nicaragua

L’article ci-dessous, rédigé par Marie-Thérèse Sautebin, a été publié dans le no 364 (24.5.1986) du journal La Brèche, organe du Parti socialiste ouvrier (PSO), section suisse de la IVe Internationale. Depuis 1979, les militant-e-s du PSO étaient actifs dans le mouvement de solidarité avec la révolution nicaraguayenne et plusieurs d’entre eux/elles ont voyagé au Nicaragua.

 

Après avoir expulsé du Nicaragua « le dernier marine yankee, Anastasio Somoza Jr » (discours de Daniel Ortega, au sommet du Mouvement des pays non-alignés, octobre 1979, à La Havane), le FSLN et le peuple nicaraguayen furent confrontés pendant 10 ans à une guerre d’agression, télécommandée et financée par le gouvernement des USA.

Marie-Thérèse Sautebin traite dans cet article de l’une des séquelles les plus odieuses du « vieux monde », à savoir les conséquences d’une législation restrictive concernant le droit à l’avortement (l’avortement thérapeutique – au cas où la vie de la mère est en danger – fut introduit en 1893 par le gouvernement du président libéral José Santos Zelaya). Les données fournies par le quotidien sandiniste Barricada sont accablantes et révélatrices de l’obscurantisme de la hiérarchie épiscopale catholique, pour qui « la plaie de l’avortement’ commence par le fait de laisser les femmes utiliser les contraceptifs ».

Le débat initié tourna court, notamment en raison de considérations politiques, résumées par l’une des personnes interrogées par Barricada : « Légaliser l’avortement maintenant donnerait aux contras un motif de plus pour attaquer notre politique » (Marlène, institutrice), considérations partagées par la direction du FSLN.

Après la défaite électorale de février 1990, l’Eglise catholique a retrouvé son influence dans la société nicaraguayenne, au détriment des communautés chrétiennes de base qui soutenaient la révolution sandiniste. Confrontée aux ingérences du cardinal Miguel Obando y Bravo, archevêque de Managua, dans les élections de 1996 et 2001 (le cardinal appelait ouvertement à voter en faveur de la droite), la direction du FSLN opéra un tournant pour « neutraliser » l’opposition de l’Eglise catholique.

En août 2006, quelques mois avant les élections présidentielles, Rosario Murillo (cheffe de la campagne du FSLN, épouse de Daniel Ortega et actuellement vice-présidente du Nicaragua) déclara : « Nous défendons et nous sommes pleinement d’accord avec l’Eglise et les Eglises que l’avortement affecte fondamentalement les femmes, parce que nous ne nous remettons jamais de la douleur et du traumatisme laissé par un avortement. Quand on y a recouru ou qu’on a dû y recourir, on ne s’en remet jamais ! » (1).

En novembre 2006, les groupes parlementaires de la droite libérale et conservatrice (alors majoritaires à l’Assemblée nationale) votaient, de concert avec les député-e-s du FSLN, l’abolition de l’avortement thérapeutique. La seule opposition à cette position rétrograde fut formulée par les député-e-s du Movimiento renovador sandinista (MRS), d’orientation social-démocrate, et la députée du Movimiento por el rescate del sandinismo (MpRS), Monica Baltodano, héroïne de l’insurrection urbaine à Managua, en juin 1979, et de la prise de la ville de Granada, en juillet 1979 (2).

Malgré les protestations, émanant notamment du Movimiento autonomo de mujeres (3) et d’autres organisations féministes, le gouvernement de Daniel Ortega s’est refusé depuis lors à revenir sur cette mesure. Triste attitude pour la « seconde étape de la révolution », qualifiée de « chrétienne, socialiste et solidaire », mais altérant la Constitution de 1987, définissant l’Etat nicaraguayen comme laïc (hp.renk).

1) Citation traduite d’après un article de Celia Hart Santamaria, « Les elecciones rosa de Nicaragua » (18.11.2006) : www.rebelion.org/noticia.php?id=41536 

2) Sur Monica Baltodano, cf.

 

3) Cf. http://www.movimientoautonomodemujeres.org/ 

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Le drame des avortements clandestins est resté ignoré au Nicaragua comme il l’est partout ailleurs. Mais lorsque Barricada (organe du Front sandiniste de libération nationale) a publié les résultats de l’enquête de la doctoresse Ligia Altamirano, gynécologue à l’hôpital Bertha Calderon de Managua (cf. encart), le tabou a enfin été levé : « Les statistiques sont effarantes, mais elles ne peuvent traduire l’ampleur des drames. Après six ans et demi de révolution, on a très peu entrepris sur ce sujet. (...) La loi est absolète et inhumaine. Le droit d’une femme de décider librement de sa propre destinée est foulé aux pieds » (Barricada, 19.11.85).

Pour avorter, une femme doit passer devant une commission de trois médecins et présenter une demande de son conjoint ou d’un proche parent. « La loi fixe qui doit demander l’interruption de la grossesse et ce n’est pas la femme qui le vit dans son corps. Ce doit être une autre personne, le conjoint ! Or, une grande majorité de femmes n’ont pas de maris... C’est une loi humiliante pour les femmes. Elles se voient obligées de recourir à l’avortement illégal », explique Vilma Castillo (Barricada, 25.11.85).

