Pour un féminisme du 21e siècle en lien avec les luttes d’émancipation sociale

Cette résolution a été adoptée par le Congrès de solidaritéS des 23 et 24 septembre 2016

La question féministe est souvent encore abordée, y compris dans nos rangs, comme un supplément d’âme qui permet de répondre aux « besoins » des femmes d’être « présentes » dans la discussion. A cela s’ajoute l’idée rebattue, le sentiment faussement partagé, que l’imaginaire politique du féminisme semble mort ou du moins fortement tari en Occident. Ainsi, les questions que soulève le féminisme sont-elles le plus souvent reléguées dans des groupes ad hoc, avec peu ou pas d’interactions avec le mouvement dans son ensemble. Les femmes 1 redeviennent ce faisant « un groupe autre, à part » alors même que le genre avait été l’instrument pour penser les femmes dans le cadre de rapports sociaux de domination impliquant des hommes et des femmes et visant surtout à rendre visible ces rapports.

A cela s’ajoute le fait que, si les hommes et les femmes peuvent admettre plus ou moins aisément, du moins parmi nous, que les femmes subissent le sexisme engendré par le patriarcat, ils-elles le dénient souvent dans la réflexion sur les modes d’organisation et les pratiques de leurs propre mouvements. Ainsi, la gauche radicale n’a-t-elle guère avancé dans ses tentatives de faire échec aux pratiques sexistes au sein même de ses organisations.

La nécessité de proposer un texte sur le positionnement féministe de solidaritéS s’inscrit bien entendu toujours dans l’exigence renouvelée de comprendre les formes de discriminations spécifiques et combinées dont les femmes sont l’objet et de proposer des répertoires d’action pour les combattre. Mais elle s’ancre aussi et peut-être surtout dans la conscience acquise des bouleversements qu’a connu l’engagement féministe au cours de ces vingt ou trente dernières années et des nouvelles questions qui surgissent et auxquelles cet engagement spécifique est aujourd’hui confronté face notamment à l’émergence de nouvelles subjectivités et de nouveaux sujets.

L’usage même du mot fait problème. Tout d’abord dans les pays du Sud, où, même si des mouvements féministes indigènes existent depuis des décennies, une certaine forme de ce « féminisme » dominant a pu être compris et vécu, parfois même violemment, comme un reflet de la domination coloniale et impérialiste, notamment lors de guerres impérialistes comme en Afghanistan.

En Occident aussi, où à mesure que les discours féministes ne sont plus portés par un mouvement comme dans les années 70 – 80, ceux-ci ont pu parfois se muer en un signifiant creux, servant à légitimer toutes sortes de scénarios politiques qui ne promeuvent ni la justice sociale ni la « justice de genre ». Ceci sans compter les attaques et le dénigrement constants contre les mouvements féministes par les mouvements conservateurs et réactionnaires qui ont toujours chercher à créer une image ‘hystérique’ et caricaturale des militantes et des revendications féministes. A ceci s’ajoute la nouvelle vague masculiniste décomplexée (dont Eric Zemmour représente en France l’un des hérauts) qui contribue à rendre de plus en plus acceptable, voir légitime, le rejet de tout combat pour l’égalité.

Et pourtant, plus que tout autre, sans doute, le féminisme ne peut se penser que comme la fusion d’une théorie critique et d’un mouvement social et politique, qui s’inscrit dans une tradition de luttes visant à renverser un « ordre produit et établi ». 

Dans les années 1968, le « nouveau mouvement féministe » envisageait la libération comme un processus dialectique : pas de libération des femmes sans libération des opprimé·e·s dans leur ensemble et pas de libération des opprimé·e·s sans libération des femmes. Son objectif était de se poser en ferment d’une alliance contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression (de genre, de classe, de « race » 2), ne serait-ce que parce que bon nombre de femmes les subissaient toutes à la fois. L’articulation nécessaire du combat contre la domination masculine et les autres formes de domination, du féminisme avec les luttes de classe, de libération nationale, avec celles de l’immigration, de la jeunesse, des gays et lesbiennes, etc., était la pierre de touche du mouvement des femmes. Les féministes matérialistes ont ainsi contribué à penser l’imbrication des dynamiques d’oppression ; plus tard, ce sont les afro-féministes qui en seront les principales théoriciennes jusqu’à la conceptualisation de l’intersectionnalité.

