Israël, l’Irak et les États-Unis

Israël, l’Irak et les États-Unis

«L’Amérique, comme en état d’hypnose, marche à la guerre. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir et finalement arrêter le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non plus seulement pratique par trop routinière».



Par Edward Said*


De nombreuses régions du Liban ont été pilonnées par les bombardiers israéliens, le 4 juin 1982. Deux jours plus tard, l’armée israélienne envahissait ce pays, après avoir violé sa frontière méridionale. Menahem Begin était alors Premier ministre, et Ariel Sharon son ministre de la Défense. La raison immédiatement invoquée pour cette invasion était la tentative d’assassinat de l’ambassadeur d’Israël à Londres mais, déjà à l’époque, comme aujourd’hui, Begin et Sharon firent retomber le blâme de cet assassinat sur l’«organisation terroriste» qu’était à leurs yeux l’OLP, dont les forces au Sud-Liban observaient scrupuleusement, en réalité, depuis au moins un an, un cessez-le-feu total, au moment où Israël a pris la décision d’envahir son voisin septentrional. Quelques jours plus tard, le 13 juin, pour être précis, Beyrouth était en état de siège, en dépit du fait, qu’au début de l’incursion israélienne, les porte-parole du gouvernement eussent indiqué que leur objectif était d’atteindre la rivière Awwali, qui coule à seulement trente cinq kilomètres au nord de la frontière israélo-libanaise. Par la suite, il allait devenir évident pour tout le monde que le but de Sharon était de liquider Yasser Arafat, en bombardant tout, dans les parages où le dirigeant palestinien, qui semblait le narguer, était susceptible de se trouver. Pour accompagner le siège de Beyrouth, les Israéliens décidèrent de bloquer l’acheminement de toute aide humanitaire, de couper l’eau et l’électricité et de bombarder sans relâche la capitale libanaise, ce qui eut pour effet de détruire des centaines d’immeubles. Si bien, qu’à la fin août, à l’approche de la levée du siège de Beyrouth, quelque 18000 Palestiniens et Libanais avaient péri dans ces bombardements. Des civils, dans leur écrasante majorité.

Guerre civile libanaise


Le Liban était déchiré par une guerre civile atroce, depuis le printemps 1975 et bien qu’Israël eût déjà une fois envoyé son armée au Liban avant 1982, cela n’empêchait nullement les milices libanaises chrétiennes de droite de rechercher une alliance avec l’intrus envahisseur. Disposant de leur place forte de Beyrouth Ouest, ces milices coopérèrent intimement avec l’armée de Sharon tout au long du siège, qui prit fin avec des bombardements apocalyptiques à l’aveugle, le 12 août, et fut, comme on le sait, immédiatement suivis par des massacres dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. L’allié principal d’Israël était Bashir Gemayyel, le chef du Parti Phalangiste, qui fut élu président du Liban par le parlement, le 23 août. Gemayel haïssait viscéralement les Palestiniens, qui avaient commis l’impardonnable bévue de prendre partie dans la guerre civile libanaise, aux côtés du Mouvement National Libanais1. Confronté à la perspective d’une inféodation directe à Israël, après que l’armée de Sharon eût en réalité amené son élection à la pointe de la baïonnette, Gemayyel semble avoir hésité un instant. Il fut assassiné le 14 septembre. Deux jours plus tard, les massacres commençaient dans les camps, à l’intérieur d’un cordon de sécurité assuré par l’armée israélienne de manière à ce que les extrémistes chrétiens de droite, partisans de feu Bashir Gemayyel, assoiffés de vengeance, puissent mener à bien tranquillement leur horrible besogne sans être ni entravés, ni dérangés.

Pertes humaines énormes


Sous la supervision onusienne et aussi, est-il besoin de le préciser, américaine, les troupes françaises avaient fait leur entrée à Beyrouth, en août. Des forces des Etats-Unis et d’autres pays européens allaient les rejoindre un peu plus tard, bien que les combattants de l’OLP eussent commencé à évacuer le Liban dès le 21. Le 1er septembre, cette évacuation était terminée et Arafat, accompagné d’une petite cohorte de conseillers et de soldats, était relogé à Tunis. Pendant ce temps, la guerre civile libanaise continuait, et elle se prolongea jusqu’en 1990, année du concordat de Taef (Arabie Saoudite), qui restaurait peu ou prou l’ancien système d’«équilibre» confessionnel, lequel est encore en vigueur aujourd’hui. A la mi-1994, Arafat – toujours à la tête de l’OLP – et certains de ces mêmes conseillers et combattants, étaient en mesure de faire leur entrée triomphale à Gaza, dans le cadre des soi-disant accords d’Oslo. Un peu plus tôt, cette même année, Sharon aurait déclaré regretter de ne pas avoir pu tuer Arafat à Beyrouth. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, remarquez bien, puisque des dizaines d’abris et de QG où Arafat aurait pu se trouver avaient été réduits en poussière, au prix d’un nombre énorme de pertes humaines. L’année 1982 convainquit les Arabes, à mon avis, du fait que non seulement Israël était capable d’utiliser les armes les plus sophistiquées (avions, missiles, tanks et hélicoptères) pour attaquer des civils à l’aveuglette, mais aussi que ni les Etats-Unis ni les autres Arabes ne lèveraient le petit doigt afin de mettre un terme à ces pratiques, dussent-elles aller jusqu’à prendre pour cible des dirigeants et des capitales arabes 2.



Ainsi s’acheva la première tentative de l’époque contemporaine, à échelle réelle, d’un Etat souverain du Moyen-Orient de changer militairement le régime d’un autre Etat souverain. Je l’évoque car il peut servir d’arrière-fond quelque peu brouillon, on le constate, à ce qui est en train de se mettre en place aujourd’hui. Sharon, on ne le sait que trop bien, est aujourd’hui premier ministre d’Israël – Ses forces armées et sa machine de propagande sont, une nouvelle fois, en train d’assiéger et de déshumaniser Arafat et les Palestiniens en les présentant comme des «terroristes». Il faut rappeler que le mot «terrorisme» a commencé à être utilisé systématiquement par Israël pour décrire tout acte de résistance de la part des Palestiniens, dès le milieu des années 1970. Depuis lors, cela a été en permanence la règle, notamment durant la première Intifada, entre 1987 et 1993, où fut éliminé tout distinguo entre la résistance et le terrorisme à l’état pur, en réussissant effectivement à dépolitiser les raisons de la lutte armée. Durant les années 1950 et 1960, Ariel Sharon fit ses preuves, si l’on peut dire, à la tête de la sinistre Unité 101, qui massacra de nombreux civils arabes et rasa leurs maisons avec l’approbation de Ben Gourion. Il était chargé de la pacification de Gaza, en 1970-71. Rien de ses hauts faits, pas même la campagne apocalyptique de 1982, ne permirent aux Israéliens de se débarrasser du peuple palestinien, ni de changer la géographie ou le régime par le recours à la force armée d’une manière suffisamment significative pour garantir une victoire israélienne totale.

