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Cet été nous avons relayé cette nouvelle détonante : lors des élections communales à Vevey en Suisse, Yvan Luccarini, 44 ans, un des créateurs de la revue des objecteurs de croissance Moins !, a « échoué de peu au poteau » (24 heures, 5.7.2015), de 7 voix (1), à devenir l’un des cinq représentants de la municipalité (mairie française). Bigre ! La décroissance est-elle aux portes du pouvoir ? De Lyon, un de nos grands reporters a pris le train vers les berges reculées du lac Léman pour aller rencontrer notre confrère.

La Décroissance : Yvan Luccarini, comment êtes-vous arrivé à ce résultat qui nous semble impensable en France, où les listes d’objecteurs de croissance plafonnent à 1 % ?

Yvan Luccarini : En fait, cela fut une surprise mais c’est arrivé assez naturellement. Lors du premier tour, le Parti socialiste avait proposé que le candidat le mieux placé de la gauche se désiste pour celui qui arriverait en tête. Ils ne pouvaient pas imaginer que je sois mieux placé qu’eux ! Ce qui a pourtant été le cas. J’ai fait 21 % quand le candidat du PS a rassemblé seulement 15 % des voix. Ils ont choisi de me soutenir même si cela a créé pas mal de tensions chez eux. Les Verts locaux étaient, eux, alignés derrière le PS, ce qui fait que j’étais le seul candidat écologiste. Ainsi toute la gauche a soutenu ma campagne : le PS, les Verts mais aussi le groupe de gauche radicale Alternatives (2). Un autre élément a été important : le candidat du PS était nouveau et peu charismatique. De mon côté, j’ai acquis ici une petite notoriété car je me suis déjà présenté pour la décroissance en 2011, ensuite la presse a noté que mon « implication directe dans la victoire de la votation sur le projet PPA Savoie n’a sans doute pas été étrangère à ce score » (3). En effet, je me suis impliqué dans un référendum local contre un projet foncier, et nous avons gagné dans les urnes. Après, le PS et les Verts n’ont pas vraiment fait campagne pour moi mais ils m’ont laissé toute liberté dans mon expression pour développer mon programme. Je le leur ai soumis pour le 2ème tour. Voici un extrait : « Faire le choix de la décroissance n’a rien d’un retour en arrière. Il ne s’agit pas de nourrir de la nostalgie pour un pseudo-bonheur perdu, mais de bifurquer pour tracer ensemble le chemin vers un bien-vivre respectueux de la nature et des êtres humains. Décroître, ce n’est pas prôner moins de tout et moins pour tous, mais remettre le partage au cœur des valeurs qui fondent un nouveau projet de société. C’est avoir le courage de nous réapproprier nos vies, de nous poser à nouveau des questions essentielles mais oubliées : que voulons-nous produire, de quelle manière et pour quelle finalité ? » (4). Il n’y a eu aucune remarque. C’est difficile de parler de tout et j’ai mis l’accent sur les espaces publics : la place de la bagnole, « ralentir la ville » ou encore l’interdiction de la pub. J’ai aussi parlé du logement et de la question de la décroissance des inégalités bien sûr.

Comment vous présentez-vous face au clivage droite-gauche ?

Comme issu de la gauche radicale. Pour les médias c’est très important de pouvoir vous situer sur cet axe. Par contre, il n’y a quasiment pas d’espaces pour présenter son programme. Certains candidats font d’ailleurs campagne sur la base d’une simple carte postale. Il n’y a eu qu’un seul débat à la radio et un autre à la télévision locale, au premier comme au deuxième tour.

« Pour une gauche unie, votons Yvan Luccarini », lit-on en conclusion de votre programme.

Même le pape a appelé à voter pour moi ! (Rires). L’encyclique sur l’écologie du pape François est parue au moment de la campagne. Un blogueur suisse en a tiré la conclusion que : « le pape non seulement appelle les Veveysans à voter pour Yvan Luccarini, mais démontre sa parfaite connaissance de la politique veveysanne. Il y dénonce notamment un système économique soumis au diktat du marché et une ‘culture du déchet’. Il exhorte les pays riches et les Veveysans à ‘accepter une certaine décroissance’ et à combattre le réchauffement climatique et à éviter que la Terre, ‘notre maison commune’ ne se transforme en un ‘immense dépotoir’ » (5). Sans rire, si le Parti démocrate chrétien présent ici a appelé au niveau communal à choisir celui du centre, certains de leurs membres à Vevey ont peut-être écouté les recommandations du pape !