Depuis les années 80, ces positions radicales ont largement marqué un repli dans la société dans son ensemble. Avec le « tournant néolibéral » et la « mondialisation capitaliste », qui ont placé le mouvement social sur la défensive, le féminisme « insurrectionnel » a cédé progressivement du terrain à ce que la sociologue états-unienne Nancy Fraser (« Féminisme et capitalisme : une ruse de l’histoire », solidaritéS, nº 187), appelle le « féminisme dompté », qui invite les aspirations féministes à trouver une (petite) place dans la construction normative du capitalisme néolibéral, réduisant «  la radicalité transformatrice du féminisme » (Vanden Daelen, Féminismes en mouvement. Des suffragettes aux alter-féministes, 2009, cadtm.org.).

Il faut ajouter à cela une « ONGisation » de ce féminisme dompté, qui rend ses objectifs de plus en plus dépendants de ses bailleurs de fonds. Il est devenu ainsi normal de penser les objectifs du féminisme en termes de participation des femmes aux institutions politiques et économiques existantes ou de simple égalité de droits, et d’abandonner ce faisant toute perspective de transformation radicale de la société. Or, comme l’a écrit Eleni Varikas (« Réflexion critique sur la demande de parité des sexes », Nouvelles Questions Féministes, 1995) :  « il ne suffit pas de faire ‹ fonctionner › la société avec ‹ des femelles › aussi, si on ne touche pas aux conditions qui font des femmes et des hommes des dominants et des dominés »

Ainsi, dans le même temps qu’il s’est en partie institutionnalisé, le féminisme a pu être plus facilement instrumentalisé par le pouvoir, tout d’abord en ne contestant pas sa compatibilité avec le néolibéralisme. Dans ce sens, les politiques sociales-libérales, voire conservatrices, ont pu défendre des mesures de parité cosmétiques dans le domaine du travail, non pas dans une perspective de renversement des stéréotypes de genre et de justice sociale, mais bien pour piocher dans la main d’œuvre féminine afin de faire tourner la machine capitaliste. Cela n’implique pas, bien entendu, que nous devrions nous opposer aux mesures visant à faciliter l’accès des femmes au marché du travail, mais que nous devrions en comprendre la dynamique dans sa globalité. En effet, ces mesures visent bien souvent à servir les intérêts de la classe dominante sous couvert de droits des femmes.

Ainsi, en est-il également de l’exigence de la parité des sexes au sein des institutions (récemment encore, la Commission fédérale pour les questions féminines appelait à « voter femmes », en vidant cette consigne de tout contenu politique ; solidaritéS nº 274).Aussi légitime soit-elle, cette exigence est ainsi dissociée de la participation effective des exploité·e·s et opprimé·e·s à la vie politique, qui impliquerait une modification profonde du fonctionnement de celle-ci. 

Aujourd’hui, la revendication de l’égalité formelle semble remplacer la tension vers l’égalité substantielle, vers un horizon émancipateur dont les promesses restent à réaliser ici comme ailleurs. Et pourtant, ici les prises de position des unes et des autres sur l’élévation de l’âge de la retraite des femmes, sur l’extension des heures d’ouverture des magasins, ou sur le remboursement de l’avortement, montrent bien que la « solidarité » entre femmes s’arrête là où les intérêts partisans et de classe s’affirment.

Combien y a-t-il d’employés peu qualifiés, d’ouvriers, d’immigrés, de précaires – femmes ou hommes – dans les parlements ? La représentation politique de ces catégories majoritaires, fortement discriminées, est-elle d’ailleurs concevable sans mettre en cause le salariat sous-payé, aux horaires flexibles, et précaire ? Est-elle possible sans rompre avec la démocratie représentative, où l’égalité des candidat·e·s et des élu·e·s est une fiction au regard de leur inégalité sociale ? Est-ce possible sans mettre en cause le fonctionnement même de l’Etat, comme instrument de domination séparé de la société ? Et faute de pouvoir apporter des réponses – au moins dans l’immédiat – à ces questions, est-on bien certain·e·s de les avoir gardées présentes à l’esprit ?

