hongrie1956

Dans les années 1950, le stalinisme sorti renforcé par la victoire sur le nazisme avait étendu son pouvoir à toute l’Europe de l’Est et avait élargi son influence, malgré ses différences avec Mao, à la Chine (1949) et à la Corée (1953). Il paraissait être arrivée à un point de non-retour... On parlait du « camp socialiste » qui, entre autres choses, réaffirmait sa victoire historique sur le « vieux » socialisme révolutionnaire et pluraliste. Une histoire qui peut-être peut paraître lointaine, mais dont l’importance ne peut être mésestimée d’entrée, parce qu’elle contribue à beaucoup mieux comprendre l’« échec du socialisme », un idéal qui, au dire des ouvriers polonais, avait été une bonne invention, mais mal appliquée. Le socialisme est inhérent à la liberté, et cela fut clair pour les travailleurs, les étudiants et les intellectuels hongrois qui, en pleine ferveur révolutionnaire, abattirent les odieuses statues de Staline, un moment resté immortalisé sur des photos qui nous parlaient de la veille de notre temps : la crise irréversible du stalinisme. Un désastre ou un dévoiement d’une révolution, qui aurait pu être différente. Pascual Maragall n’avait pas tort en disant que, s’il n’y avait pas eu la Hongrie de 1956, nous serions tous devenus communistes.

Même ici, où le régime présenta les événements comme s’il s’agissait d’une rébellion national-catholique (c’est ainsi que le présentent des films de cette époque, comme El canto del gallo (Le chant du coq), de Rafael Gil avec Francisco Rabal), ils ne cessèrent pourtant pas d’influer sur l’évolution de la pensée critique parmi les nouvelles générations.

On peut dire que tout commença avec le choc provoqué par le XXe congrès du PCUS, avec le « rapport Khrouchtchev » sur les crimes de Staline : malgré ses contradictions et ses limites, il servit à légitimer dans une certaine mesure le mouvement de protestation qui, en été 1956, touchait en Hongrie tous les groupes sociaux, et plus particulièrement les étudiants et les intellectuels. Des voix toujours plus nombreuses réclamaient des mesures urgentes pour corriger le modèle socialiste. Bela Kovacs, le secrétaire du Parti des petits propriétaires, libéré en avril, disait que personne ne pensait alors retourner à la situation antérieure à 1945. Cette phrase était probablement exagérée. Dans la manifestation du 23 octobre 1956, on trouvait différents courants : des communistes, des anti-communistes, des démocrates, des libéraux, des sociaux-démocrates, jusqu’aux nostalgiques du régime horthyste. Y confluaient les insatisfactions matérielles dérivant de l’industrialisation accélérée et de la critique au système de pouvoir responsable du passé. Le dénominateur commun des manifestants résidait dans la défense d’un patriotisme indépendant et souverain.

Déjà en juillet 1956, Moscou – conscient du malaise existant dans le Parti hongrois, envoya à Budapest deux éminents hiérarques, Mikoyan et Suslov, comme arbitres. La solution consista à contraindre le dirigeant détesté Rakosi à démissionner de la direction et de nommer à sa place Erno Gerö (également impopulaire par son identification au système antérieur, il fut commissaire stalinien à Barcelone, en 1937), en incorporant au bureau politique Janos Kadar et d’autres représentants des dénommés « communistes nationaux » (qui avaient participé à la résistance), représentants d’une ligne centriste et modérée. La nouvelle direction annonça un programme faisant certaines concessions, qui furent considérées comme insuffisantes par l’opposition. Parmi les résolutions adoptées, on réhabilita les victimes du rakosisme, en célébrant en leur honneur des funérailles (le 6 octobre eut lieu l’enterrement de Laszlo Rajk) qui rassemblèrent de nombreuses personnes, Imre Nagy fut réadmis au Parti (le 13 octobre) et les relations diplomatiques avec la Yougoslavie, selon l’exemple donné par Moscou, furent améliorées. En ce sens, au mois de septembre, fut signé un protocole de coopération économique et, le 15 octobre, une délégation hongroise – dirigée par Gerö et Hegedüs, président du Conseil – partit pour Belgrade, afin de poursuivre les négociations. Le retour de cette délégation à Budapest coïncida avec la manifestation préparée par des intellectuels et des étudiants pour ce même jour, le 23 octobre.