«Eradication du terrorisme»


La principale différence, entre 1982 et 2002, réside en ceci que les Palestiniens, de nos jours victimes et assiégés, le sont sur les territoires palestiniens qui avaient été occupés en 1967, et sur lesquels ils étaient demeurés, en dépit des ravages de l’occupation, de la destruction de l’économie et de l’ensemble de l’infrastructure indispensable à une vie collective. La principale ressemblance, bien entendu, réside dans la disproportion entre les moyens utilisés par Israël à cette fin, à savoir les centaines de tanks et de bulldozers utilisés à l’intérieur des villes et des villages, comme à Jénine, à l’intérieur même des camps de réfugiés, comme à Jénine et à Deheisheh, afin de tuer, de vandaliser, d’empêcher les secours d’urgence de faire leur oeuvre salvatrice, de couper l’eau et l’électricité, etc. Tout cela, avec le soutien et l’approbation des Etats-Unis, dont le président est en réalité allé aussi loin qu’on pouvait aller, en qualifiant Sharon d’«homme de paix», au plus fort des carnages, en mars et avril 2002. Très significatif de l’intention de Sharon d’aller beaucoup plus loin que «l’éradication du terrorisme» est le fait que sa soldatesque a détruit jusqu’au moindre ordinateur, emportant les fichiers et les disques durs du Bureau Central Palestinien des Statistiques, des Ministères de l’Education, des Finances, de la Santé, des centres culturels, vandalisant les bureaux et les bibliothèques, le tout afin de ramener la vie sociale des Palestiniens à l’ère pré-moderne.

Changement de régime


Je ne veux pas réitérer une fois de plus mes critiques sur les tactiques d’Arafat ou les échecs de son régime pitoyable durant les négociations d’Oslo et la suite3. Le sujet qui me préoccupe est cette idée de changement de régime qui semble tellement allécher certaines personnes, certaines idéologies et certaines institutions, incommensurablement plus puissants que les adversaires qu’ils veulent évincer. Quelle sorte de pensée peut-elle donc ainsi rendre relativement aisé d’imaginer qu’une grande puissance militaire détienne en quelque sorte le droit de patente pour des changements sociaux et politiques à une échelle encore jamais imaginée, et de procéder à ces changements sans se préoccuper le moins du monde des énormes dégâts, sur une vaste étendue, que ces changements ne peuvent que provoquer? Et comment la perspective de n’encourir pratiquement aucun risque d’avoir des pertes, d’un côté, stimule-t-elle toujours et encore plus de fantasmes de frappes chirurgicales, de guerre propre, de champs de bataille high-tech, de bouleversement total de la carte d’une région du monde, d’instauration de la démocratie, etc, le tout donnant libre cours à des lubies d’omnipotence, de remise des compteurs à zéro et de s’assurer le contrôle final de ce qui importe pour «notre» camp?



Au cours de la campagne américaine actuelle pour le changement de régime en Irak, c’est le peuple irakien, dont l’immense majorité a payé un prix exorbitant en termes de pauvreté, de malnutrition et de maladie, à la suite d’une décennie de sanctions, qui a complètement disparu à notre vue. Cela est parfaitement cohérent avec la politique moyen-orientale des Etats-Unis, basée qu’elle est sur deux puissants piliers de soutènement: la sécurité d’Israël et des approvisionnements abondants en pétrole à bon marché. La mosaïque complexe des traditions, des religions, des cultures, des ethnies et des histoires qui font le monde arabe – tout particulièrement en Irak – en dépit de l’existence d’Etats nations soumis à des dirigeants despotiques grotesques; rien de tout cela n’existe, aux yeux des planificateurs des stratégies américaine et israélienne. En dépit de son histoire ancestrale – cinq millénaires – l’Irak est considéré de nos jours soit comme une «menace» pour ses voisins, ce qui, dans sa situation d’extrême faiblesse et d’encerclement est une absurdité grossière, soit encore comme une «menace» pour la liberté et la sécurité des Etats-Unis, ce qui est encore plus absurde. Je ne vais même pas prendre le soin de rappeler mes condamnations de Saddam Hussein, qui est un personnage effrayant: je pose la constante qu’il mérite, à l’évidence, de la quasi totalité des points de vue, d’être écarté du pouvoir et puni. La plus grave de ces multiples raisons, c’est qu’il représente un danger pour son propre peuple.

L’image de l’Irak


Reste que, depuis la première guerre du Golfe (guerre Irak-Iran: 1979-1989, ndt), l’image de l’Irak – celle, véridique, d’un vaste pays arabe, prospère et bien différent des autres – a disparu. L’image de l’Irak qui a été mise en circulation, tant dans les médias que dans le discours politique, est celle d’un pays désert peuplé de gangs brutaux menés d’une main de fer par Saddam. Ce déclassement de l’Irak a abouti, de nos jours, par exemple, à ruiner presque totalement le secteur de l’édition arabe, alors que l’Irak comptait le plus grand nombre de lecteurs du monde arabe, qu’il était l’un des rares pays arabes à compter une classe moyenne, bien formée et compétente, aussi nombreuse, qui avait du pétrole, de l’eau et des terres très fertiles et qui avait depuis toujours été le centre culturel du monde arabe4, si bien que pour les autres Arabes, la plaie saignante de la souffrance irakienne est, à l’instar de la déroute palestinienne, une source de tristesse continuelle, aussi bien pour les Arabes que, par ailleurs, pour les musulmans. Là-dessus: silence radio. Les vastes réserves pétrolières de l’Irak, en revanche, sont souvent évoquées et l’on avance l’argument que si «nous» nous emparions des réserves pétrolières de Saddam et que nous en conservions le contrôle, nous serions moins dépendants du pétrole saoudien. Cela, aussi, est rarement évoqué, alors que c’est un des éléments fondamentaux des nombreux débats qui agitent le Congrès américain et les médias. Mais il est primordial de rappeler que l’Irak dispose des plus importantes réserves pétrolières au monde, après l’Arabie Saoudite, et que les, en gros, 1,1 million de milliards de dollars de pétrole dont l’Irak dispose – et dont la plus grande partie a d’ores et déjà été promise à la Russie, à la France et à quelques autres pays par Saddam – représentent l’objectif fondamental de la stratégie américaine: c’est un argument de poids que le Congrès National Irakien (opposition, ndt) a utilisé constamment comme moyen de chantage vis-à-vis des consommateurs de pétrole autres qu’américains5. Une bonne partie du marchandage entre Poutine et Bush porte sur la part que les compagnies pétrolières américaines sont prêtes à promettre à la Russie. Cela rappelle étrangement les trois milliards de dollars offerts à la Russie par Bush Père. Les deux Bush’s (Dady et Baby) sont des businessmen du pétrole, il faut s’en souvenir, et ils se préoccupent beaucoup plus de ce genre de comptes de marchands de tapis que des subtilités de la politique moyen-orientale. Ainsi, dévaster à nouveau l’infrastructure irakienne péniblement reconstruite ne les ferait pas hésiter une seconde.

