« Checker les privilèges » ou renverser l’ordre ?
La sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi revient sur le concept de « privilège blanc », dans cette contribution initialement publiée par la revue Ballast.
Ici, aux États-Unis, une petite fille blonde tient à la main une pancarte : « Privileged. # ». Là, des centaines de personnes blanches se rassemblent et, mains levées, clament en chœur qu’elles renoncent à leur « privilège blanc ». Il y a de quoi sourire, oui. Au même moment, en France, dans une « lettre adressée à ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème », l’écrivaine Virginie Despentes, réaffirmant son soutien au combat mené par le Comité Adama Traoré, écrit : « [L]e privilège, c’est avoir le choix d’y penser, ou pas. Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix. » Décidément, tout cela va trop loin : alors, du Figaro au Monde, d’émissions télévisées en émissions radiophoniques, on pousse des petits cris.
Retour sur un concept
« On dit des Noirs qu’ils sont Noirs par rapport aux Blancs, mais les Blancs sont, tout court. Il n’est d’ailleurs par sûr que les Blancs soient d’une quelconque couleur. » Par ces mots, la sociologue française Colette Guillaumin suggère la nécessité de penser le pendant relationnel de la condition minoritaire, soit la condition majoritaire dite « blanche ». En ce sens, la « blanchité » (de l’anglais « whiteness ») désigne, en sciences sociales, une position sociale dynamique, historiquement produite, et continument traversée par d’autres principes de hiérarchisation – au premier rang desquels la classe et le genre. Elle se caractérise par une perception précise : celle de se croire, en tant qu’individu rattaché à la « condition blanche », irréductible à des stéréotypes fixes et immuables, a fortiori négatifs, tandis que les autres, non-blancs, le seraient – et, de ce fait, le sont.
À la fin des années 1980, une chercheure étasunienne, Peggy McIntosh, s’est saisie du concept de blanchité pour en approfondir l’aspect avantageux. Dans son article « Privilège blanc : vider le sac invisible », elle note ainsi : « Je pense que les Blancs ont été consciencieusement éduqués pour ne pas reconnaître le privilège de la peau blanche, tout comme les hommes ont appris à ne pas reconnaître les privilèges masculins. C’est ainsi que j’ai commencé à chercher (de manière intuitive), ce qu’est un privilège de la peau blanche. J’en suis arrivée à percevoir ce privilège, comme un paquet invisible obtenu sans aucun mérite, et contenant des provisions sur lesquelles je peux compter chaque jour, paquet qu’on me signifierait de toujours oublier. Le privilège de la peau blanche, c’est en fait un sac à dos invisible et sans poids, rempli de fournitures spéciales, cartes, passeports, carnets d’adresses, codes, visas, vêtements, outils et chèques en blanc. »
Ce que décrit ici McIntosh pourrait se comprendre, plus simplement encore, comme le fait, pour les individus de condition blanche, d’être exempts de toute expérience raciale pénalisante et stigmatisante. Autrement dit, d’être inconscient·e·s de tout bénéfice racial – quelles que soient leur position de classe et leur appartenance de genre.
Le concept de « privilège blanc » s’est imposé, via la constitution des « Whiteness Studies » aux États-Unis au début des années 1980, comme un outil opératoire de désignation des rapports de pouvoir que le déni des inégalités raciales occultait alors. C’est que ce concept a pour force de briser ce que Roland Barthes, à propos du rapport social de classe, a désigné par l’expression d’« ex-nomination » : soit cette aspiration de la bourgeoisie à se percevoir et à être perçue comme société anonyme. Et le philosophe de préciser : « Comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficulté : le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnaît mal : il n’y a pas de parti bourgeois à la Chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement : la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à sa représentation, de l’homme économique à l’homme mental : elle s’arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une véritable opération d’ex-nomination ; la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée ».
Rapporté au rapport social de race, l’ex-nomination est cette pratique symbolique et matérielle de production d’une identité blanche innommée, réclamant pour elle tous les noms et se rêvant, de là, universelle : une identité que le concept de « privilège blanc » nomme, tout à coup, c’est-à-dire définit, particularise et met in fine à nu. Le concept voyage durant les années 2000 : il quitte l’îlot académique et s’ancre au sein des mondes militants, finissant par atteindre les rives françaises.
« Renoncer » : un idéal individuel
Mais nommer ne suffit pas. Et, à y regarder de plus près, le succès de ce concept, aisément mobilisable sous régime libéral, ne nous aide pas à travailler collectivement au renversement de l’ordre social. En 2016, déjà, la féministe Mirah Curzer publiait l’article « Let’s Stop Talking So Much About Privilege ». Elle y développait l’idée selon laquelle la focalisation, bien que légitime, des débats autour du « privilège blanc » réduisait mécaniquement les possibilités de développer une approche en termes de droits. En ce sens, le risque est grand de lutter – et de se donner à voir comme luttant – pour moins de privilèges alors qu’un enjeu politique bien plus radical consisterait à lutter, matériellement et symboliquement, pour l’accès de tous et de toutes à la justice sociale.
