Une question de survie
En finir avec le tout-marché
En Suisse et ailleurs, des entreprises décident de produire du matériel médical ou font don de stocks. Décisions à féliciter pour certain·e·s, cette situation est révélatrice de l’absence de coordination des autorités pour gérer la crise sanitaire. Une réquisition temporaire de certains secteurs stratégiques s’impose.
«Ces entreprises de luxe qui s’engagent face au Covid-19 », a titré récemment le magazine Bilan (4 avril 2020) pour évoquer les annonces de grands groupes comme Channel, LVMH, ou encore Dior. D’aucuns font des dons à l’hôpital public, quand d’autres annoncent démarrer ou renforcer la production de masques, de blouses ou de gel hydroalcoolique, comme l’a fait le groupe suisse de parfumerie Givaudan.
Dans la situation actuelle et vu le niveau de désorganisation des États, toute initiative permettant de renforcer les capacités à court terme des systèmes sanitaires est bonne à prendre. Mais en vérité, ces décisions mettent surtout en lumière le fait que les gouvernements n’en prennent pas.
Un principe de réalité
Obnubilés par l’objectif d’une reprise rapide de la croissance économique, les États comme la Suisse se refusent à décider la mise sous contrôle public de certains secteurs stratégiques. Il s’agit également d’une posture idéologique selon laquelle l’auto-régulation des marchés financiers permettrait de répondre aux impératifs de production que demande la pandémie du Covid-19. Dans la réalité, on constate l’incapacité des secteurs privés à intégrer les enjeux de la crise. L’obstination criminelle de nombreuses entreprises à continuer leurs activités malgré l’irrespect des mesures de protection sanitaire en témoigne.
Une analyse rapide des capacité industrielles de la Suisse devrait être réalisée pour savoir quelles entreprises peuvent et doivent être réquisitionnées. Toutes les branches qui répondent à un besoin socio-sanitaire essentiel de la population devraient être mises sous contrôle et leur production planifiée par les pouvoirs publics, dans le stricte respect des mesures de protection sanitaire. Toutes les entreprises qui ne répondent pas à ces besoins devraient être arrêtées sans délai.
Industrie suisse en première ligne
En Suisse, l’urgence est d’autant plus grande que des secteurs clés ont été abandonnés à la dérégulation des marchés depuis des décennies. C’est le cas des cliniques et institutions de santé privées, qui doivent être intégralement réquisitionnées jusqu’au terme de la crise épidémique. De même, le secteur pharmaceutique ne peut rester du ressort des multinationales qui le dirigent, celles-ci s’étant refusé à constituer les stocks de tests qui aurait permis de juguler rapidement cette épidémie. Il est urgent d’en prendre le contrôle pour imposer le recours à la licence obligatoire (suspension du droit lié à la propriété intellectuelle) sur les produits sanitaires et pour organiser la production massive de médicaments ainsi que leur distribution au niveau international.
De manière générale, le secteur secondaire suisse est riche de nombreuses entreprises qui pourraient être mises à contribution de la crise du Covid-19. La quantité élevée d’industries de pointe, bénéficiant d’ouvrier·ère·s avec un très haut niveau de qualification, pourrait ainsi être réorientée vers la production de matériel sanitaire, par exemple en produisant les pièces nécessaires aux usines fabriquant des respirateurs artificiels. Ce qui reste du secteur textile et de la production de papier pourrait être dirigé vers la production de masques. Des solutions hydroalcooliques pourraient être produites de façon coordonnée par les distilleries et les usines de parfums, etc.
Réquisitions et horizon démocratique
La liste n’est pas exhaustive et d’autres secteurs sont concernés. On peut notamment penser aux autres secteurs de la reproduction sociale (soins au proches, tâches domestiques, éducation, etc.), pour lesquels des mesures collectives et coordonnées sont nécessaires pour éviter un report de charges qui, sinon, sera presque intégralement assumé par les femmes.
Si une planification économique s’impose pour faire face aux urgence sanitaires de la crise actuelle, elle permet également de poser les fondations d’une alternative aux politiques néolibérales. Alors que ce modèle fait plus que jamais la preuve de son inefficacité face aux catastrophes humaines qu’il engendre, la mise sous contrôle public de certains secteurs permettrait de faire l’expérience d’autres modèles économiques et de constater que nous pouvons voir le monde à travers un autre prisme que celui du marché. Elle permettrait d’entrevoir la perspective d’une gestion démocratique de la production de richesses.
Pour cette raison, il est d’autant plus nécessaire que ces réquisitions soient portées et mises en œuvre de façon démocratique. Cela implique qu’elles soient défendues par les salarié·e·s de ces secteurs, en premier lieu ceux et celles du domaine de la santé, et qu’ils·elles participent activement à l’organisation de la production dans ces secteurs.
Pierre Conscience