Quand le service civil… renforce l’armée
La droite libérale va déposer une initiative pour réformer le service civil. Elle ne fera qu’élargir ses lacunes. Retour sur le service civil actuel, ses faiblesses, ses forces et sur le futur que la bourgeoisie lui réserve.
En 1989, le vote sur l’initiative du GSsA qui vise l’abolition de l’armée suisse déclenche un séisme politique. Plus d’un tiers de la population se prononce favorablement et les cantons de Genève et du Jura l’acceptent avec respectivement 50,4% et 55,5% de oui. Les élites bourgeoises s’attendaient pourtant à un rejet massif de la population.
En 1988, le message du conseil fédéral sur l’initiative affirme que « la Suisse n’a pas d’armée, elle est une armée ». Kaspar Villiger, conseiller fédéral en charge du département militaire, annonce, avant la votation, qu’une approbation supérieure à 18 % serait une catastrophe. C’est quasiment le double qu’obtiendra le GSsA (35,5 %). Cette victoire symbolique pave le chemin vers le service civil.
Mise en place
Après cette votation, les autorités politiques tremblent et mettent précipitamment en place, en 1990, le «projet Barras» dans l’espoir de réduire les ardeurs antimilitaristes. Ce dernier consiste en une dépénalisation partielle de l’objection de conscience. Ainsi, les autorités politiques cherchent à diviser les objecteurs en deux catégories. La première, qui se voit dépénalisée, regroupe les individus qui refusent de servir pour des raisons religieuses ou morales. La deuxième regroupe les objecteurs politiques, catégorie considérée trop subversive par le gouvernement pour échapper aux condamnations.
Deux référendums seront lancés contre le projet: l’un du milieu des objecteurs jugeant le projet insuffisant, l’autre du milieu réactionnaire jugeant inacceptable de dépénaliser le refus de servir, quelles que soient les raisons invoquées. La loi sera néanmoins acceptée en votation en juin 1991.
Il faudra attendre mai 1992 pour qu’une initiative parlementaire du Parti socialiste suisse résolve la situation en créant le service civil. Cette dernière sera acceptée à 82,5 %, un taux particulièrement élevé qui corrobore les craintes gouvernementales et sa volonté de neutraliser la contestation en offrant une voie légale d’objection de conscience aux éléments subversifs.
Il faudra néanmoins encore quatre années pour que le parlement achève la nouvelle loi, votée et acceptée en 1996. Si le service civil est légal, il faut néanmoins que le candidat démontre sa volonté à travers plusieurs mécanismes et un passage par l’institution militaire reste obligatoire! En effet, pour devenir civiliste, il faut d’abord effectuer le recrutement, être jugé apte puis être incorporé dans une fonction militaire avant de pouvoir effectuer la demande de transfert vers le service civil.
Jusqu’en 2009, un «examen de conscience» devait également juger de la «réelle objection» des futurs civilistes. Cela consistait en une comparution au tribunal pour argumenter sa bonne foi. L’autre mécanisme de justification de l’objection est dénommé «preuve par l’acte»: l’augmentation massive du nombre de jours de service, passant de 245 pour un service militaire court à 368 pour un service civil. Loin de fournir une «preuve», cela représente simplement une punition, et pas des moindres, pour les réfractaires qui osent contester l’armée.
Échappatoire à la violence militaire
Le service civil est un acquis non négligeable puisqu’il permet de se soustraire à la violence de l’institution militaire. Comme toutes les armées, l’armée suisse repose sur un régime d’humiliation, de punitions et de privations afin d’inculquer les «valeurs militaires» aux recrues.
Si les pratiques de l’armée ont évolué à travers le temps et sont beaucoup moins violentes aujourd’hui qu’il y a quelques années, elles incarnent néanmoins un potentiel de traumatisme non négligeable dont peuvent attester les suicides, rares mais réguliers, de recrues/soldats ainsi que le taux de perte d’effectifs durant l’école de recrue (première phase du service militaire durant laquelle le régime d’inculcation est le plus intense), chiffré à 10% par le GSsA en 2013.
Privées, du jour au lendemain, d’espace personnel, de sommeil, de liberté et mis au pas dans un régime éprouvant tant physiquement que mentalement, les individus peuvent rapidement voir leur santé mentale se dégrader. Cette phase constitue, pour l’institution, un rituel de passage, aux relents masculinistes, qui trie la troupe entre les soldats suffisamment «forts» pour endurer l’épreuve et ceux trop «faibles» qui seront amenés à quitter l’armée.