Les manifestants se rassemblèrent devant la statue du poète Petöfi, en récitant un poème symbolique, Talpra Magyar, qui rappelait les débuts de la révolution anti-habsbourgeoise de 1848. Déconcerté et indécis, le gouvernement finit par autoriser la manifestation que, initialement, il avait interdite. La foule – composée d’intellectuels, d’étudiants, d’employés, d’ouvriers, de paysans et y compris de soldats en uniforme -, qui portait des drapeaux nationaux sans l’emblème communiste, manifesta ensuite sa solidarité avec le peuple polonais sur la place Joszef Bem – un général polonais qui avait lutté aux côtés des Hongrois en 1848-1849. On y lit le communiqué élaboré par l’Union des écrivains : dans la ligne réformiste et modérée des propositions du Cercle Petöfi, ce texte demandait la réunion du comité central du Parti et l’incorporation de Imre Nagy au gouvernement. On donna aussi lecture du manifeste de revendications des étudiants, beaucoup plus radical et beaucoup plus applaudi que le texte antérieur. Cette charte en 16 points demandait, entre autres, l’évacuation des troupes soviétiques, la recomposition du gouvernement sous la direction de Imre Nagy et l’expulsion des staliniens, des élections générales au suffrage universel et secret et avec la participation de plusieurs partis, le droit de grève pour les travailleurs, la révision des traités soviéto-hongrois et des procès politiques et économique, la réhabilitation des victimes du rakosisme et proclamait en outre sa solidarité avec le peuple polonais.

Ensuite, le cri « Nagy au pouvoir ! » devient le thème le plus scandé par la foule. Que faisait entre temps le personnage, dont le nom était invoqué avec des intentions messianiques ? Nagy ne participait pas à la manifestation, mais il se vit obligé, dans la soirée, d’adresser quelques paroles à la foule. Il parla depuis le siège du Parlement, avec un langage gouvernemental, plus rationnel que sentimental, de la solution des problèmes par la discussion et la négociation, en appelant les gens à préserver avant tout l’ordre constitutionnel et la discipline. Approximativement à la même heure, le premier secrétaire du Parti, Erno Gerö, fit une déclaration à la radio, où il défendait le pouvoir de la classe ouvrière et termina en condamnant une manifestation qu’il qualifiant de nationaliste. S’agissait-il d’une provocation délibérée ? Il est certain que le discours du premier secrétaire déçut profondément les manifestants et, en raison de celui-ci, les événements se précipitèrent dans une spirale de violence, au bâtiment de la Radio, au siège du journal officiel du Parti et dans d’autres quartiers de la ville. L’AVH (police de sécurité de l’Etat) protégea les points névralgiques de la ville, mais la rue fut prise par les insurgés.

A un moment, la situation était extrêmement difficile pour le gouvernement, car il manquait d’autorité morale, il ne disposait pas de forces suffisantes pour réprimer l’insurrection, doutant en outre de leur loyauté en cas de soulèvement populaire. Le comité central du Parti, réuni en urgence dans la nuit du 23 au 24 octobre, adopta deux décisions fondamentales : nommer Imre Nagy président du Conseil des ministres, demander l’aide des troupes soviétiques pour rétablir l’ordre. Sur ce second point, on fit croire que la demande de l’aide soviétique avait été signée par Nagy ; mais – présume François Fejtö, l’historien le plus connu de cette époque, se basant sur plusieurs témoignages -, une telle accusation pouvait faire partie d’une manœuvre politique pour discréditer et isoler Nagy, en le rendant responsable de l’invasion. Au départ, il paraît difficile d’attribuer une telle décision à Nagy, alors qu’il n’avait pas encore eu pratiquement le temps d’entrer en fonctions, si l’on tient compte du fait que les tanks soviétiques apparurent dans les rues de la capitales aux premières heures du 24 octobre. Néanmoins, cette affaire reste obscure, bien que les Hongrois d’aujourd’hui la connaissent peut-être mieux. En effet, le Budapest Post signalait en février 1993 la publication de deux livres, Le dossier Eltsin et Les pages qui manquaient, avec des documents d’origine soviétique sur la révolution de 1956, dont Boris Eltsin avait fait cadeau au président hongrois Arpad Göncz durant sa visite à Budapest en novembre 1992.

