Femmes dans l’armée: égalité ou domination?
L’armée suisse, obsédée par son image publique, tente depuis plusieurs années d’incorporer des femmes dans ses rangs afin de redorer son blason au prisme de l’égalité hommes-femmes. Qu’en est-il réellement pour celles qui choisissent de la rejoindre ?
Actuellement, la conscription obligatoire ne concerne que les personnes enregistrées comme hommes à l’état civil. Néanmoins, les personnes enregistrées comme femmes peuvent faire une demande spéciale afin de rejoindre cette dernière. L’armée suisse peine néanmoins à convaincre puisque les femmes représentaient en 2022 seulement 1,4 % des effectifs.
Pourtant, ce chiffre augmente chaque année grâce à la propagande militaire. Cette dernière repose particulièrement sur un principe qui régirait son fonctionnement : l’égalité hommes-femmes. Si on écoute sa communication, l’armée serait une utopie gender-blind, où l’on traite indistinctement les soldats et les soldates.
Le recrutement, première instance d’exclusion des femmes
La chercheuse Stéphanie Monay a consacré sa thèse de doctorat à la question des femmes dans l’armée suisse. Ses premiers constats concernent le recrutement, étape initiale et décisive concernant la formation et la carrière militaire. L’institution repose sur un modèle de masculinité viril ainsi que sur une vision traditionnelle des rôles de genre, pensés comme essences indépassables. Ce modèle crée une hiérarchie sociale au sein de la troupe selon les capacités physiques et guerrières de cette dernière.
Ce principe se retrouve dès le recrutement où les tests physiques représentent le seul critère qui déterminera la future fonction du/de la soldat·e et son placement au sein de cette pyramide sociale (les tests psychologiques ne servent qu’à réformer, pas à qualifier). Au sommet, les fonctions belliqueuses et les plus physiques tel que les grenadiers, à sa base les fonctions associées à la «féminité» tel que les troupes sanitaires.
Reprenant cette vision, les recrues féminines volontaires cherchent généralement à intégrer les fonctions valorisées. Elles font alors face à une double barrière. Premièrement, l’institution rappelle aux femmes qu’elles sont par essence plus faibles physiquement que les hommes et les dirige activement vers les fonctions «féminines». Deuxièmement, le recrutement n’est pas adapté aux femmes, mais reprend simplement le modèle masculin existant. Du fait de socialisations, notamment sportives, différenciées entre hommes et femmes, ces dernières sont désavantagées par l’« égalité de traitement » des tests physiques du recrutement et se voient souvent exclues des fonctions prestigieuses.
La sexualité, responsabilité féminine
Au-delà des discours biologisants et infériorisant de l’armée, la chercheuse relève que cette dernière fait peser un soupçon sexuel sur les femmes, qui apporteraient avec elles la sexualité dans la caserne, ainsi que la charge de régler ce «problème».
L’armée attend ainsi une auto-contrainte des femmes afin qu’elles «ne posent pas problèmes». Les règles varient entre casernes et écoles de recrues mais peuvent inclure l’interdiction du maquillage, des bijoux, etc. ainsi que la séparation physique des femmes (bâtiments non-mixtes pour femmes par exemple).
Une autre mesure que la chercheuse relève dans la majorité des casernes consiste à garantir la présence de deux supérieur·e·s au minimum lors des contrôles en chambre (contrôles quotidiens de la bonne tenue des chambres) ou lors d’entretiens. Ceci a pour but avoué non pas d’éviter les agressions sexuelles de la part des supérieur·e·s, mais bien de prévenir ces dernier·ère·s de fausses accusations, quand bien même les réelles agressions sont monnaie courante.
Les estimations de l’armée étasunienne tablent que 8,4 % de ses effectifs féminins ont subi une agression sexuelle pour la seule année 2021. Une enquête réalisée au sein de l’armée suisse entre janvier et mars 2023 (publication prévue fin 2023) devrait éclairer la situation helvétique. Néanmoins, les multiples articles de presse qui relatent ces agressions, malgré un muselage médiatique de l’armée, ne laissent pas présager une meilleure situation en Suisse.