Malheureusement, le départ n’est pas si simple d’accès pour les individus traumatisés. Les services psychiatriques de l’institution sont plus que questionnables et par nature contradictoires. En effet, le cadre militaire peut être la source ou constituer un facteur aggravant d’une mauvaise santé psychologique. Comment un psychiatre militaire est-il censé traiter un soldat? La source des problèmes de son patient étant la raison qui justifie sa présence et son salaire…
Au-delà de cette contradiction, l’armée n’aime pas se séparer de ses effectifs. L’institution peine à obtenir le nombre d’individus requis pour maintenir ses effectifs réglementaires et prévoit une baisse de ces derniers dans les années à venir. Dans ces conditions, négocier son départ peut se révéler difficile. L’institution peut refuser de réformer un individu ou bien passer par un ensemble de compromis, et ceci dans l’espoir de garder les recrues sur le départ. Par exemple, lorsqu’une recrue dans les troupes «d’élite» (dans lesquelles le régime d’inculcation est le plus dur) souhaite quitter l’armée, on le placera parfois dans une troupe plus «facile» avant de la réformer. Ainsi, les soldats d’hôpital, troupe particulièrement moquée du fait de sa proportion élevée de femmes ainsi que de son rôle plus hospitalier que militaire, voient parfois leurs effectifs gonfler par l’arrivée d’anciennes recrues des grenadiers.
Au-delà de ces problèmes, les recrues peuvent très facilement subir le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie et autres joyeuseries inhérentes à l’institution et à son identité masculine(iste). Le service civil constitue donc une échappatoire à une institution violente et permet d’éviter à nombre d’individus des violences physiques, psychologiques et symboliques
Seconde armée de réserve du capitalisme
Le service civil constitue un apport de main-d’œuvre quasiment gratuite pour la société capitaliste. Sa rémunération provient de deux apports : la solde (7,50 francs par jour pour tous les individus) et l’assurance perte de gains (APG). Cette dernière s’élève à 80 % du revenu moyen de l’individu et à 69 francs par jour pour les individus qui n’avaient pas de salaire avant le service.
Ainsi, une part non négligeable des civilistes effectueront leur premier engagement de six mois (ou plus) pour un salaire journalier de 76,5 francs. C’est-à-dire de 9,55 francs de l’heure! De quoi faire rougir Jeff Bezos et autres milliardaires…
Le service civil crée ainsi un pool d’employé·e·x·s extrêmement bon marché qui pourront servir sur le marché du travail pour produire de la valeur marchande (affectations dans l’agriculture p.ex.) ou occuper des postes dont la visée n’est pas « productive » mais sociale (santé, instruction publique, travail social par exemple). Au lieu d’embaucher un·e·x aide soignant·e·x à un salaire «normal» (déjà peu valorisé et faible), un EMS peut s’offrir de la main d’œuvre gratuite via des civilistes qui seront rémunéré·e·x·s par leur assurance perte de gain. La seule dépense étant contenue dans la solde, les frais de déplacement ou de logement et dans la nourriture à fournir au civiliste.
Le service civil crée ainsi une économie de main d’œuvre quasi gratuite dont dépendent aujourd’hui certaines associations ou institutions qui comptent dans leur équipe, quasiment en permanence, un·e·x ou plusieurs civiliste(s). On a ainsi légalisé un modèle de travail et de rémunération illégal dans n’importe quel autre cadre. Le même principe régit de multiples stages.
Tout n’est pas à jeter !
Le service civil, dans sa forme actuelle, constitue la possibilité d’obtenir un emploi d’une certaine durée garanti par l’État. Un jeune précaire qui n’a pas d’options à court terme peut se tourner vers le service civil en évitant les fluctuations du marché tout en économisant ses frais d’assurance maladie (LaMal) car pris en charge par l’assurance militaire. De plus, si on se réfère aux statistiques du service civil de 2022, on peut voir que les domaines du travail social (51,4 %), de la santé (15,7 %) et de l’instruction publique (14,3 %) représentent 81,4 % des jours de service effectués durant cette année. Le travail des civilistes est donc dans sa vaste majorité un travail de care à forte utilité sociale.
Pour nombre d’entre elleux, et ce particulièrement pour les futurs universitaires, le service civil constitue la seule occasion d’expérimenter ces domaines. Il est une introduction temporaire à des secteurs délégués historiquement aux personnes sexisées.
Les tâches prises en charge par les civilistes sont également des domaines que notre camp politique cherche à revaloriser, à développer et à partager collectivement. Le vieillissement de la population et la nécessaire transition climatique vont par ailleurs élargir ces domaines. Remplacer l’obligation militaire par un travail socialement utile représente un projet politique pertinent, bien que le service civil actuel ne le soit pas pour les raisons citées précédemment.
La stratégie de la droite libérale pour renforcer l’armée en prétendant défendre le service civil
Le service civil fait l’objet de batailles entre le camp réactionnaire d’un côté, qui le juge trop « attractif » et donc menaçant pour les effectifs de l’armée, et la gauche pour les raisons évoquées ci-dessus.
C’est dans ce contexte qu’intervient la proposition de réformer le système actuel, avec l’initiative populaire fédérale pour un service citoyen, actuellement au stade de la récolte de signatures, dont le dépôt doit avoir lieu pour la fin du mois d’octobre 2023.