Ecraser l’ennemi sans remords


Ainsi, le premier pas dans la déshumanisation de l’Autre détesté consiste à réduire son existence à quelques phrases toutes faites, à quelques clichés et à quelques concepts, que l’on rabâche avec insistance. Cela rend beaucoup plus facile d’écraser l’ennemi sous les bombes sans remords. Après le 11 septembre, cela a été très facile à faire, pour Israël et les Etats-Unis, vis-à-vis respectivement des Palestiniens et des Irakiens (je parle ici, bien entendu, des peuples). Ce qu’il importe de relever, c’est que dans une très large mesure, cette même politique, d’une même sévérité, avec une, deux ou trois phases de gravité croissante, est prônée principalement par les mêmes sempiternels Américains et Israéliens. Aux Etats-Unis, a pu écrire Jason Vest dans The Nation (2 septembre), des hommes venus du JINSA (Jewish Institute for National Security, Institut Juif pour la Sécurité Nationale Américaine), officine de droite s’il en est, et du Centre pour la Politique de Sécurité (Center for Security Policy), peuplent les services du Pentagone et du Département d’Etat, y compris celui que dirige Richard Perle (nommé par Wolfowitz et Rumsfeld). La sécurité israélienne et la sécurité américaine sont mises sur un même pied, et le JINSA consacre «l’essentiel de son budget à emmener en ballade des escouades de généraux et d’amiraux américains à la retraite en Israël». A leur retour, ils écrivent des tribunes dans les journaux et se montrent à la télé, en faisant généralement de la surenchère sur les positions ultra faucon du Likoud6.

Version unilatérale d’Israël


De son côté, Sharon passe son temps à répéter comme un gramophone au disque rayé que sa campagne contre le terrorisme palestinien est identique à la guerre américaine contre le terrorisme en général, et Oussama Ben Laden, avec son organisation, Al-Qa’ida, en particulier. Ceux-ci, clame Sharon, appartiennent à une unique Internationale Terroriste qui englobe de nombreux musulmans à travers toute l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, même si l’axe du Mal de Bush semble être concentré, pour l’instant, en Irak, en Iran et en Corée du Nord. Actuellement, les pays où l’on relève une forme ou une autre de présence militaire américaine sont au nombre de 132, et tous ces pays ont peu ou prou un lien avec la guerre contre le terrorisme, qui reste un concept indéfini et flottant, ce qui permet de fouetter plus facilement l’enthousiasme patriotique et les peurs irrationnelles – et donc de susciter un plus grand soutien à une action militaire – sur le front interne de ces pays, où les choses vont généralement de mal en pis. Toute parcelle de la Cisjordanie et de la bande de Gaza de quelque envergure est occupée par les troupes israéliennes qui tuent et/ou emprisonnent des Palestiniens de manière routinière au prétexte qu’ils sont «suspectés» d’être des terroristes ou des activistes; de la même manière, leurs domiciles et leurs échoppes sont très souvent démolis au motif qu’ils abriteraient des ateliers clandestins de fabrication de bombes, des cellules terroristes et des lieux où les activistes sont supposés se rencontrer et se concerter entre eux. Aucune preuve n’est jamais apportée à ces allégations, pas plus d’ailleurs qu’il n’en est exigé de la part de journalistes qui admettent sans broncher la version unilatérale d’Israël.

Tapis de mystification


C’est par conséquent un immense tapis de mystification et d’abstraction qui a été jeté sur l’ensemble du monde arabe par cette entreprise de déshumanisation systématique. Ce que les yeux et les oreilles des opinions publiques perçoivent, ce sont les termes de terreur, fanatisme, violence, haine de la liberté, insécurité et – c’est nouveau, ça vient de sortir – armes de destruction massive, qu’il convient de dénicher non pas là où nous savons tous qu’elles se trouvent sans être jamais recherchées ni inspectées (en Israël, au Pakistan, en Inde et bien entendu aux Etats-Unis, entre autres) mais dans les espaces susceptibles d’abriter les suppôts putatifs du terrorisme, comme par exemple: aux mains de Saddam; ou d’un gang fanatique, etc. Un motif se répète à l’infini, sur ce tapis: la haine (supposée) des Arabes envers Israël et les juifs, qui n’a d’autre raison que le fait qu’ils haïssent l’Amérique aussi. A cause des ressources économiques et humaines qui sont les siennes, l’Irak est virtuellement l’ennemi le plus redoutable, pour Israël. De même, les Palestiniens qui tiennent tête à l’hégémonie et à l’occupation totale de leur territoire par Israël sont considérés comme des ennemis formidables. Les Israéliens de droite, tel Sharon, qui incarnent l’idéologie du Grand Israël revendiquant l’ensemble de la Palestine historique pour en faire un foyer national juif ont remarquablement réussi à imposer leur vision de la région comme la vision dominante parmi les partisans d’Israël aux Etats-Unis. Un commentaire d’Uzi Landau, ministre israélien de la sécurité militaire intérieure (et membre du Likoud), sur US TV, cet été, fut de dire que tout ce bla-bla-bla à propos de l’ «occupation» ne voulait strictement rien dire. «Nous sommes un peuple qui est en train de rentrer chez lui. Voilà tout», asséna-t-il, entre autres. Mort Zuckerman, le présentateur de l’émission, ne prit pas la peine de chercher à en savoir plus sur cette étonnante théorie. Est-ce dû au fait que Mort Zuckerman possède le US News and World Report et assume le secrétariat du Conseil des Président des Grandes Organisations Juives (des Etats-Unis) (une sorte de CRIF à la sauce américaine cachère)? Allez savoir!7



L’autre aspect – plus préoccupant – de cette situation est la proposition selon laquelle si «nous» ne mettons pas un terme au terrorisme, nous serons détruits. C’est là, désormais, le noyau dur de la stratégie sécuritaire des Etats-Unis, régulièrement annoncée à grands roulements de tambour au cours d’interviews et de débats télévisés par Rice, Rumsfeld et Bush lui-même. La présentation formalisée de cette vision est apparue, récemment, dans un document officiel qui doit servir de manifeste général pour l’ensemble de la nouvelle politique étrangère, post-guerre froide, de l’administration américaine. Ce document est intitulé: «National Security Strategy of the United States». L’hypothèse de travail retenue est que nous vivons dans un monde exceptionnellement dangereux, où agit un réseau d’ennemis qui existe bel et bien, qui possède des usines, des bureaux, un nombre indéfini de membres, et dont l’existence est totalement vouée à «nous» détruire, à moins que nous ne les ayons les premiers. C’est là ce qui encadre totalement la guerre contre le terrorisme et éventuellement en Irak, lui conférant sa légitimité – guerre que le Congrès et l’Assemblée Générale de l’ONU seront très bientôt invités à approuver.