Lorsqu’il fut interrogé par un journaliste de l’hebdomadaire mentionné, le président du Conseil des ministres hongrois, le 23 septembre 1956, Andras Hegedüs, déclara être satisfait de la livraison de ces documents ; bien qu’il ne les ait pas lus, il ne doutait pas de leur intérêt pour expliquer sa propre action lors des ces jours dramatiques, signalant à ce propos qu’il n’avait pas agi seul et qu’il le fit par sens de responsabilité politique. Ces documents semblent révéler que la lettre des dirigeants hongrois pour demander l’intervention de l’armée soviétique fut signée après le 23 octobre, et fut utilisée seulement plus tard pour justifier l’invasion auprès de la communauté internationale. En tout cas, il est clair que les dirigeants hongrois se comportèrent alors d’une manière très différente de ce qu’avaient fait leurs homologues polonais. Au lieu de faire cause commune avec le peuple, ils appelèrent à l’aide les troupes soviétiques, compromettant hautement Nagy, dont la présidence se verra immédiatement hypothéquée par l’invasion militaire. Il servira peu que, le 25 octobre, Mikoyan et Suslov remplacent Gerö par Janos Kadar au poste de premier secrétaire du Parti et qu’ils autorisent – cette autorisation était-elle sincère ? – quelques jours plus tard Nagy et sa nouvelle équipe à tenter la voie nationale vers le socialisme, en leur faisant les mêmes concessions qu’à la Pologne de Gomulka. Trois facteurs neutraliseront cette solution : la radicalisation de l’insurrection dans la capitale, comme conséquence des tristes événements devant le Parlement, dont le résultat fut la mort de plusieurs centaines de personnes ; l’extension du mouvement à la province, particulièrement dans l’Ouest ; et, finalement, le désaccord croissant entre Nagy et le groupe « centriste » de Janos Kadar.

Les travailleurs se soulevèrent et la grève générale commença spontanément à Budapest le 24 octobre, après l’intervention militaire, et elle se propagea, dans les jours suivants au reste du pays. Dans quasiment toutes les villes et les villages de Hongrie, se formèrent, parfois violemment, mais le plus souvent pacifiquement, des comités et des conseils révolutionnaires qui assumèrent le pouvoir, animés par un esprit irrésistible d’anti-autoritarisme (Feher-Heller). Ils furent capables d’implanter une liberté de presse, permettant de publier et d’émettre tout type de propagande, sauf celle des nazis hongrois, dont le journal Virrodat (L’Aurore) fut empêché de paraître.

Néanmoins, l’action révolutionnaire des Conseils et des comités n’était pas dirigée contre l’Etat, mais contre la forme totalitaire de l’Etat et la soumission de celui-ci à l’Union soviétique. L’acceptation du gouvernement Nagy par les institutions révolutionnaires resta conditionnée au degré d’application de leurs aspirations nationales et sociales. De tout le pays, des délégués arrivaient à Budapest, nantis des revendications des comités et des conseils ouvriers pour les soumettre à Nagy : durant les premiers jours, celui-ci avait une position quelque peu réticente envers la pression populaire, mais aussi avancée par rapport au reste de l’équipe dirigeante. Mais il est aussi certain que le programme approuvé par le Conseil ouvrier et le Parlement des étudiants de Miskolc avait un certain caractère représentatif. On y demandait la formation d’un gouvernement provisoire, démocratique, souverain et indépendant – excluant totalement les rakosistes et basé sur le Parti communiste hongrois et sur le Front populaire - ; des élections générales, libres, avec la participation de plusieurs partis ; le retrait immédiat des troupes soviétiques ; la reconnaissance des revendications formulées par les Conseils ouvriers et les Parlements des étudiants dans tout le pays ; l’abolition de l’AVH et la réorganisation des forces armées (milice et armée régulière) ; enfin, l’amnistie totale des patriotes ayant participé à la révolution.

Dans cette situation, le processus de constitution des nouveaux organes de représentation atteignit dans les derniers jours d’octobre un rythme très vif. Dans les villages, les fabriques, les secteurs professionnels et les services, l’administration et jusque dans les forces militaires (le Comité révolutionnaire de défense nationale, formé le 29 octobre par le général Bela Kiraly et le colonel Pál Maleter), les Conseils et les comités surgirent de toutes parts spontanément. Avec ces nouvelles institutions, la révolution s’acheminait vers une forme d’Etat garantissant le libre développement du peuple hongrois, déclarait Radio Miskolc, le 30 octobre ; vers une Hongrie libre, indépendante, démocratique et socialiste, affirmait le même jour Radio Budapest.