L’application stricte de la loi n’autorise que l’avortement pour motifs médico-thérapeutiques. Ainsi, si « une femme vient demander un avortement à l’hôpital pour un motif social, familial ou économique, que se passe-t-il ? Nous, à l’hôpital, on ne peut pas le faire, mais on sait qu’elle va se débrouiller dehors et nous attendons qu’elle revienne infectée, ensanglantée ! On en voit qui meurent, d’autres qui restent mutilées, car il faut leur enlever l’utérus » (D. Torres, Barricada, 25.11.85).

Mais dans les limites de la loi, les médecins résistent. « Ils ont une double morale », continue la doctoresse Torres, « ils disent que ce n’est pas moral, mais nous savons que la femme va se faire avorter à l’extérieur, parfois par le médecin même qui le lui a refusé... On peut se demander jusqu’à quel point la situation actuelle ne joue pas leur jeu, leur donnant l’occasion de continuer ainsi et d’encaisser ».

Des lois bourgeoises et sexistes

Les yeux se sont dessillés peu à peu. Le Code pénal en vigueur est hérité de la tradition coloniale. La loi maintient l’avortement comme délit de droit public et la femme peut être condamnée à une peine de un à quatre ans de prison. Mais en cas d’avortement causé par un viol, délit de droit privé, le violeur ne risque que six mois à deux ans de prison. Comble d’une loi hypocrite et sexiste !

L’ouverture du débat a déjà des effets concrets. A Nandaime, une femme est dénoncée pour avoir pratiqué un avortement illégal. Une mobilisation protège la femme lorsque l’officier de police vient pour l’arrêter. Le lieutenant de police de la ville se voit contraint de déclarer : « Nous ne voulons pas salir l’image de la police sandiniste qui est un organe de notre révolution ou la présenter comme opposée aux intérêts des masses. L’idée persiste que les femmes qui sont victimes de l’avortement doivent être punies plutôt que ceux qui en tirent profit. En d’autres termes, que les victimes et non les criminels doivent être poursuivies. Je ne suis pas d’accord avec cela » (Barricada, 23.11.85).

Des opinions partagées

Dans un pays de tradition catholique, marqué par les campagnes de planification familiales imposées par l’impérialisme américain, saigné par des guerres et des catastrophes naturelles, comment réagit la population ?

Esteli a perdu un quart de sa population dans la lutte contre Somoza. Les femmes portent aujourd’hui presque tout le fardeau de la vie quotidienne. Le blocus économique restreint au minimum les moyens de survie. Chaque enfant est donc à la fois un espoir et une charge. « Une maison sans enfant n’est pas un foyer heureux », dit Gloria Castillo, membre des mères des héros et martyrs. Elle-même a perdu un fils dans la lutte contre Somoza et un autre contre les contras *. Et de continuer : « Mais une maison où la mère est désespérée car elle ne peut nourrir un enfant de plus n’est plus un foyer heureux. Ce n’est pas gai pour la mère ni pour les enfants. Alors je pense que l’avortement devrait être légalisé et je pense qu’il le sera ».

Une institutrice, Marlène, pense que l’avortement doit être légalisé, mais « ce n’est pas le bon moment pour soulever la controverse sur l’avortement. C’est un peuple très religieux, la plupart d’entre nous sommes catholiques. Légaliser l’avortement maintenant donnerait aux contras un motif de plus pour attaquer notre politique ». Pour une autre femme : « D’accord pour la légalisation. Mais personnellement je ne pourrais jamais avorter car je suis croyante. Le sacrifice n’est pas nouveau pour moi. Je pense que chacun a le droit de naître ».

Participant à la table ronde de Barricada (25.11.85), une pédiatre, Lilian Icaza, précise : « Au Nicaragua, il existe un matriarcat de fait. La figure masculine est sporadiquement au foyer. Que fait cette femme quand elle est enceinte pour la cinquième ou sixième fois ? Elle se fait avorter et beaucoup meurent. Alors il reste des enfants abandonnés, déambulant parce que personne ne peut s’en occuper. Comme pédiatre, je me vois dans l’obligation de défendre ces enfants et leurs droits. Dans l’état actuel, on ne les défend pas ! On les condamne à l’abandon. Et comme femme, je dois défendre le droit des femmes à décider elles-mêmes, y compris le droit d’avorter. Aujourd’hui, nous n’avons pas de droits ».

Droit des femmes et politique démographique

Les mesures coercitives imposées par les organismes impérialistes provoquent des résistances bien compréhensibles à toute mesure de planification familiale. Habilement les opposants à une libéralisation de l’avortement appliquent cet argument au débat actuel. Pour la hiérarchie catholique, la « plaie de l’avortement » commence par le fait de laisser les femmes utiliser les contraceptifs. Il faut engager une « bataille ferme contre le contrôle des naissances » qui est légal au Nicaragua.