Attaque pour le compte d’Israël


Des individus et des groupes fanatiques existent, bien entendu, et ils sont généralement partisans de porter atteinte, d’une manière ou d’une autre, à Israël ou aux Etats-Unis, ou les deux. Inversement, Israël et les Etats-Unis sont très largement perçus dans le monde arabe et dans le monde musulman comme ayant été les premiers à avoir créé ces extrémistes prétendument jihadistes, dont Oussama Ben Laden est le plus célèbre champion, et ensuite de se moquer éperdument de la légalité internationale et des résolutions de l’ONU dans la poursuite de leurs politiques hostiles et destructrices à l’intérieur de ces deux régions du monde. David Hirst écrit, dans un éditorial du Guardian daté du Caire, que même les Arabes opposés à leurs propres régimes despotiques «verraient dans l’attaque américaine (éventuelle) contre l’Irak un acte d’agression visant non seulement l’Irak, mais l’ensemble du monde arabe; ce qui rendra cette agression suprêmement intolérable est le fait qu’elle sera perpétrée pour le compte d’Israël, dont le fait qu’il détienne un formidable arsenal d’armes de destruction massive semble aussi permis qu’incarner l’horreur de l’abomination lorsqu’il s’agit d’autres pays – suivez mon regard.» (06.09.2002).

Faire la paix


J’affirme par ailleurs qu’il existe également un narratif palestinien spécifique et qu’au moins depuis environ l’année 1985, il existe une certaine volonté de faire la paix avec Israël qui contraste très vivement sur la menace terroriste récente représentée par Al-Qa’ida ou la menace douteuse prétendument incarnée par Saddam Hussein, qui est un homme épouvantable, bien entendu, mais qui est très peu susceptible de mener une guerre intercontinentale; il est, très occasionnellement, seulement admis par la Maison Blanche que Saddam puisse représenter une menace pour Israël, mais cela semble pourtant représenter son plus lourd péché. Aucun des pays voisins ne perçoit Saddam comme un danger. Les Palestiniens et l’Irak sont mis dans le même panier, de la manière insidieuse et à peine perceptible que nous venons de décrire, afin de constituer une «menace» factice que les médias remettent de temps à autre à la une. La plupart des articles sur les Palestiniens, publiés dans des publications à très large diffusion, influentes et bien pensantes, telles The New Yorker et The New York Times hebdomadaires présentent les Palestiniens sous les traits de fabricants de bombes, de collaborateurs, de terroristes suicidaires. Point barre. Aucune de ces vénérables publications n’a jamais publié une seule version des faits vue du côté arabe, depuis le 11 septembre. Aucune.

Entre la paix et la terreur


Aussi, lorsque des tirailleurs de l’administration américaine comme un Dennis Ross (chargé de représenter Clinton aux négociations d’Oslo, tant avant qu’après qu’il fût avéré qu’il jouait dans cette fonction le rôle d’un agent à plein temps du lobby israélien) ne cesse de répéter que les Palestiniens ont dédaigné une offre généreuse qu’Israël leur aurait faite à Camp David, il déforme de manière flagrante la réalité, qui est, comme l’ont montré de multiples sources faisant autorité, qu’Israël n’a fait que concéder des parcelles du territoire palestinien sans continuité territoriale entre elles, avec des postes de sécurité et des colonies les encerclant toutes, sans exception et sans qu’il n’y ait une seule frontière commune entre la Palestine et l’un quelconque des pays arabes voisins8. Comment des termes tels qu’«offre» et «généreuse» ont-ils bien pu finir par être employés pour parler d’un territoire détenu illégalement par une puissance occupante, en contravention du droit international et des résolutions de l’ONU; personne ne s’est donné la peine de poser la question?! Mais étant donné le pouvoir qu’ont les médias de répéter, re-répéter et de re-re-répéter de simples assertions, s’ajoutant aux efforts inlassables du lobby israélien répétant sans cesse la même idée – Dennis Ross lui-même s’est particulièrement distingué dans son rabâchage psittacoïde de cette contrevérité – qu’il est maintenant devenu une quasi pétition de principe que les Palestiniens, entre «la paix et la terreur», ont choisi «la terreur»! Le Hamas et le Djihad islamique ne sont pas perçus comme des composantes (peut-être mal inspirées, c’est une autre question) de la lutte palestinienne visant à se débarrasser de l’occupation israélienne, mais comme des parties constituantes du désir partagé par tous les Palestiniens de terroriser, de menacer et de représenter véritablement une menace. Comme l’Irak!

Autodéfense


A toute fin, avec l’affirmation toute nouvelle et tout à fait improbable que l’Irak, pays éminemment laïc, a donné refuge et a entraîné l’organisation Al-Qa’ida, qui se caractérise par une théocratisme dément, le sort de Saddam semble d’ores et déjà scellé. Le consensus gouvernemental prévalent (mais en aucun cas incontesté) aux Etats-Unis consiste à dire qu’étant donné que les inspecteurs de l’ONU ne peuvent vérifier ni les armes de destruction massive dont Saddam dispose, ni celle qu’il a éventuellement cachées ou qu’il est peut-être encore en train de fabriquer, il faut absolument l’attaquer et le renverser. Le seul intérêt d’en passer par l’ONU pour ce faire, du point de vue de Washington, consiste en la possibilité d’obtenir de cette organisation une résolution contraignante et punitive à un point tel que peu importerait que Saddam obtempérât ou non, il serait de toute manière incriminé à un point tel de violation de la «légalité internationale», que sa simple coupable existence en viendrait à représenter la garantie d’un changement de régime imposé militairement. Fin septembre, par ailleurs, Israël se vit enjoindre par une résolution votée à l’unanimité du Conseil de Sécurité (moins l’abstention des Etats-Unis: faut pas rêver!) de mettre un terme au siège qu’il imposait au quartier général d’Arafat à Ramallah et de se retirer des territoires palestiniens occupés illégalement depuis le mois de mars (occupation «justifiée» par Israël au motif de l’«autodéfense»). Israël a (vous me croirez si vous voulez!) refusé de s’exécuter et le prétexte sous-jacent invoqué par les Etats-Unis pour ne pas en faire plus lorsqu’il s’agissait de faire appliquer sa propre décision (puisque qui s’abstient, consent) fut de dire que «nous» comprenons qu’Israël doit défendre ses citoyens. Pourquoi les Nations Unies doivent-elles être consultées dans un cas, et ignorées dans l’autre? C’est l’un de ces mystères insondables qu’affectionne la diplomatie américaine.

