui partons à la conquête du monde comme le faisait jadis celui qui proclamait qu’il serait plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume des cieux.

Quelques mots pour terminer.

Le clergé a à sa disposition deux moyens pour combattre la social-démocratie. Là où le mouvement ouvrier commence à conquérir le droit de cité, comme c’est le cas chez nous (Royaume de Pologne), où les classes possédantes espèrent encore l’étouffer, là le clergé combat les socialistes par de sévères discours en les calomniant, en blâmant la « convoitise » des ouvriers.

Mais dans les pays où les libertés politiques sont reconnues, le parti ouvrier puissant, comme par exemple en Allemagne, en France, en Hollande, le clergé cherche alors d’autres moyens. Il cache son jeu et vis-à-vis des ouvriers ne fait plus figure d’ennemi déclaré, mais de faux ami. Ainsi vous verrez les prêtres organiser les travailleurs, créer des syndicats professionnels « chrétiens ». Ils essaient de cette manière de prendre les poissons dans les filets, d’attirer les ouvriers dans les pièges de ces faux syndicats où l’on enseigne l’humilité, contrairement aux organisations de la social-démocratie qui préconisent la lutte et la défense contre les abus.

Quand le gouvernement tsariste tombera enfin sous le coup du prolétariat révolutionnaire de la Pologne et de la Russie, et que la liberté politique existera chez nous, nous verrons alors le même archevêque Popiel, les mêmes ecclésiastiques qui fulminent actuellement contre les militants, se mettre soudain à organiser les ouvriers dans les associations « chrétiennes » et « nationales » pour les abrutir (9). Déjà nous assistons au début de ce travail souterrain dans l’activité de la « National-Démocratie », qui s’assure la future complicité des prêtres et présentement les aide à diffamer la social-démocratie.

Les travailleurs doivent donc être avertis du danger afin de ne pas se laisser prendre, au lendemain de la révolution victorieuse, par les paroles doucereuses de ceux qui aujourd’hui, du haut de la chaire, osent défendre le gouvernement tsariste, assassin des ouvriers et appareil d’oppression du capital, cause principale de la misère du prolétariat.

En vue de se défendre contre l’animosité du clergé à l’heure actuelle – pendant la révolution, devant sa fausse amitié demain – après la révolution, il faut que les travailleurs s’organisent dans le parti social-démocrate.

Et voici la réponse à toutes les attaques du clergé :

La social-démocratie ne lutte nullement contre la foi religieuse. Au contraire, elle exige une entière liberté de conscience pour tout individu et la plus large tolérance pour toute confession et toute opinion.

Mais dès le moment que les prêtres se servent de la chaire comme d’un moyen de lutte politique contre la classe ouvrière, les travailleurs doivent combattre les ennemis de leurs droits et de leur affranchissement.

Car celui qui défend les exploiteurs et tient à prolonger l’abject régime actuel, celui-là est l’ennemi mortel du prolétariat, qu’il soit en soutane ou en tenue de gendarme.

Appendice

Il y a dans tous les pays des exceptions parmi le clergé : des ecclésiastiques honnêtes qui reconnaissent et approuvent les efforts de la social-démocratie. Nous citons ci-dessous, à la honte de nos prêtres qui défendent le knout et le capital, les paroles de plusieurs hommes d’église.

L’évêque de Keane, au Congrès Religieux de Chicago en 1893, a dit :

« Jésus-Christ bénissait la pauvreté, mais non pas la misère. Le Christ et ses élèves étaient pauvres, mais ne se trouvaient pas dans une misère sans espoir. Il ne faut pas croire que Dieu donne sa bénédiction à la misère. »

Professeur de théologie à Marbourg (Allemagne), M.W. Hermann écrit dans son ouvrage L’Ethique, en 1893 :

« La foi chrétienne n’ordonne pas de se plier aux conditions existantes. La foi chrétienne présente en elle-même une entière liberté spirituelle de l’individu et pousse le chrétien à la lutte contre ce qu’elle considère comme inique. »

Le prêtre protestant Todt écrit dans son livre Sur le Socialisme et le Christianisme, en 1878 :

« Personne ne sait exposer la misère d’aujourd’hui et son lien avec la domination et la production capitaliste d’une manière aussi frappante que les écrits socialistes. Mais bien qu’ils les décrivent avec colère et haine, ce qu’ils disent sur la situation actuelle est juste. La critique socialiste est en effet fondée. Du point de vue du Nouveau Testament, il est impossible de rejeter les arguments socialistes. Chaque chrétien honnête, dont la foi est profondément ancrée dans son cœur, est un peu socialiste et chaque socialiste, même s’il était un ennemi de l’Eglise, est empreint de l’esprit chrétien. Souvenons-nous donc avec force que la semence et l’âme socialistes sont véritablement en accord avec l’Evangile. Par conséquent, c’est une grave erreur de dénoncer le socialisme comme une création infernale et de lutte contre lui avec des discours et des écrits. Quand l’Eglise agit ainsi, elle se gifle elle-même et meurtrit son propre corps. »