De telles propositions, bien que finalement pleinement assumées par Nagy, n’étaient néanmoins pas partagées par le Kremlin, ni par ces Hongrois partisans d’un nationalisme radical, antisémite et conservateurs, qui dominaient le Conseil national transdanubien, à Györ, et qui, à Budapest, gravitaient autour de Jozsef Dudas, un chef militaire qui éditait le journal Magyar Függetlenség (Hongrie indépendante). En ce sens, Radio Europe Libre (émettant en hongrois depuis Munich, avec des réfugiés hongrois au service de la CIA, et très écoutée en Hongrie, plus particulièrement dans sa partie occidentale) joua un rôle hautement déstabilisateur en concentrant ses accusations contre ceux qu’elle qualifiait de crypto-staliniens, notamment Imre Nagy, présenté comme « un traître et un assassin du peuple » (27 octobre).

Alors, la puissante Eglise catholique entra en scène. Dans son émission du 31 octobre, Radio Europe Libre se référait au cardinal Jozsef Mindszenty comme le chef le plus légitime du mouvement nationaliste hongrois. Ce cardinal venait d’être libéré par Nagy, qui espérait obtenir du primat de l’Eglise catholique le même appui au gouvernement d’unité nationale déjà accordé par les chefs des communautés calviniste, luthérienne et juive. Dans ses mémoire, le cardinal relève qu’après son fameux discours à la radio, le 3 novembre, il fut félicité par Zoltan Tildy [ndt : ancien président de la République et ministre d’Etat dans le gouvernement, pour le Parti des petits propriétaires] « pour la grande aide que mes paroles venaient de donner au nouveau gouvernement national ». Néanmoins, dans ce discours, Mindszenty ne prononça pas un seul mot d’encouragement ou de sympathie envers Nagy. Certes, il lança quelques appels, dans la même ligne que le gouvernement, comme la demande de retour au travail, l’approbation de la neutralité et la condamnation des vengeances individuelles.

Néanmoins, ces déclarations restaient très diluées dans l’ensemble d’un message où le primat, se plaçant en marge des partis et au-dessus de ceux-ci, niait la légitimité du gouvernement démocratique de 1945, demandait des élections sous contrôle international, défendait le droit de propriété limité équitablement par les intérêts sociaux, et se préoccupait d’institutions estimables avec un grand passé : le cardinal conclut son allocution en demandant le rétablissement immédiat de la liberté d’enseignement religieux, ainsi que la restitution des institutions et des associations de l’Eglise catholique, y compris sa presse. Le primat parla en définitive sans tenir compte du fait que, durant son emprisonnement, des accords régulant les rapports entre l’Eglise et l’Etat avaient été signés en 1950. Quelques jours plus tard, néanmoins, lors de son premier entretien accordé aux journalistes dans l’ambassade des Etats-Unis où il s’était réfugié, Mindszenty déclara : « Seul, le gouvernement de Imre Nagy est le gouvernement hongrois légal. Kadar a été imposé par l’étranger. Je rejette son gouvernement comme illégal ».

Au moment de sa disgrâce, Nagy prépara des « mémorandums » pour le Comité central et pour Andropov, alors ambassadeur de l’Union Soviétique en Hongrie, afin de justifier son action antérieure. Les idées réformistes qu’il y défendait alertèrent ses adversaires staliniens, qui virent la menace que celles-ci constituaient pour le système de parti unique, peut-être dans une meilleure mesure que l’auteur lui-même. En effet, Nagy se référait à un régime de démocratie populaire prenant en compte les idéaux de la classe ouvrière, dans lequel la vie politique se baserait sur des fondements éthiques et sur les quatre principes suivants : séparation des pouvoirs de l’Etat et du Parti, la réorganisation de l’administration étatique selon un critère de décentralisation, le renforcement des pouvoirs du Parlement et du gouvernement par rapport à ceux du Parti, et finalement la réorganisation du Front populaire selon la ligne préconisée en 1954. Nagy se montra tout aussi hétérodoxe en politique étrangère : notre pays, disait-il, doit éviter la participation active au conflit entre blocs.