À première vue, l’initiative a tout pour séduire : placer au centre du système de service de milice non plus la défense de la Suisse mais le service au bénéfice de la collectivité et, en plus, de l’environnement ; mettre sur le même pied service militaire et service civil ou autre forme de service de milice ; permettre à tout le monde de servir la collectivité, peu importe son genre, et mettant ainsi fin au modèle patriarcal du citoyen-soldat.
Il faut y regarder de plus près pour constater que cette initiative est problématique en de nombreux aspects, que ce soit notamment d’un point de vue antimilitariste, féministe, antiraciste, anticapitaliste ainsi que de protection des droits individuels fondamentaux. Plutôt que de reléguer le service militaire au second plan, elle assure au contraire la préservation voire l’augmentation de ses effectifs actuels, déjà bien trop importants.
Le texte de l’initiative fixe en effet que «l’effectif réglementaire est garanti pour les services d’intervention en cas de crise, en particulier pour l’armée et la protection civile», ce qui verrouille la possibilité de réduire drastiquement les effectifs de l’armée, et laisse aux autorités le soin de définir l’effectif réglementaire quand la situation s’apparente à une « crise ». Avec la multiplication et l’intensification des effets des dysfonctionnements du capitalisme – dérèglement climatique, pandémies, accroissement des inégalités, conflits armés, etc. – et le contexte belliqueux du moment notamment avec la guerre en Ukraine, on ne doute pas que cet article de loi soit utilisé par la droite pour imposer une augmentation du nombre de recrues dévolues à l’armée.
L’augmentation des effectifs de l’armée se dessine aussi avec l’obligation pour toute personne de nationalité suisse, sans distinction de genre, d’effectuer le service citoyen. Embrigader massivement les personnes figurant comme « femmes » à l’état civil permettra d’augmenter l’effectif, tout en lui apposant un vernis inclusif / progressiste, pour la rendre moins contestable. C’est d’ailleurs ce à quoi s’emploie la direction de l’armée depuis plusieurs années en mettant en avant la présence de femmes dans l’armée, comme cela a été décrit dans l’article «Femmes dans l’armée, égalité ou domination» du numéro 424 ↗︎.
Derrière l’apparente égalité de servir la collectivité, se dévoile le projet de la droite de leur imposer d’effectuer du travail (souvent sous-payé) supplémentaire, sans s’attaquer sérieusement aux inégalités salariale et sociales, aux violences sexistes et sexuelles et à la division genrée du travail. Sans compter que les personnes sexisées effectuent actuellement la très grande majorité du travail non-rémunéré et servent donc déjà la collectivité bien plus que les personnes actuellement obligées d’effectuer le service militaire ou civil.
Le texte de l’initiative ne s’arrête pas là dans le renforcement des inégalités. Il prévoit la potentialité d’imposer ce service citoyen à la population sans nationalité suisse, qui en plus de ne pas disposer du droit de vote et d’éligibilité pour défendre leurs intérêts, et effectuant souvent les travaux les moins valorisés et rémunérés, devraient travailler quasiment gratuitement «pour servir la collectivité».
Élargissement du front du dumping
Avec l’obligation d’effectuer un service de milice pour les personnes « femmes » à l’état civil, voire pour les personnes de nationalité étrangère, le nombre de civilistes suivra une hausse très importante. L’initiative va accroître la problématique de la main d’œuvre sous-payée car, avec l’augmentation du nombre de civilistes, les autorités pourront encore diminuer le financement de domaines essentiels comme la santé et le travail social en remplaçant certain·e·x·s employé·e·x·s par des civilistes meilleur marché. Cela occasionnera dans le même mouvement une pression vers le bas pour les salaires du personnel de ces secteurs déjà très faiblement rémunérés.
Même les droits fondamentaux risquent d’être menacés avec le service citoyen car le texte de l’initiative ne prévoit pas formellement la possibilité de choisir entre service militaire et service citoyen, les deux options existent mais il n’est pas dit qu’il y a un droit à choisir. Ainsi, si l’effectif réglementaire n’est pas jugé suffisant, des personnes pourraient être enrôlées de force dans l’armée sans possibilité d’y échapper. C’est notamment en l’absence de ce statut d’objecteur de conscience et de choix que le Service Civil International (SCI), qui œuvre pour du volontariat dans l’intérêt public, s’oppose à l’initiative.
Contre ce projet émanant de la droite libérale – Verts libéraux, Centre et PLR de certains cantons, etc., il est nécessaire de défendre une société avec une réelle responsabilité collective plutôt qu’une exploitation généralisée sous un vernis modernisateur et inclusif.
Avec le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), luttons pour l’abolition du service militaire et de l’armée, et pour l’instauration par exemple d’un service civil ouvert à touxtes avec un revenu et un accompagnement bien plus important qu’actuellement. À l’heure du renforcement des bellicismes et des hausses massives de budgets militaires, il est fondamental de refuser les projets qui consolident l’armée malgré leur emballage séduisant.
Teo Frei Clément Bindschaedler