Persuader l’opinion publique


Tout un petit lexique d’expressions non attestées et inventées pour les besoins de la cause, telles «action préemptive» ou «autodéfense», sont brandies à tout propos et hors de propos par Donald Rumsfeld et ses collègues, dans l’espoir de persuader leur opinion publique que les préparatifs de guerre contre l’Irak ou n’importe quel Etat, d’ailleurs, en manque de «changement de régime» (ou bien – mais cet euphémisme «politiquement correct», véritable petit bijou, est plus rare – de «destruction constructive») sont arc-boutés sur la notion d’autodéfense. Le public est maintenu sur le grill par d’incessantes alertes rouges ou orange. Les gens sont incités à informer les autorités judiciaires de tout comportement «suspect», et des milliers de musulmans, d’Arabes et de personnes originaires d’Asie du Sud (Philippines, Indonésie, ndt) sont arrêtées, et parfois inculpées sur simple présomption. Tout cela est fait sur ordre du président, sous couvert de patriotisme de façade et d’amour pour l’Amérique. Je ne parviens toujours pas à comprendre, personnellement, ce qu’aimer un pays peut bien vouloir signifier (dans le discours politique américain dominant, il est tout aussi couramment évoqué un amour pour Israël)? Mais cela semble être synonyme de: loyauté aveugle envers les pouvoirs en place, quels qu’ils soient, avec leur manie du secret, leur caractère évasif et leur refus délibéré de dialoguer avec une population responsable, laquelle pour le moment ne semble pas avoir été éveillée à une réactivité cohérente ni systématique. Or, cette «loyauté» a dissimulé le caractère globalement odieux et destructeur de la politique de l’administration Bush vis-à-vis de l’Irak, en particulier, mais aussi, en général, de l’ensemble du Moyen-Orient.

Existence humaine dévaluée

Les Etats-Unis sont si puissants, à côté de la plupart des grands pays pris ensemble, qu’il est en réalité impossible de les contraindre ou de les amener par la persuasion douce à se conformer à un quelconque système de comportement, pas même celui que leur Secrétaire d’Etat aimerait voir mis en vigueur. Mis à part le caractère abstrait de la question de savoir si «nous» devrions aller faire la guerre à 7000 miles de chez nous, en Irak, les débats de politique étrangère, aux Etats-Unis, dépouillent les autres peuples de toute épaisseur ou de toute identité réelle, humaine. Vus sur l’écran de contrôle d’un missile «intelligent» ou sur un simple écran de téléviseur, l’Irak ou l’Afghanistan ne sont plus, dans le meilleur des cas, que les cases d’un échiquier, que «nous» décidons d’investir, de détruire, de reconstruire – ou non – selon le désir et les besoins du moment. Le mot «terrorisme», de même que la guerre qui est portée contre lui afin de l’éradiquer, servent à renforcer en douceur ce sentiment, d’autant qu’en comparaison avec la plupart des Européens, la grande majorité des Américains n’ont jamais eu de contact ni a fortiori vécu et eu une expérience personnelle des pays et des peuples musulmans et, par conséquent, ils n’ont nulle sensation affective du fragile tissu de la vie qu’une campagne soutenue de bombardements (comme en Afghanistan) ne manquerait pas de réduire en charpie. De plus, perçu comme il l’est, c’est-à-dire comme une émanation de nulle part, à l’exception de madrasas richement dotées, sur la base d’une «décision» prise par des gens qui haïssent nos libertés et sont jaloux de notre démocratie, le sujet du terrorisme engage les polémistes dans des débats totalement extravagants, par leur aspect à côté de la plaque et totalement coupés de toute considération politique. L’histoire et la politique sont occultées, elles ont même disparu, du seul fait que l’existence humaine réelle a été effectivement dévaluée. Vous ne pouvez pas parler de la souffrance des Palestiniens ou de la frustration des Arabes, parce que la présence d’Israël est tellement forte aux Etats-Unis qu’elle vous l’interdit carrément9.



De plus, une politique cohérente en matière de droits de l’homme et de liberté du commerce, qui insiste constamment sur les vertus sans cesse mises en avant du respect des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés économiques, que nous sommes de par la constitution censés promouvoir, est très vulnérable aux manoeuvres de groupes d’intérêts sur le plan intérieur (comme en atteste l’influence des lobbies ethniques, de ceux des industries sidérurgiques et de défense, du cartel du pétrole, des grands exploitants agricoles, des retraités, des détenteurs d’armes, pour ne mentionner que certains d’entre eux). Ainsi, chacun des 500 districts électoraux représentés au Congrès, à Washington, comporte au moins une entreprise d’armement ou une entreprise liée à la défense sur son territoire; si bien que, pour le Secrétaire d’Etat James Baker, à la veille de la première guerre du Golfe, le vrai problème, dans cette guerre contre l’Irak, était celui des «jobs»! Lorsqu’on parle de politique étrangère (américaine), il est essentiel de se souvenir du fait que seuls 25 à 30% des membres du Congrès possèdent ne serait-ce qu’un passeport (à rapprocher des 15% d’Américains, seulement, qui ont un jour mis les pieds en dehors des Etats-Unis) et que ce qu’ils peuvent bien dire a beaucoup moins à voir avec l’histoire, la philosophie ou les grands idéaux qu’avec les questions de savoir qui influence les campagnes électorales de leurs collègues, qui envoie de l’argent, etc10.