Ces mémorandums développent toute une théorie politique que Nagy appliquera jusqu’à ses dernières conséquences lorsqu’il opte ouvertement pour la Hongrie réelle. Selon Feher et Heller, Nagy avait signé la demande d’aide à l’armée soviétique, et son premier communiqué adressé au pays (24 octobre), sans tomber dans les menaces prononcées par Gerö et Kadar, qualifiait les tragiques événements survenus comme contre-révolutionnaires. Ce fut très probablement la réaction instinctive d’un vieux bolchévik, militant depuis 40 ans. Mais, dès lors, Imre Nagy décida de freiner, à partir du pouvoir, la solution stalinienne consistant à écraser violemment le mouvement. Il légitimait son gouvernement par la manifestation du 23 octobre (base de la nouvelle situation, dira Kadar, le 1er novembre) qui en avait fini avec le système imposé et légalisé par la Constitution de 1949. Ainsi, la composition du gouvernement formé le 26 octobre démontra le désir qu’avait Nagy d’apaiser les insurgés sans inquiéter le Kremlin. Bien qu’ayant exclu certains rakosistes, Nagy en maintint d’autres à des postes-clé de l’administration et il fit entrer au gouvernement des personnalités significatives comme les communistes Ferenc Münnich et György Lukacs, ainsi que quelques politiciens d’avant 1948 comme Zoltan Tildy, Bela Kovacs et Ferenc Erdei. Une telle configuration ne présageait pas l’annonce des réformes rendues publiques dans le communiqué du jour suivant. Outre que le mouvement populaire cessait d’être considéré comme une contre révolution, le gouvernement promettait de discuter les revendications élaborés par les comités révolutionnaires et les Conseils ouvriers, dont l’existence était reconnue dans le nouveau cadre politique.

A partir de cette date, et jusqu’à la chute de son gouvernement, la solidarité de Nagy avec le peuple augmenta. Ceci, malgré quelques manifestations de violence indiscriminée, dont l’événement le plus tragique fut le massacre devant le siège du Parti communiste à Budapest, survenu le 30 octobre et où mourut, entre autres, le nagyste Imre Mezö. Ce même jour, Nagy reconnut un fait accompli depuis le 23 octobre, la fin du parti unique, et annonça la formation d’un gouvernement de coalition, similaire à celui de 1945, ainsi que le début de négociations avec l’Union soviétique pour l’évacuation de ses troupes.

Finalement, le 31 octobre, les derniers tanks soviétiques quittèrent la capitale, mais non le pays, car – selon les explications de Mikoyan et Suslov – leur présence n’était pas une affaire bilatérale entre la Hongrie et l’URSS, mais concernait tous les signataires du Pacte de Varsovie. Les pas suivants furent la neutralité de la Hongrie, décidée par le gouvernement et la direction du Parti, le 1er novembre (Kadar abandonna la capitale, quelques heures plus tard, pour une destination inconnue) et la dénonciation du Pacte de Varsovie. Pendant ces événements dans la capitale, de nouvelles troupes soviétiques commencèrent à entrer dans le pays, sans que le gouvernement national n’ait jamais formulé une quelconque demande. Néanmoins, il restait deux jours durant lesquels la Hongrie vécut le rêve d’être un pays libre, indépendant et neutre, elle semblait revenir à la normalité et les partis politiques de 1945 commencèrent à se réorganiser.

La seconde invasion soviétique en Hongrie fut facilitée par le contexte international en coïncidant avec l’action franco-britannique contre Suez, une action qui suscita de graves divergences entre Washington et ses principaux alliés en Europe. Malgré les déclarations du président Eisenhower en faveur de la cause hongroise et la propagande nord-américaine, qui suscita l’espoir d’une aide de l’Occident dans les esprits des révolutionnaires, les USA ne firent que présenter, sans grande conviction, le problème hongrois au Conseil de sécurité et faciliter l’accueil des réfugiés. Les accords de Yalta restaient en vigueur et limitaient leur sphère d’action, puisque la Hongrie était une affaire du bloc de l’Est. Et aucune des grandes puissances n’était prête à courir des risques superflus en révisant le statut quo issu de la seconde guerre mondiale.