Plus subtil, El Nuevo Diario, proche du gouvernement, prétend que, comme la libéralisation de l’avortement s’est faite dans les pays impérialistes, les sandinistes ne devraient pas la légaliser eux aussi, parce que la « politique de la Révolution doit être ‘nouvelle’ et ‘originale’. L’idée que les femmes ont le droit de contrôler leur corps vient du monde capitaliste avec le féminisme extrême ! ». Cette démagogie ne fait que masquer un rejet profond d’accorder aux femmes le droit de choisir et de les considérer comme des citoyennes à part entière, responsables de leurs actes et de leur participation à la défense de la révolution.

Par ailleurs, y compris pour de fervents sandinistes, « la révolution a besoin de plus d’enfants... En changeant la situation de guerre, nous pourrons investir plus pour le développement des enfants. (...) Sinon, qui garantira l’avenir du Nicaragua ? ». En effet, vu le nombre impressionnant de jeunes tués par la guerre, de nombreux Nicaraguayens estiment que les femmes peuvent être une « contribution essentielle à la révolution en faisant beaucoup d’enfants ». Cette position traditionnelle – la femme-mère avant tout – travers toutes les couches de la population et se rencontre aussi au sein de l’AMNLAE (organisation des femmes nicaraguayennes) **.

Vilma Castillo démonte fermement ces arguments : « Historiquement, on a toujours manipulé la capacité reproductive des femmes. On a toujours invoqué la nécessité de peupler le pays. Quel est le résultat ? Des enfants non désirés, des enfants abandonnés. Aucune loi, aucune politique démographique ne peuvent éviter d’utiliser la femme et sa capacité reproductive... Dans ce pays, il existe une grande irresponsabilité paternelle. Avoir des enfants doit être un acte conscient » (Barricada, 25.11.85).

Limiter l’argumentation – pour ou contre la libéralisation de l’avortement au Nicaragua – à l’état de guerre, la pauvreté, la situation économique, évite la question centrale : le droit des femmes de choisir leur vie. De nombreux responsables connus du FSLN se sont prononcés publiquement pour une vaste campagne afin de convaincre les femmes, la population, le personnel médical de rejeter les divers préjugés et de préparer une dépénalisation de l’avortement. La mobilisation des femmes va être décisive pour la formulation de la nouvelle loi et pour son application dans le sens de l’émancipation des femmes. L’ensemble du problème doit être pris en main : information sexuelle intégrée aux programmes scolaires, aux projets de santé, diffusion de contraceptifs et large information, soins accrus aux femmes enceintes... mais aucun de ces aspects n’évite la solution légale urgente à l’avortement. « Il n’y a pas d’alternative à la légalisation », conclut la doctoresse Notori, actuelle responsable du programme de la femme au sein du Ministère de la santé de Managua.

Marie-Thérèse Sautebin

* « contras » : abréviation de contre-révolutionnaires, désignant les groupes armés hostiles au gouvernement sandiniste, dirigés pour l’essentiel pour d’anciens officiers de la Garde somoziste.

** AMNLAE : Associación de mujeres nicaraguenses Luisa Amanda Espinoza (en l’honneur d’une combattante du FSLN tuée par la Garde somoziste).

 

Le voile est levé

Le 19 novembre 1985 Barricada publie les résultats cinglants d’une étude de médecins et travailleurs sociaux faite à l’hôpital Bertha Calderon de Managua.

De mars 1983 à juin 1985, ce seul hôpital a admis 8.752 femmes souffrant de complications consécutives à des avortements illégaux. Ce chiffre représentait dix patientes par jour et 45 % de toutes les admissions de cet hôpital.

Sur 109 cas étudiés, 10 % des femmes sont mortes, 26,2 % ont dû subir des hystérectomies et sont donc stériles (16 % de ces femmes stérilisées n’avaient pas d’enfants).

Chacun de ces cas graves coûte en moyenne 96.571 cordobas à l’hôpital, alors qu’un avortement en hôpital, pratiqué dans de bonnes conditions, coûterait tout juste 150 cordobas.

 

L’illégalité : femmes doublement pénalisées

La commandante Doris Tijerino dénonça dans Barricada (9.12.85) les prix exorbitants des avortements illégaux pratiqués dans les cliniques privées. « Nous savons que certains médecins demandent 50.000 cordobas pour un avortement illégal. Il y a trois ans, ils le faisaient pour 6.000. L’illégalité de l’avortement leur permet de s’enrichir de la tragédie de femmes, tragédie qui parfois même se solde par la mort de ces femmes ». De tels tarifs prohibitifs contraignent la majorité des femmes pauvres à recourir aux avorteurs-bouchers. Pratiqué par un non-spécialiste, un tel avortement avec sonde (77 % des cas) ou avec curetage (10 %) ou autres moyens dangereux, coûte 2.000 à 3.000 cordobas minimum.

Texte paru dans : La Brèche : organe bimensuel du Parti socialiste ouvrier (PSO), section suisse de la IVe Internationale, no 364, 24 mai 1986, p. 10. Réédité dans la brochure : Parti socialiste ouvrier. Commission anti-impérialiste. Nicaragua : un problème de politique intérieure suisse ?. Lausanne, Imprimerie Cedips, 1986