Un certain féminisme a été aussi enrégimenté de façon évidente pour servir la « guerre des civilisations », promue largement au lendemain du 11 Septembre 2001, et que nous avons vu relancée en France, suite aux attentats de janvier et novembre 2015, mais aussi en Suisse, avec les campagnes de l’UDC contre le voile et les minarets, avec les politiques qui confondent défense de la laïcité avec lutte contre l’islam, avec les appels de féministes historiques aux femmes migrantes les invitant à adopter « nos valeurs », cherchant ainsi à « sauver les femmes malgré elles et contre leur gré ». Ainsi, les femmes « racisées » issues de l’immigration sont-elles « sommées d’interagir » avec la société européenne, comme si elles n’en faisaient pas partie (Delphy, « Beauvoir l’héritage oublié », Travail, Genre et société, 2008). Les premières à souffrir de cette instrumentalisation sont bien souvent les femmes musulmanes, et plus particulièrement les femmes musulmanes voilées, désignées comme bouc émissaire. Ainsi, tandis que l’UDC propose d’interdire la burka dans l’espace public au Tessin, ou le voile à l’école en Valais, une partie de l’extrême droite commence à se poser en défenseur des femmes et des personnes LGBTQI, contre les populations musulmanes, dénoncées et essentialisées comme sexistes et homophobes. 

L’alibi de la libération des femmes pare donc d’un vernis démocratique, non seulement les aventures néocoloniales, mais aussi la stigmatisation des immigré·e·s non européens (réputés plus machistes et violents), et le renforcement de l’Etat pénal. Il se nourrit de l’idée trompeuse, qu’en Occident, « l’égalité est acquise » (les diverses campagnes « Women against feminism » semblent l’attester), mettant ainsi en opposition des sociétés occidentales idéalisées, apparemment exemptes de sexisme et des sociétés musulmanes essentialisées, décrites comme archaïques et oppressives. Par ce tour de passe-passe, le sexisme est nié, parce qu’imputé à l’« autre ».

En outre, les questions les plus subversives de l’égalité substantielle et de l’émancipation sociale, portées par le féminisme, ont été ces dernières années en partie désamorcées. Si cela ne peut bien entendu être imputé aux féministes, la responsabilité de celles d’entre elles qui adhèrent peu ou prou à l’idée d’une promotion individuelle progressive des femmes dans le cadre des institutions économiques, sociales et politiques existantes, ne doit pas être négligée. Ne sont-elles pas « comptables », comme l’écrivait Christine Delphy, de ce qu’on fait de leur lutte ? Le patriarcat et le capitalisme ont en effet une extraordinaire capacité d’adaptation ; l’instrumentalisation actuelle et la récupération de certaines revendications féministes dans le cadre des politiques néolibérales, qui accroissent de facto les inégalités entre les femmes, sont l’un des exemples les plus manifestes de cette plasticité. 

Par ailleurs, « l’universel féminin », qui tend à faire de l’expérience des femmes occidentales issues des classes moyennes ou supérieures la « situation universelle de l’oppression de toutes les femmes », sans parler de la validation du « choc des civilisations », semble s’être substitué à cette idée cardinale selon laquelle l’oppression des femmes traverse toutes les formes d’oppression et se combine avec elles. Dans leur majorité, les femmes sont en effet des salariées subalternes, moins bien payées, plus précaires, et bénéficiant de retraites plus réduites. Etant aussi en charge de la plus grande part des tâches domestiques, elles sont les premières touchées par le démantèlement de l’Etat social. Elles sont donc nombreuses à vivre une discrimination sexuelle démultipliée par leur position de classe, sans parler des circonstances « aggravantes » liées à l’immigration, à la couleur de la peau, à la religion, à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre, etc. 

Dès la fin des années 1980, des courants du féminisme radical ont déplacé la focale sur les différences entre les femmes en termes d’expérience, de subjectivité, d’identité sociale. Elles se sont intéressées aux rapports de pouvoir entre les femmes elles-mêmes (classes, « races », statuts, pratiques sexuelles). Elles ont construit, ce faisant, les jalons d’une critique globale du féminisme dominant, c’est-à-dire occidental, sur lesquels ce texte propose de se positionner.