Dans de telles circonstances, l’inopportune attaque anglo-française contre l’Egypte, dès le 31 octobre, sous le prétexte de la nationalisation du canal de Suez, proclamée par Nasser fin juillet, dissipa les espoirs d’une aide occidentale à la Hongrie en brisant l’unité des pays de l’OTAN, en plaçant l’URSS et les USA dans une même défense de la paix mondiale et en discréditant d’avance toute manifestation pro-hongroise provenant des agresseurs britanniques et français. L’invasion militaire de la Hongrie fut aussi appuyée par la quasi-totalité des partis communistes dans les pays occidentaux, y compris le Parti communiste espagnol (PCE) qui venait d’élaborer sa politique de « réconciliation nationale ». Mais elle provoqua une grande indignation chez de nombreux militants communistes, particulièrement les intellectuels français qui consacrèrent un numéro extraordinaire de la revue Les Temps Modernes (no 129/130/131, novembre 1956-janvier 1957) à la révolution hongroise. On y affirmait, sans ambages, que Octobre 1956 ne fut pas un soulèvement de la racaille, ni une mutinerie contre-révolutionnaire, mais un événement profondément enraciné dans la dénonciation de la politique stalinienne. Des groupes très minoritaires, mais très actifs, d’origine trotskyste et anarchiste, avaient alors développé une large campagne de solidarité avec les Conseils ouvriers.

Conscient de l’enjeu, le dernier gouvernement de coalition formé par Nagy publia, le 3 novembre, sa ferme intention d’empêcher la restauration du capitalisme en Hongrie, mais aussi de défendre avec la même énergie les conquêtes de la révolution, notamment l’indépendance nationale, la neutralité et la construction du socialisme sur une base démocratique. Dans ce cabinet, les communistes étaient représentés par Géza Losonczy, Pál Maleter et Nagy ; les Petits propriétaires par Zoltan Tildy, Bela Kovacs et Szaba ; les sociaux-démocrates par Anna Kethly, Gyula Kelemen et Fischer ; les nationaux-paysans (rebaptisés Parti Petöfi) par István Bibo et Ferenc Farkas. L’inclusion du nom de Kadar dans le gouvernement était totalement illusoire, parce que l’on connaissait déjà son départ de Budapest avec Antal Apro, Ferenc Münnich et d’autres rakosistes. Quelques heures avant la formation de ce gouvernement, Nagy avait informé le secrétaire général de l’ONU de l’entrée des troupes soviétiques en Hongrie et sollicité sa médiation pour négocier avec l’URSS, avec qui il tentait inutilement de parvenir à un accord, par l’intermédiaire de son ambassadeur Andropov. La délégation hongroise – Ferenc Erdei, Pál Maleter, Isztvan Kovacs et M. Szücs -, qui se rendit finalement à Tököl pour négocier avec les Soviétiques, y fut arrêtée, quasiment au début de l’entrevue.

La seconde et définitive invasion militaire s’était mise en marche : aux premières heures du 4 novembre, les tanks soviétiques entrèrent à Budapest. Imre Nagy et quelques-uns de ses collaborateurs se réfugièrent vainement à l’ambassade yougoslave, tandis que dans l’édifice du Parlement resta István Bibo, seul représentant du gouvernement hongrois légitime. C’est à lui qu’incomba d’émettre à l’aube de ce jour une dernière déclaration, affirmant que la Hongrie ne prétendait pas mener une politique anti-soviétique, mais coexister au sein d’une communauté de nations libres en Europe de l’Est, dont l’objectif était de fonder leurs vies sur la base des principes de liberté, de justice et d’une société libérée de l’exploitation.

Nagy conclut par une demande désespérée d’aide aux grandes puissances et aux Nations Unies en faveur de la liberté du peuple hongrois. Avant la fin de ce jour, les émetteurs à l’est de la Hongrie diffusèrent des communiqués de Münnich et de Kadar, annonçant leur rupture avec Nagy et la formation d’un « gouvernement révolutionnaire ouvrier et paysan » dans la ville de Szolnok : outre de solliciter l’aide soviétique, il incluait dans son programme quasi tous les points du gouvernement précédent, sauf les références aux élections libres, au multipartisme et à la neutralité. Le 23 novembre 1956, Imre Nagy et ses proches, sortis de l’ambassade yougoslave, furent déportés en Roumanie, bien que Kadar ait promis à Tito leur libération. Lors d’un procès secret, Nagy fut accusé de « haute trahison pour conspiration, complicité avec les crimes contre-révolutionnaires et l’abrogation du Pacte de Varsovie ». Le 16 juin 1958, il fut exécuté, avec Pál Maleter, Jozsef Szilagyi et Miklos Gimes (Geza Losonczy était déjà mort en prison). La Yougoslavie protesta contre la violation des garanties données solennellement par Kadar, et de nombreux intellectuels, militants de toutes tendances (socialistes et communistes), exprimèrent aussi leur indignation en Europe occidentale.