L’abbé Curei, dans le livre intitulé Le socialisme chrétien, publié en 1885 :

« Si le socialisme tel qu’on le présente depuis des années avait été une idée si absurde et si criminelle, la mémoire humaine n’en aurait conservé aucune trace, comme ont par ailleurs disparu des centaines d’autres idées insensées, qui ont pour un temps préoccupé les esprits. Au contraire, tout nous porte à croire que dans le fonds socialiste gît une grande justice. »

L’évêque Korum a dit dans son discours au congrès catholique de Liège (Belgique) en 1887 :

Reconnaissons ouvertement que si nous avons admis le principe d’une protection sociale du peuple, c’est avant tout parce que nous y avons été forcés par la pression des ouvriers combattants. Si vous ne voulez pas admettre aujourd’hui que l’Etat a un devoir envers les ouvriers, ce sont les socialistes qui vont vous y contraindre. »

Le 25 juillet 1869, l’évêque Ketteler a dit dans son discours aux ouvriers d’Offenbach (Allemagne) :

« L’impiété du capital, qui relègue l’ouvrier au statut de main-d’œuvre et l’exploite comme une machine jusqu’à son anéantissement, doit être terrassée. Elle représente un crime et une humiliation à l’encontre de la classe ouvrière. L’aspiration à un salaire juste (pour lequel luttent les syndicats) n’est en rien immorale. C’est une exigence juste et chrétienne que le travail humain soit convenablement récompensé.

En quelque endroit du monde, lorsque le temps de travail s’allonge outre mesure, qu’il s’étend au-delà de ce qui est déterminé par la nature et conseillé pour la santé, les travailleurs ont alors le droit dans un mouvement de solidarité de lutter contre l’abus du capital.

Ainsi, vous pouvez en tant que catholiques vous intégrer massivement au mouvement ouvrier sans offenser d’aucune manière les principes de votre foi catholique. »

Le professeur Hermann, que nous avons déjà mentionné, écrit en 1896 dans son livre Religion et démocratie sociale :

« Seuls ses pires ennemis ou ses amis à courte vue peuvent conseiller à l’Eglise de combattre, au nom de la religion, cette aspiration à la libération de la classe ouvrière, qui ne transgresse en aucune manière la foi chrétienne. Si au contraire l’Eglise se battait contre cette aspiration, elle en serait abaissée, car elle s’associerait à un mouvement pour lequel ne comptent que les intérêts égoïstes. Les ouvriers en viendront à détester l’Eglise dès qu’ils apercevront les plus petits indices que l’Eglise est utilisée comme un obstacle au socialisme, dans les mains de ceux (la classe capitaliste) qui s’imaginent être au-dessus de l’Eglise. »

1) Bibliothèque Social-Démocrate, IX, Edition de L’Etendard Rouge, Cracovie, 1905. Imprimerie W. Teodorczuk, à Cracovie. In-16°. Traduction du polonais et notes de Lucienne Rey. Un franc de 1900 : un peu plus de 3 euros.

2) Chrétiens orthodoxes reconnaissant la suprématie du pape.

3) Ou « raskolniks » (scissionnistes), secte religieuse russe qui regarde comme contraire à la vraie foi la révision des version de la Bible et de la liturgie qui eurent pour auteur le patriarche Nikon, en 1654.

4) Abbé Bareille : Jean Chrysostome, Paris 1869, tome VII, p. 599-603.

5) En 1900.

6) La couronne : avant-guerre environ 1 franc.

7) Il ne faut pas oublier que cette brochure fut écrite en 1905. Depuis, la France a secoué le joug de l’Eglise et l’Etat n’appointe plus le clergé, sauf dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, où la France républicaine perpétue, l’on ne sait trop pourquoi, les traditions de l’Allemagne impériale.

8) C’est-à-dire en 1900.

9) Ce qui effectivement se passe en Pologne actuelle !

Eglise et socialisme de Rosa Luxemburg (Kosciol a socializm) est paru pour la première fois en français dans une revue en 1935, puis en 1937 sous forme de brochure aux Editions du parti socialiste SFIO (Librairie populaire du parti socialiste).

La présente édition a été publiée dans la collection Cahiers Spartacus. Série B, no 169, sur les presses de l’imprimerie Expression 2 (9, cité Beauharnais), à Paris, en mai 2006.