Il est grand temps de réactiver les promesses émancipatrices du féminisme, alors que semble disparaître, derrière le lissage d’un féminisme en partie récupéré, «politiquement correct», le bienfondé de l’articulation nécessaire des luttes pour la libération des femmes et pour l’émancipation de tous les opprimé·e·s. Il s’agit ainsi de renouer avec un féminisme anticapitaliste en questionnant les fondements de notre société patriarcale, de classe, néocoloniale, etc., pour saisir l’intrication de ses formes de domination. 

Pour un féminisme inclusif

Les femmes ne constituent pas un groupe homogène en tant que telles : à l’oppression de genre peuvent venir s’ajouter des discriminations et des stéréotypes spécifiques basés sur la race, la classe, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, le handicap, etc. Evoluant dans des strates et contextes sociaux différents, les femmes forment en effet une catégorie sociologique hétérogène aux intérêts souvent divergents, selon qu’elles cumulent et combinent ou non les discriminations susmentionnées, comme le montre bien la perspective « intersectionnelle » dans les approches féministes. Intégrant les relations croisées des oppressions de genre, de classe et de « race », cette perspective permet en effet de comprendre que, si l’expérience du sexisme fonde un dénominateur commun à toutes les femmes, la forme et le degré de leur oppression diffèrent largement selon la position de chacune dans le monde du travail, sa couleur de peau, sa nationalité, son orientation sexuelle, etc., et qu’il existe dès lors également des rapports de domination entre femmes. Comme le disait la féministe Audre Lorde, figure emblématique du mouvement afro-féministe, nous ne pouvons mener des luttes isolées, basées sur une seule oppression, car nous ne vivons pas des vies articulées autour d’une seule question. 

Et pourtant, le fait d’appartenir au genre féminin ne constitue-t-il pas un élément d’identité individuelle et collective qui fait que les femmes appartiennent bel et bien à un groupe défini par une hiérarchie sociale fondée sur la différence sexuelle ? Cela n’oblige-t-il pas à penser tout à la fois les rapports de domination patriarcaux comme un mécanisme spécifique, mais aussi à penser le genre en fonction des autres rapports de domination – de classe, de « race », d’orientation sexuelle, etc. – et vice versa ? 

Si l’on veut lutter sérieusement pour l’émancipation des femmes, il faut non seulement mettre en question le patriarcat mais aussi l’exploitation du travail, l’impérialisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, et toute autre forme d’oppression articulée à la société capitaliste, qui établit des hiérarchies et distribue des privilèges. Le principe du féminisme  intersectionnel postule en effet que les rapports de domination ne peuvent être expliqués et combattus  en laissant de côté une forme ou une autre de discrimination/rapport de domination. Le concept même de féminisme intersectionnel prend donc en compte la pluralité des oppressions qui se combinent aux dépens d’une personne ou d’un groupe : ainsi, une femme « racisée », appartenant à une classe sociale défavorisée subira une oppression non seulement de genre, mais également de race et de classe, et son interaction avec la société sera déterminée par la combinaison de ces oppressions. Le féminisme intersectionnel part du principe que l’on ne peut demander aux individus et groupes sociaux de se défaire de la pluralité des facteurs qui constituent leur identité et conditionnent leurs luttes et rapports sociaux. Il postule également qu’un individu ou un groupe social peut se situer du côté des dominants dans certains contextes et des dominés dans d’autres : leurs interactions sociales sont ainsi conditionnées par une combinaison d’oppressions et de privilèges. 

Ce n’est pas un hasard si le concept même d’intersectionnalité a été développé par le mouvement afro-féministe dans les années 1980, notamment par des auteures comme Angela Davis (Femmes, race et classe, 1981) ou Kimberlé Crenshaw. Ces activistes sont parties de l’observation que les expériences des femmes noires avaient été complètement négligées par les mouvements féministes, qui ne se préoccupaient que de celles des femmes blanches, de même que par les mouvements antiracistes, qui avaient mis l’accent sur la position des hommes noirs. Les femmes noires, de par leur position à l’intersection de ces deux formes de domination, se trouvaient donc exclues de la réflexion de la plupart des mouvements contestataires. 