Avez-vous, comme c’est le cas en France, subi des insultes de la part des médias et des politiques ?

Rien ne m’est arrivé directement, au contraire, les autres candidats ont été plutôt bienveillants. En Suisse, la culture est au consensus et non à l’exposition des clivages. Cela tient aussi au fait qu’ils ne connaissent pas le sujet. Difficile pour eux de s’y confronter. Mes deux adversaires ont polémiqué entre eux au sujet des querelles politiques habituelles et cela a permis de me laisser le champ libre pour développer mes idées. De la même manière, par manque de connaissance et du sujet, les médias ont aussi été bienveillants. Il faut dire que le genre de campagne indépendante que j’ai mené est rare en Suisse, surtout à l’échelle d’une ville de 20.000 habitants comme Vevey. Le contexte est ici spécial. La population étrangère représente plus de 40 % des habitants. 130 nationalités sont représentées. Les étrangers ont le droit de vote, ce qui est positif, mais ils ne l’utilisent que peu : moins de 18 %. Vevey est depuis 10 ans une ville tenue par le PS. C’est dû aux circonstances particulières locales car aujourd’hui ce n’est pas une ville ouvrière et cette « gauche » a fait beaucoup de mal à la culture alternative. Vevey héberge aussi le siège mondial de Nestlé et notre région s’appelle la Riviera vaudoise.

Au final près du tiers des Veveysans sont donc des objecteurs de croissance ?

Non, en gros la moitié des gens qui ont voté pour mon nom ont choisi mon programme. L’autre moitié a suivi les recommandations du PS et des Verts, ce qui n’exclut pas la volonté d’un vrai changement face à la fausse alternance droite-gauche. Par exemple, avec Mirko Locatelli, un autre rédaction de Moins !, nous avons rencontré dernièrement la co-présidente des Verts suisse, Adèle Thorens. Elle est une fan des imprimantes 3D chères à Jeremy Rifkin. En Suisse s’est créé un autre parti « écologiste » : les Verts libéraux, eux de droite. Mais le plus souvent leurs thèses sont proches. Ce sont celles du développement durable. Le mot décroissance a ici rempli son rôle pour briser ce consensus. Enfin, pour certains cela a aussi peut-être été un défouloir.

Que pourriez-vous faire pour sauver le monde si vous étiez élu ici à Vevey ?

Le principe de collégialité ici en Suisse restreint de toutes façons les marges de manœuvre. Nous sommes dans une ville comme Vevey limités par le fonctionnement politique cantonal et fédéral. Par exemple, 80 % des dépenses communales sont décidées à un échelon supérieur. De surcroît de très nombreux corporatismes ont un pouvoir important. Néanmoins il y a des choses possibles à faire évoluer, sur la mobilité, le logement, la pub... Nous pourrions suivre l’exemple de Grenoble qui a fait démonter ses panneaux publicitaires. Regardez cette place centrale de Vevey où nous sommes qui donne sur le lac est un parking. La commune pourrait en faire un lieu magnifique pour contribuer à créer du lien, de l’échange.

Comment êtes-vous venu à la décroissance ?

Je ne viens pas d’un milieu politisé mais j’ai toujours fait partie des gens qui votaient et j’ai toujours été sensible aux questions écologiques. J’ai découvert l’anti-productivisme par le biais du journal La Décroissance. A force d’être informé des questions environnementales et sociales, il vient un côté déprimant si on reste passif. La réponse est dans le désir d’agir. Là, le mouvement des objecteurs de croissance ouvrait des pistes : il ne s’agit pas de faire la même chose autrement mais d’interroger et de réinventer les bases d’un système. J’en ai beaucoup discuté avec nos familles, nos amis. A chaque fois on me disait : « Tu n’a qu’à te présenter aux élections avec tes arguments ». Il y a eu une fois de trop qui m’a irrité et je l’ai fait. Je ne suis pas spécialement extraverti ou populaire mais je me suis dit que ce n’était pas une excuse suffisante. Tout s’est alors précipité. En 2011 quand j’ai fait ma première campagne pour la décroissance, c’était alors vraiment un ovni, ce qui ne m’a pas empêché de faire 15 % des voix.