La sexualisation des femmes, élément constitutif militaire
La sexualisation des femmes est pourtant une pratique commune et essentielle à la «culture» militaire, même lorsque celles-ci sont absentes physiquement. À l’armée on parle des femmes sur le registre des rumeurs sexuelles. Puisque le sexe est considéré comme avilissant par l’institution, ces bruits de couloir portent généralement sur une femme externe à la caserne (ou à la section) qui se serait «tapé toute la caserne», acte dégradant par excellence et donc projeté sur l’extérieur/l’autre. Ces rumeurs, omniprésentes dans les conversations, servent de rappel à l’ordre aux femmes et rappelle le coût social, exclusivement féminin, attaché à l’activité sexuelle.
La chercheuse relève, par ailleurs, qu’afin de se délier du stigmate de la «putain» qui circule en permanence, les femmes reproduisent ce discours pour s’en distancer elles-mêmes. Cette reproduction passe par une typologisation des motivations féminines à rejoindre l’armée. Existe selon cette logique deux catégories de femmes : celles qui viennent à l’armée dans une perspective de projet (personnel, professionnel), catégorie dans laquelle les interviewées se placent, et celles qui viennent à l’armée dans la recherche de partenaires sexuels. Néanmoins, ces tactiques ne prémunissent pas les femmes d’une sexualisation systématique par leurs homologues masculins.
L’égalité sur le papier, le sexisme sur le terrain
L’égalité hommes-femmes revendiquée par l’armée suisse peine face à la réalité du terrain. L’institution les intègre dès le premier jour dans une perspective d’infériorité biologique indépassable. Néanmoins cette intégration, déjà différenciée, dans ce bastion masculin est effectuée à contre-cœur par l’armée. Les femmes dérangent et on le leur fait savoir en les accusant d’amener avec elles la sexualité, perçue comme profondément problématique. La responsabilité de cette sexualisation leur incombe quand bien même ce phénomène est constitutif de la culture militaire qu’elle soit mixte ou exclusivement composée d’hommes.
Stéphanie Monay fait par ailleurs un dernier constat: «Il est […] frappant de constater à quel point nos enquêtées ne développent nullement, dans le cadre de leur expérience dans un monde d’hommes, une ‹ conscience de genre ›. Le régime de genre dans lequel elles s’engagent, l’armée suisse, n’est pas remis en question, de même que la domination masculine plus généralement […]. Les rapports sociaux de domination sont ainsi renforcés, et le régime de genre que représente l’armée participe alors à la reproduction de l’ordre social.» Loin de subvertir, l’armée renforce le genre comme système social.
Quelles revendications ?
La revendication principale concernant l’armée reste bien évidemment son abolition et non pas sa féminisation. Les travaux de Stéphanie Monay sont essentiels à un moment où la droite bourgeoise souhaite étendre l’obligation de service aux personnes enregistrées comme femmes à l’état civil au nom de l’«égalité des devoirs».
Niveler par le bas et imposer un service militaire abrutissant, humiliant et violent à l’entièreté de la population ne sert que les intérêts de la bourgeoisie à laquelle l’institution militaire fournit une (ré)éducation nationaliste mais également patriarcale. L’armée valorise la supériorité masculine, la violence et fournit à ses hommes une arme de guerre à domicile : cocktail explosif qu’on retrouve impliqué dans les féminicides suisses.
L’accès aux armes est un facteur décisif dans les violences domestiques comme le relève un rapport de la Confédération sur le sujet: «Du point de vue de la prévention des infractions de violence domestique […], il est judicieux de restreindre l’accès aux armes. Des solutions purement techniques de sécurisation des armes […] pourraient bien s’avérer insuffisantes dans le contexte de la violence domestique, d’une part parce qu’une arme à feu sécurisée peut encore être utilisée comme moyen de pression et, d’autre part, parce qu’il ressort de la recherche que, en ce qui concerne les ‹ intimicides › (meurtre consommé de la partenaire ou du partenaire intime), l’acte criminel est dans une majorité de cas planifié […] ».
Une revendication immédiate, et préconisée par ce même rapport, pourrait consister en une restriction sévère de l’accès aux armes. Le stockage des armes au domicile est une ineptie justifiée par le besoin d’une « mobilisation rapide » de la troupe. Bien pâle justification face aux violences perpétrées par ces armes mais également face aux vols de ces dernières.
En effet, chaque année, une centaine d’armes de service disparaissent dans la nature. Sur cette centaine, une vingtaine est retrouvée chaque année. Pour les 80 restantes, l’armée promet «tout [mettre] en œuvre pour prévenir les pertes». Affirmation rassurante au possible lorsqu’on parle de fusils d’assaut automatiques…
Clément Bindschaedler