Le régime néo-stalinien de Kadar, après une première étape de répression brutale, se consolida dans les années suivantes. Le Parti – rebaptisé Parti socialiste ouvrier hongrois – récupéra son contrôle sur l’Etat et sur la société, et les Hongrois se virent à accepter avec résignation, une fois de plus dans leur histoire, l’échec d’une révolution

Grâce à la conjoncture mondiale favorable des années 1960, à l’aide économique de l’Union soviétique et à la flexibilité introduite dans le système de planification, le gouvernement fut capable d’améliorer substantiellement le niveau de vie de la population, surtout en comparaison avec les autres pays de l’Est. La stabilité du régime resta assurée par un système d’oppression, ayant abandonné le stalinisme le plus dur et appliqué uniquement à ceux qui désobéissaient aux ordres du gouvernement. La devise kadariste – « ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous – permit d’asseoir la base sociale du système et de faire émerger un consensus basé partiellement sur la modération des forces révolutionnaires, et partiellement sur l’amélioration matérielle des conditions de vie pour les masses dépolitisées. Au sein du bloc oriental, la Hongrie de Kadar se convertit en un pays relativement « libéral », mais la crise ne se fit pas attendre et, lorsque la bureaucratie soviétique implosa, les jours du « kadarisme » furent comptés.

Douze ans plus tard, le rêve d’un socialisme à visage humain réapparut lors du « printemps de Prague ». Comme les Hongrois de 1956, les dirigeants du Parti appartenaient à la tradition « boukharinienne » et, comme en Hongrie, le peuple fit sien les propositions autogestionnaires, jusqu’à ce que Brejnev, prétextant une « infiltration trotskyste », s’impose par les tanks. Solidarność a incarné le dernier songe autogestionnaire, mais nul ne croyait plus que l’histoire passe par ce chemin. Alors, grandit l’illusion du « capitalisme à visage humain », où l’on aurait pu opter pour une démocratie similaire à celle obtenue par les travailleurs et la social-démocratie dans des pays comme la Suède. Ils ne pouvaient mieux se tromper, car il est certain que le rejet du stalinisme (le « communisme ») se fit totalement au profit du néo-libéralisme, du nationalisme réactionnaire et de sa main droite, l’Eglise formée par le pape Wojtyla.

Pepe Gutiérrez-Álvarez (écrivain et membre du Conseil rédactionnel de Viento Sur)

Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk

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Bibliographie

Parmi les différentes contributions publiées chez nous sur la Hongrie de 1956, la plus classique est celle du socialiste hétérodoxe François Fejtö, Hongria 1956. Socialisme i llibertat, parue chez Edició de Materials (une maison d’édition très liée au Frente de Liberación Popular, FLP), avec une préface de Jean-Paul Sartre, qui date de 1956. L’autre ouvrage de Fejtö, Budapest, l’insurrection. La première révolution antitotalitaire (Paris, Complexe, 1990 n’a pas été édité, au contraire de son Historia de las democracias populares, 1953-1970 (Barcelona : Ed. Martínez Roca, 1971, 2 vol.). Le travail connu du militant communiste britannique Peter Fryer, La tragedia húngara, a finalement édité édité à Buenos Aires sous le titre Hungria del 56. Cette même maison d’édition a traduit du français La revolucion húngara de los consejos obreros (La révolution hongroise des conseils ouvriers). Plus récemment, ont été publiés deux livres importants sur l’histoire hongroise, Los hermanos Rajk, de Duncan Shiels, et surtout En nombre de la clase obrera. Hungria 1956. La revolución narrada por uno de los protagonistas, de Sándor Kopácsi (Barcelona, El Viejo topo, 2008, 405 p.). Ce dernier est sans aucun doute le travail le plus important et le plus élaboré sur ces événements.

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