Crenshaw part du postulat que les expériences sociales se trouvent à l’intersection de plusieurs formes de domination et, bien que cela soit souvent le cas, les pratiques politiques des mouvements féministes, anticapitalistes et antiracistes semblent s’effectuer en vase clos, sur des terrains mutuellement exclusifs, d’où la nécessité d’une approche inclusive. Il faut aussi noter que le marxisme a développé les prémisses d’une vision intersectionnelle, notamment dans les réflexions qui s’inscrivent dans la tradition de Gramsci, et qui s’intéressent aux rapports sociaux structurants de « race » et de genre sans les subordonner aux rapports de classe. Pour autant, comme le relève Kevin Anderson, pour Marx lui-même « la race, la classe et le genre étaient des catégories concrètes qui s’entrecoupaient et parfois fusionnaient dans un mode révolutionnaire » (« Karl Marx and Intersectionality », logosjournal.com). Pour illustrer la conjonction des discriminations qui touchent certains groupes de femmes, on prendra pour exemple les politiques d’austérité, mais aussi la remise en cause du droit à disposer librement de son propre corps, dont l’impact concerne non seulement la plupart des femmes de façon plus importante, mais plus encore les migrantes, les femmes « racisées », etc.  

Il s’agit donc d’affirmer la nécessité d’un « féminisme contextualisé tant dans les processus locaux que globaux découlant des crises systémiques dans les domaines de l’économie, du care, de l’écologie et de l’éthique », et d’un féminisme inclusif, conçu comme un instrument de lutte contre la domination masculine, l’exploitation du travail, le racisme et l’hétérosexisme, qui interagissent tous ensemble sur « la réalité concrète de femmes concrètes » (Montero, « Des différences avec les hommes aux différences entre les femmes : déplacements du sujet », solidaritéS, nº 230).  

A Un féminisme postcolonial 

Le féminisme hégémonique a non seulement été incapable – quand il n’a pas explicitement refusé – de saisir les relations entre sexisme et racisme, mais il a également contribué à exclure les couches sociales « invisibilisées » ou précaires de son agenda militant. Le cas d’école est bien sûr celui des sans papiers, en particulier des femmes parmi eux (51 %, selon les estimations disponibles en Suisse ; solidaritéS, nº 288), chargées, contre un maigre salaire et sans assurances sociales, d’une partie du travail domestique non rémunéré des femmes des « classes moyennes » (toutes les formes du care et du travail ménager dans son ensemble). Ainsi, certaines femmes ont-elles pu échapper, au moins dans une certaine mesure, au surtravail qui découle du partage inégal des tâches domestiques, tandis que d’autres – migrantes, sans statut légal, « racisées », etc. – ont été assignées à un statut particulièrement précaire. Il est également bon de souligner que ce déchargement du travail domestique sur des femmes au statut précaire s’exécute en lieu et place d’un démantèlement des stéréotypes sexistes qui concentrent le travail domestique dans les mains des femmes : l’oppression de genre demeure et s’y mêle une oppression de classe et de race – une autre défaite du féminisme hégémonique. 

Nancy Fraser et Gary Cutting écrivait à ce propos : « le féminisme hégémonique d’aujourd’hui a adopté une approche qui ne peut atteindre la justice même pour les femmes elles-mêmes. Le problème est que ce féminisme s’est focalisé sur le fait d’encourager les femmes éduquées provenant des classes moyennes à ‹ briser le plafond de verre › – en d’autres termes, à gravir les échelons de l’entreprise. Par définition donc, les bénéficiaires ne peuvent être que des femmes de la classe professionnelle managériale. En l’absence de changements structurels de la société capitaliste, ces femmes ne peuvent que bénéficier du fait de s’appuyer sur d’autres femmes en se déchargeant de leur travail domestique et de care sur des bas salaires, précaires, payés à des femmes racisées et/ou migrantes. Ainsi il ne peut s’agir d’un féminisme pour toutes les femmes ! » (« A Feminism Where ‘Lean In’ Means Leaning On Others », opinionator.blogs.nytimes.com)