Lobby israélien


En matière d’influence sur la politique américaine au Moyen-Orient, le lobby israélien est imbattable. Il a réussi à transformer le corps législatif du gouvernement américain en ce que l’ancien Sénateur Jim Abourezk a pu appeler jadis «un territoire occupé». Aucun lobby arabe comparable n’existe, ni a fortiori ne fonctionne avec une telle efficacité. Parfois, de but en blanc, le Sénat va discuter et transmettre au président des résolutions que rien appelle et dont le seul but est de renouveler, réaffirmer, souligner périodiquement le soutien des Etats-Unis à Israël. En mai dernier, une résolution de ce type a été prise, juste au moment où l’armée israélienne occupait l’ensemble des grandes villes de la Cisjordanie (je devrais écrire, plus justement: détruisait les villes de Cisjordanie). L’un des effets pervers de ce soutien total apporté aux politiques d’Israël, fussent-elles les plus extrêmes, est qu’à long terme cela ne pourra qu’être dommageable au devenir d’Israël au Moyen-Orient. Tony Judt a bien étudié cette question, et il a émis l’idée que l’entêtement d’Israël à se maintenir sur le territoire palestinien ne mène nulle part et ne consiste en réalité qu’à reculer pour mieux sauter, car ce retrait israélien est absolument inéluctable.



Pris dans son ensemble, le thème de la guerre antiterroriste a permis à Israël et à ses partisans de commettre des crimes de guerre contre la population palestinienne en Cisjordanie et à Gaza, 3,4 millions de Palestiniens devenant (selon l’expression consacrée) des non-belligérants victimes de «dommages collatéraux». Terje-Roed Larsen, l’administrateur spécial de l’ONU pour les Territoires occupés, vient de publier un rapport accusateur pour Israël, qualifié de fauteur d’une catastrophe humanitaire: le chômage atteint 65% de la main-d’œuvre, 50% des Palestiniens doivent survivre avec moins de 2 dollars par jour et l’économie – par conséquent, la vie quotidienne des gens – est détruite. En comparaison, les souffrances et l’insécurité sont bien moindres en Israël: aucun tank palestinien n’occupe aucune localité israélienne, ni même ne vient narguer une seule colonie israélienne illégale.

«Cela n’était pas utile»


Au cours des deux semaines écoulées, seulement, Israël a tué 75 Palestiniens, dont de nombreux enfants! Il a démoli des maisons, déporté des gens, rasé des terrains agricoles de grande valeur, imposé des couvre-feu allant jusqu’à trois jours d’affilée, bloqué des civils ou des ambulances et des secours médicaux sur des barrages routiers et, comme à son accoutumée, il a coupé les approvisionnements en eau et en électricité. La plupart des écoles et des universités ne peuvent tout simplement pas fonctionner. Alors que ces exactions se produisent quotidiennement, comme l’occupation elle-même, qui se poursuit depuis la bagatelle de trente-cinq années émaillées par la kyrielle des résolutions de l’ONU considérées par Israël comme des chiffons de papier, tout cela est à peine mentionné, en passant, dans les médias américains, la plupart du temps comme notes de bas de page en petits caractères en codicille à des articles interminables consacrés aux débats internes au gouvernement israélien ou aux attentats suicides palestiniens, absolument désastreux. L’expression «suspect de terrorisme», qui n’a l’air de rien, est à la fois la justification et l’épitaphe pour respectivement l’exécution et la tombe de qui Sharon choisit de faire éliminer. Les Etats-Unis n’élèvent pas d’objection, si ce n’est d’une manière extrêmement soft. Par exemple, il peut déclarer: «Cela n’était pas utile. De plus cela contribuera peu à prévenir la prochaine flambée d’assassinats»!

Politique israélo-centrée


Nous voici désormais plus près du cœur du problème. En raison des intérêts israéliens dans notre pays (les Etats-Unis, ndt), la politique américaine au Moyen-Orient est plus que jamais israélo-centrée. Une conjoncture post-onze septembre s’est installée, dans laquelle la belligérance semi-religieuse de la droite chrétienne, du lobby israélien et de l’administration Bush est censée être rationalisée par des faucons néoconservateurs dont la vision du Moyen-Orient est totalement vouée à la destruction des ennemis d’Israël, ce sur quoi on colle parfois l’étiquette portant l’euphémisme suivant: travaux en cours: nous «redessinons (pour vous!) la carte (du Moyen-Orient) en induisant des changements de régimes politiques et en apportant la «démocratie» aux pays arabes les plus menaçants pour Israël»11. La campagne sharonienne de réforme de l’Autorité palestinienne n’est que l’autre face de la volonté de détruire politiquement les Palestiniens, ce qui est pour Sharon l’ambition d’une vie. L’Egypte, l’Arabie Saoudite, la Syrie et même la Jordanie ont fait l’objet de diverses menaces, en dépit du fait que – aussi détestables ces régimes, qui ne datent pas d’hier, aient été dans le passé – les Etats-Unis les ont protégés et soutenus dès les lendemains de la Seconde guerre mondiale. C’est, en particulier, le cas de l’Irak.



En réalité, il semble évident pour quiconque connaît un tant soit peu le monde arabe, que son état lamentable est voué à empirer encore lorsque les Etats-Unis auront entrepris leur assaut contre l’Irak. Les partisans de la politique de l’administration (Bush) évoquent parfois (en des termes extrêmement vagues) combien il sera exaltant d’apporter la démocratie à l’Irak et à d’autres pays arabes, sans se soucier outre mesure de ce que cela pourra bien signifier en termes de vie quotidienne pour la population de ces pays, en particulier après que les vagues de B-52 auront impitoyablement «labouré» et pilonné leurs champs et leurs maisons. Je n’imagine pas qu’il puisse exister un seul Arabe – et en particulier un seul Irakien – qui ne désire pas voir Saddam Hussein chassé du pouvoir. Tout indique que les opérations militaires américano-israéliennes n’ont fait que rendre la vie pire, dans le quotidien, pour ces différentes populations, mais cela n’est encore rien en comparaison avec l’anxiété insupportable, les déviations psychologiques et les perversions politiques imposées aux sociétés qui sont les leurs.

Que se passerait-il en Irak?