Une critique plus frontale encore a été formulée un an plus tard par Arielle Iniko Newton, essayiste et co-organisatrice de Movement for Black Lives, dans l’article « Why Privilege Is Counter-Productive Social Justice Jargon ». Elle lance : « Le privilège est une notion limitante qui accorde la priorité aux comportements individuels au détriment des failles du système, et suggère que changer nos comportements serait une manière suffisante d’éradiquer l’oppression. […] Personne ne peut abandonner ses privilèges mais nous pouvons faire en sorte que l’oppression soit remise en cause. » Ainsi, Arielle Iniko Newton plaide pour une reconsidération révolutionnaire des forces sociales historiques qui structurent, de part en part, le suprématisme blanc – appelant, par suite, à sa destruction totale.
Ces derniers jours, en France, à la faveur de mouvements internationaux antiracistes d’une ampleur rarement égalée, ont fleuri des appels lancés par ou à destination des personnes blanches afin qu’elles travaillent à la reconnaissance de leur privilège blanc. Dans certains cas, ces initiatives ont pu prendre l’apparence de ce que Joao Gabriel, blogueur, militant panafricaniste et doctorant en histoire, a qualifié de « forme politisée de développement personnel » susceptible d’induire « un militantisme-performance et déclaratif ». La réduction des rapports sociaux de pouvoir à un régime de ressources possédées par les uns – et donc à l’origine de la dépossession subie par les autres – confine effectivement à croire que des choses attribuées de telle manière devrait l’être de telle autre. De là découlerait une injustice qu’il conviendrait de réparer par la transformation des modalités originelles d’attribution.
Mais comment redistribuer la valeur du travail bien fait en situation de blanchité quand, dans d’autres situations, le travail n’est jamais qu’arabe ? Importe-t-il de redistribuer la valeur construite de la beauté féminine blanche afin que les cheveux à la frisure serrée des femmes racisées cessent d’être associés à la sauvagerie et à la laideur ? Comment redistribuer la valeur sociale et politique des vies blanches quand celles, non-blanches, sont perçues comme un ensemble informe de vécus interchangeables et traités comme de moindre importance ? Comme le suggère la militante communiste, féministe et antiraciste Mélusine, « parler des choses qu’on a, et non des choses qu’on est, empêche de remettre en question l’existence même des catégories ». Pourtant source primordiale des violences.
Ne pas changer les règles du jeu : en bâtir un autre
Vaut-il vraiment la peine de changer les règles du jeu, de s’épuiser à vouloir jouer mieux, de s’exténuer à jouer dans telle équipe plutôt que dans telle autre, de tenter de changer de capitaine de jeu, de se rêver être ce capitaine, de changer de terrain de jeu, quand on ne sait que trop bien que ce jeu est toujours perdant pour ces mêmes-là, toujours gagnant pour ces mêmes autres ? Et si même ce jeu finissait par rendre victorieux ne serait-ce qu’un individu que le destin social prédestinait à perdre, jamais cela n’effacerait l’injustice qui continuerait à frapper le destin de tous les autres. Et cela, qui peut s’y résoudre ? Concentrons, bien davantage, nos forces à nous retirer de la partie pour mieux détruire le jeu. Réinventons-en un, tout autre, égalitaire et autonome, révolutionnaire, inconditionnellement juste. Ce que l’essayiste et militante afroféministe Fania Noël-Thomassint formule en ces termes : « Nous ne sommes pas intéressé·e·s par le changement de places. Ce que nous voulons, c’est qu’il n’y ait plus personne au bas de l’échelle ; que l’échelle disparaisse, d’ailleurs. »
Le recours intensif au concept de « privilège blanc » signe l’avancement sinueux du néolibéralisme jusqu’au cœur des pratiques politiques de résistance. Il individualise la question politique raciale et, de là, la dépolitise. Plus encore : ce sont les possibilités d’émancipation des groupes dominés que l’on indexe et conditionne, paradoxalement, au bon vouloir autocritique des groupes dominants. Comme il importe de travailler à une société sans classe – entendre sans domination de la classe capitaliste sur le reste de la société –, il importe de travailler à l’édification d’un monde libéré des catégories sociales de race. Cela, seules l’organisation, la mobilisation et l’action collectives le permettront.
Kaoutar Harchi pour revue-ballast.fr