Aussi s’investir en politique crée du lien. Nous avons par la suite créé un collectif et organisé des débats à Vevey, tout cela fut et continue d’être extrêmement productif. J’ai dans le même élan rejoint le ROC-VD (Réseau Objection de Croissance Vaud) et un jour nous nous sommes dit que nous avions besoin d’avoir notre propre média et nous avons fondé Moins ! Nous avons foncé têtes baissées.

Et au niveau individuel, comment vivez-vous la décroissance ?

Le premier truc, c’est vraiment de se débarrasser de la télé. Je la vois chez les autres, c’est suffisamment désespérant. L’alimentation est aussi une de nos priorités avec ma famille ; nous cherchons à manger de saison avec des produits locaux que nous cuisinons nous-mêmes. On essaye de mettre en place des jardins urbains collectifs à partager sur le principe des « Incroyables comestibles ». Pour le vélo, je ne me sens pas en sécurité. Mais tout est à proximité. Mon travail est à 200 mètres de chez moi. Nous n’avons pas besoin de voiture. Nous faisons tout à pied. Bien sûr nous avons aussi nos contradictions. Par exemple je voulais me passer du portable mais la vie politique m’a rattrapé. Pour mener mes actions j’ai été obligé d’y recourir. Mais les changements individuels trouvent vite leurs limites. J’encourage les gens à se présenter aux élections et à s’engager dans des actions collectives. Pour moi l’important est que les gens se repolitisent. Le discours antipolitique m’agace. Au contraire je rêve d’expérimenter et de mettre en pratique nos rêves.

Et qu’avez-vous fait avant ?

J’ai fait une école d’ingénieur en informatique, sans être finalement diplômé. J’ai à cette époque découvert le billard américain qui m’a passionné. J’ai même joué en compétition au niveau national. J’ai travaillé dans cet univers et je me suis associé pour monter une salle de billard à Genève. Elle a très bien marché mais je voulais fonder une famille, tout en faisant ce type de métier c’est très difficile. J’en avais marre aussi d’être patron de bar, ce qui représente une bonne partie de cette activité ! J’ai revendu les parts à mon associé. Mais je ne regrette rien : ni cette vie d’hier ni celle d’aujourd’hui. Nous sommes alors venus avec ma femme à Vevey, à l’autre bout du lac Léman. La taille plus petite de la ville nous a plu J’ai partager un atelier pour monter une boîte d’édition. Au départ c’était pour un livre sur le billard d’ailleurs. Mais fonder une famille est difficile quand on est indépendant. J’ai finalement préféré trouver un emploi salarié à temps partiel pour me dégager un maximum de temps libre. Je travaille depuis dans une épicerie qui vend des produits régionaux, à 25 % de mon temps. C’est ma femme qui fait davantage bouillir la marmite en travaillant à 50 % de son temps. Elle est factrice. Nous avons maintenant deux filles, de 4 et 6 ans. Certes, nous n’avons pas de gros besoins, nous habitons un appartement dans Vevey, mais j’ai bien conscience que cela est possible aussi grâce au contexte suisse : ici les revenus sont élevés, le salaire médiant est de 6.000 euros. Je me sens privilégié car travailler à temps partiel ainsi est un luxe

Avez-vous rencontré votre épouse dans le milieu militant ?

Non, nous avons cheminé ensemble, par étape, sur la voie de l’objection de croissance. Elle vient d’un milieu suisse conventionnel et elle n’était pas prête à reconduire le schéma traditionnel. Cette simplification de vie ne nous crée pas de frustrations, bien au contraire. Cependant, c’est parfois difficile de faire comprendre notre démarche à nos familles respectives.

Et l’avenir ?

Au sujet de la situation planétaire, je suis extrêmement pessimiste. Nous allons droit vers des crises graves, de plus en plus de gens sont laissés sur le bord de la route, les déséquilibres s’accroissent. Aucune décision à l’échelle des pays ne semble rompre avec la logique qui nous conduit à la catastrophe. Pourtant je ne vois pas d’autres solutions que de réduire drastiquement la consommation et la production et de répartir les richesses et les ressources équitablement.

1197 voix contre 1190, 34,18 % contre 33,98 %

Voir le site de campagne : www.decroissancevevey.ch  

24 heures, 16.6.2015

Voir le site de campagne : www.decroissancevevey.ch 

www.politis.ch 

(La Décroissance, no 122, septembre 2015, p. 7.)