Aujourd’hui, ni l’opposition irakienne en exil, courtisée par intermittence par au moins deux administrations américaines successives, ni la poignée de généraux américains dont les noms sont parfois évoqués, comme Tommy Franks, n’ont une quelconque crédibilité en tant que dirigeants putatifs de l’Irak dans la phase d’après-guerre. On n’a pas non plus, apparemment, beaucoup réfléchi à ce dont l’Irak aura besoin, une fois le régime de Saddam renversé, une fois que les acteurs internes se seront remis sur pied, que le Baath lui-même aura été dé-saddamisé. Il se pourrait que même l’armée irakienne ne lève pas le petit doigt pour défendre Saddam. Chose intéressante, toutefois, au cours d’une audition récente devant le Congrès, trois anciens généraux du Commandement Central américain ont exprimé des réserves sérieuses – que je qualifierai pour ma part de rédhibitoires – au sujet des dangers de toute cette aventure, telle qu’on est en train de la planifier sur le plan militaire. Mais même ces doutes ne prennent aucunement en considération ni le fractionnement interne ni la dynamique ethno-religieuse de l’Irak, en pleine ébullition, en particulier après trente ans d’un règne baasiste débilitant, les sanctions imposées par l’ONU et deux guerres catastrophique (il faudra en compter trois, lorsque les Etats-Unis seront passés à l’attaque – s’ils le décident et s’ils le font). Personne, aux Etats-Unis, absolument personne, n’a une idée exacte de ce qui pourrait se passer en Irak, en Arabie Saoudite ou encore en Egypte, si une intervention militaire américaine (ou américano-israélienne) de grande ampleur avait lieu. Il semble suffisant de savoir – et de bien vite l’oublier – que Fouad Ajami et Bernard Lewis sont les deux principaux conseillers de l’administration Bush en la matière. Tous deux sont violemment et idéologiquement anti-arabes et totalement discrédités par la majorité de leurs collègues de leur discipline. Lewis n’a jamais vécu dans le monde arabe, et les propos qu’il tient sur les Arabes ne sont que délire réactionnaire; Ajami est originaire du Sud Liban. Jadis partisan progressiste de la résistance palestinienne, il s’est reconverti récemment dans les thèses d’extrême droite, en épousant sans aucune réserve, en bon néophyte, le sionisme et l’impérialisme américain!

L’Afghanistan, un cas d’école


Le 11 septembre a sans doute représenté au plan national américain une période de réflexion et d’évaluation de la politique extérieure américaine, après le choc provoqué par cet attentat d’une atrocité incommensurable. En tant que tel, ce terrorisme doit être contré, de toute évidence, et il faut le traiter avec la fermeté la plus impitoyable. Mais je pense que c’est toujours les conséquences d’une application de la force qui doivent être prises en tout premier lieu en considération, et non pas la riposte elle-même, immédiate, violente et instinctive. Personne ne saurait prétendre, aujourd’hui, même après la déroute des Taliban, que l’Afghanistan soit un pays beaucoup plus sûr et beaucoup plus vivable, si l’on se place du point de vue des citoyens de ce pays, qui sont hélas loin d’avoir cessé de souffrir. Le meccano des nations n’est pas, à l’évidence, la priorité des Etats-Unis, là-bas, en Afghanistan, puisque d’autres guerres, en d’autres endroits (et en plusieurs endroits à la fois) focalisent leur attention et la détourne du dernier champ de bataille américain en date. De plus, quel sens aurait l’édification par les Etats-Unis d’une nation irakienne dont la culture et l’histoire sont si différentes des leurs? Tant le monde arabe que les Etats-Unis sont des régions autrement plus complexes et riches de dynamiques internes que les platitudes martiales et les phrases ronflantes promettant la Reconstruction ne parviennent à le refléter. En la matière, l’Afghanistan d’après les bombardements américains est un cas d’école tristement éclairant, à défaut d’être édifiant.

Arrêter le recours à la guerre


Comme si la situation n’était pas déjà assez inextricable, des voix dissonantes, d’un poids considérable, s’élèvent dans la culture arabe contemporaine, et des mouvements de réforme se dessinent, sur un vaste front. Il en va de même aux Etats-Unis, où, à en juger à mes dernières expériences, acquises au cours de conférences données sur différents campus universitaires, la plupart des citoyens sont inquiets au sujet de la guerre, avides d’en savoir plus et, avant tout, désireux de ne pas être entraînés dans la guerre par le messianisme belliqueux triomphant, avec des objectifs tout ce qu’il a de plus vagues à l’esprit. En attendant, comme l’écrit The Nation (un des rares journaux de gauche à subsister aux Etats-Unis, ndt) dans un éditorial récent, le pays marche à la guerre comme un zombie, tandis que le Congrès (avec un nombre d’exceptions heureusement croissant) a tout simplement abdiqué de son rôle de représentation des intérêts du peuple américain. Pour quelqu’un qui, comme moi, a partagé sa vie entre les deux cultures, il est terrifiant de constater que le clash entre civilisations – cette notion tellement réductrice et triviale, mais tellement à la mode, par les temps qui courent – a fini par supplanter la pensée et l’action positive. Ce que nous devons mettre en place, c’est un cadre de travail universaliste permettant de comprendre (au sens de décrypter) et de savoir comment nous comporter vis-à-vis tant d’un Saddam Hussein que d’un Ariel Sharon, et autres dirigeants du Myanmar (Birmanie), de la Syrie, de la Turquie et d’une ribambelle de pays dont on tolère beaucoup trop facilement les exactions qui s’y déroulent. Les démolitions de maisons, la torture, le déni du droit à l’éducation: tout cela doit être dénoncé, où que cela se produise. Je ne connais pas d’autre instrument permettant de reconstruire ou de restaurer le cadre du développement que l’éducation et l’encouragement à un dialogue ouvert, à l’échange et à l’honnêteté intellectuelle, qui ne saurait rien avoir en commun avec des objectifs particuliers dissimulés ou la phraséologie de la guerre, de l’extrémisme religieux et de la «défense» préventive. Mais cela, hélas, demande du temps – beaucoup de temps – et à en juger au comportement des gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni, son petit partenaire, cela présente l’inconvénient majeur de ne pas permettre de gagner des voix aux élections. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir – et finalement arrêter – le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non plus seulement pratique par trop routinière. n



Tiré de Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 10 octobre 2002. Traduction française de Marcel Charbonnier. Intertitres de notre rédaction



*D’origine palestinienne, il enseigne à l’Université Columbia de New York. C’est l’un des fondateurs des études post-coloniales. Il s’intéresse notamment au discours occidental sur l’Orient comme instrument de pouvoir.

  1. Le Mouvement National Libanais est une coalition faite de bric et de broc, constituée de partis arabes de gauche et nationalistes, et qui incluait le Amal, groupement annonciateur du mouvement chiite Hizbullah, qui allait jouer un rôle majeur dans le refoulement de l’armée israélienne du Sud Liban, en mai 2000.
  2. Pour plus d’informations sur cet épisode, voir l’ouvrage de Rashid Khalidi, Under Siege, New York, 1986 et de Robert Fisk, Pity the Nation, Londres, 1990; pour plus de détails sur le déroulement de la guerre civile libanaise, voir Jonathan Randall, Going All the Way, New York, 1983.
  3. Je l’ai fait, longuement, ici et dans d’autres colonnes. De plus, alors que j’écris ces lignes, le pauvre homme est littéralement suspendu à la vie par les dents; son QG tombant en poussière de Ramallah est, de plus, toujours soumis au siège, Sharon faisant absolument tout ce qui est possible et imaginable afin de l’humilier, s’arrêtant juste à la limite pour ne pas le tuer.
  4. L’empire abbasside, avec ses immenses littérature, philosophie, architecture, sciences et médecine, apporta une contribution irakienne essentielle à la culture arabe, dont il représente l’une des bases fondamentales.
  5. Pour plus de détails, voir Michael Klare, Oiling the Wheels of War (Huiler les rouages de la guerre), The Nation, 7 octobre.
  6. Dans son numéro du 23 août dernier, l’hebdomadaire Time magazine a publié un article sur le Panel de la Politique de Défense du Pentagone (Pentagon’s Defense Policy Board), dont la plupart des membres sont issus du JINSA et du CSP. Très judicieusement, cet article était intitulé : «Voyage à l’intérieur du Conseil de la Guerre Secrète».
  7. Toutefois, le journaliste israélien Alex Fishman qualifiait dans le quotidien Yediot Ahronot du 6 septembre les «idées révolutionnaires» de Condoleezza Rice (Condy pour les intimes), de Rumsfeld (Rummy pour les intimes, qui fait toujours référence, depuis quelque temps, lui aussi aux territoires «soi-disant» occupés), de Cheney, de Paul Wolfowitz, de Douglas Feith et autre Richard Perle (qui s’illustra en commissionnant la fameuse étude de l’institut Rand qui détermina que l’Arabie Saoudite était un ennemi des Etats-Unis et l’Egypte la proie facile pour l’Amérique dans le monde arabe) de «terriblement belliqueuses, car prônant le changement des régimes politiques dans la quasi totalité des pays arabes». Fishman cite les propos de Sharon, selon qui ce groupe de responsables politiques, liés pour la plupart d’entre eux au JINSA et au CCP, et connectés à cette succursale de l’AIPAC (le lobby juif aux Etats-Unis, ndt) qu’est le Washington Institute of Near East Affairs (Institut de Washington pour les affaires moyen-orientales), a un ascendant total sur la pensée de Bush (si le mot «pensée», s’agissant de lui, n’est pas exagéré). Sharon déclarait, notamment : «A côté de nos amis américains, Effi Eitam (l’un des membres les plus extrémistes sans vergogne du cabinet israélien) semble une vraie colombe.»
  8. En l’espèce: l’Egypte, au sud et la Jordanie, à l’est.
  9. Durant une manifestation fervente en soutien à Israël, au mois de mai dernier, Paul Wolfowitz a mentionné au passage la souffrance palestinienne. Mais ses paroles furent bientôt couvertes par les lazzi et les huées de la foule menaçante: il se garda bien de l’évoquer une autre fois!
  10. Deux membres sortants de la Chambre des Représentants, Earl Hilliard, de l’Alabama et Cynthia McKinney, de la Géorgie, qui soutiennent le droit à l’autodétermination des Palestiniens et sont fort critiques à l’égard d’Israël, ont été battus aux dernières élections par des candidats relativement inconnus mais abondamment financés par ce qui fut ouvertement qualifié d’ «argent new-yorkais» (c’est-à-dire: juif) venu de l’extérieur de leur Etat respectif. Ces deux candidats malheureux avaient été stigmatisés par la grande presse, qui les a constamment accablés de qualificatifs tels qu’«extrémistes» et «mauvais patriotes»
  11. Voir The Dynamics of World Disorder: Which God is on Whose Side? (La Dynamique du désordre mondial : le Dieu de qui est du côté de qui ?), article d’Ibrahim Warde, publié dans le Monde Diplomatique en septembre 2002, ainsi que Born-Again Zionists, de Ken Silverstein et Michael Scherer, ed. Mother Jones, octobre 2002.

Nouvelles brèves de la solidarité avec le peuple palestinien

Soutenons les objecteurs de conscience israéliens!

En ce moment il y a 17 objecteurs de conscience dans les prisons israéliennes. Plusieurs sont détenus ailleurs que dans des prisons militaires et y subissent un régime dur. Refusant de servir dans les Territoires Occupés, refusant cette «sale guerre», ils interpellent la conscience de chacun-e- de nous. Désormais, une seule adresse permet d’écrire à tous les objecteurs de conscience: PO Box 16238 – Tel Aviv – Israël



Par ce nouveau moyen, le courrier peut leur parvenir dans les 3 à 4 jours. Ajouter la mention «To» et le nom de l’objecteur avant l’adresse. Quiconque est intéréssé-e à «adopter» un ce ces prisonniers peut entrer en contact avec Yesh Gvul à l’adresse e-mail suivante: rahat@isdn.net.il

Participez aux diverses manifestations!

VE 29.11 à 19H00
Journée Internationale de solidarité avec le peuple palestinien

Hôtel Intercontinental – Genève (entrée libre)


Conférence-débat
Avec Jawad Boulos, avocat, témoignera de la situation des prisonniers palestiniens, des conditions subies dans les centres de détention, Michel Abdel Massieh, avocat et rapporteur de la plainte contre Sharon auprès de la justice anglaise et Mustapha Barghouti, médecin, responsable de l’ONG sanitaire (UPMRC). Mustapha Barghouti est membre du comité des ONG palestiniennes, initiatrices de l’appel pour la constitution de missions de protection du peuple palestinien.


Org: Association des Palestiniens en Suisse – Soutenu par le «Collectif Urgence Palestine» Genève

MA 10.12 à 20h00
«La Palestine sous couvre-feu»

CUC (Centre Universitaire Catholique) – Bd de Grancy 31, Lausanne (entrée libre)


Soirée témoignages – chansons – débat Michel Bühler, chanteur – de retour de Palestine, Georges Haldas, écrivain majeur du paysage littéraire romand, Alain Riesen et Brigitte Studer, de retour d’une mission de protection de la cueillette d’olives au nord de la ville-martyre de Naplouse.


Org: Collectif Urgence Palestine – Lausanne & Association Suisse-Palestine.


E-mail: info@urgencepalestine-vd.ch / ch.palestine@freesurf.ch

Inscrivez-vous pour participer à la 8ème mission suisse de protection du peuple palestinien

Durée du séjour: 26 décembre – 4 janvier 2003. «Ne laissons pas s’ériger les murs de la honte»


Renseignements: www.urgencepalestine.ch

Et toujours, le piquet de solidarité avec le peuple palestinien

Tous les vendredi à 17H30, place de la Monnaie – Genève, pour manifester, s’informer, débattre, s’engager.