Il existe donc bel et bien des rapports de pouvoir entre les femmes elles-mêmes, déterminés certes par la combinaison d’autres formes de domination, qu’il s’agit non seulement de reconnaître et de questionner en fonction de la place de chacune dans la société, mais aussi d’intégrer à une pensée féministe radicale afin de comprendre comment ces expériences distinctes, diverses et multiples interagissent et se mêlent dans le contexte des relations capitalistes. Si les femmes subissent toutes l’oppression patriarcale, elles n’en vivent pas toutes les mêmes manifestations et n’expérimentent donc pas les mêmes formes de domination. Le féminisme postcolonial et l’afro-féminisme ont été parmi les premiers à poser les jalons d’une critique radicale du « cadre de référence féministe-libéral ». Celui-ci domine en Occident au nom d’un « universel féminin » qui promeut des stratégies d’émancipation clés en main et prétend gommer les clivages découlant de l’impact inégal d’autres formes d’oppression. Ils ont également permis de réfléchir aux modes d’organisation spécifique, qui répondent notamment  à la situation concrète des femmes occidentales et du Sud. Le féminisme postcolonial revendique ainsi la multiplicité des formes de luttes concrètes des femmes du Sud, qui se sentent – et sont –à l’étroit dans les catégories définies par le féminisme hégémonique. 

Dans ce cadre, on signalera la naissance de « féminismes islamiques », qui vont à l’encontre de l’idée que « toute lutte et tout engagement pour l’émancipation passeraient nécessairement par une mise à distance du religieux » (Ali, « Penser l’émancipation par le religieux : à propos des féminismes islamiques », solidaritéS, nº 220). Car le « retour du religieux », s’il contribue généralement à renforcer les idéologies patriarcales, peut aussi, dans certains cas, encourager la lutte pour l’émancipation en favorisant notamment la solidarité au sein d’un groupe « racisé », mais aussi en permettant d’exprimer des aspirations en rupture avec l’ordre dominant. Dans les pays occidentaux, les femmes musulmanes portant le hijab sont victimes de harcèlement et d’agressions islamophobes dans l’espace public. Les stéréotypes pleuvent sur elles : aux préjugés sexistes s’ajoutent ici les préjugés islamophobes, qui les infantilisent, les perçoivent comme « la cinquième colonne » du patriarcat, voire comme des vecteurs de l’intégrisme et du terrorisme, dont les mouvements et mobilisations intrinsèques sont dénigrés par une bonne partie du féminisme dominant. 

L’apparition de nouveaux sujets et de nouvelles questions a cependant permis de dessiner les contours d’un féminisme radical et inclusif en construction, non seulement dans les pays du Sud, mais aussi en Occident, en permettant de penser l’émancipation autrement. Ainsi en va-t-il aussi de l’écoféminisme, qui est apparu et s’est développé d’abord dans les pays du Sud, victimes de la surexploitation capitaliste et de nouvelles formes d’accumulation par dépossession.

B Un féminisme rejetant l’hétérosexisme

La critique radicale de l’hétéro-normativité fait aussi partie de ces nouveaux sujets et priorités d’un mouvement féministe radical et inclusif, qui vise à reprendre à son compte les revendications de celles-ceux qui vivent des orientations sexuelles et des identités de genre minoritaires, non normatives, et cherchent à les articuler aux autres perspectives de lutte pour l’émancipation. 

L’évolution de la reconnaissance des droits des minorités est un parcours jalonné de contradictions contreproductives. Il suffit de mettre à jour les divisions opérées au sein de ces luttes pour se rendre compte de l’impact des politiques impérialistes sur la destruction « inconsciente » de l’auto-émancipation des minorités. Le mouvement LGBT, né de l’insurrection des Drag Queens lors des émeutes de Stonewall (1969), est corrélé à l’essor d’autres mouvements de luttes minoritaires tels que le « Mouvement de Libération des Femmes » et le « Black power », sur fond de jeunesse révolutionnaire contre la guerre du Vietnam. Les premiers partisans de la libération homosexuelle sont  par ailleurs souvent issus des différentes formes du marxisme. Alors que la sous-culture homosexuelle est principalement le fait d’hommes gays et qu’ils ont la mainmise sur les associations, un certain activisme lesbien se sépare du mouvement LGBT et réussit à surgir dans les milieux féministes, à l’instar des « Gouines rouges » qui rejoignent le « MLF », avec en ligne de mire la libération des corps et un changement radical de société visant à renverser la bourgeoisie, le patriarcat, le capitalisme et l’hétéronormativité.

Cependant, un clivage se crée entre militantes féministes lesbiennes et hétérosexuelles, ces dernières faisant le jeu diviseur du patriarcat lesbophobe. De plus, alors qu’elles se battent pour les causes féministes telles que le droit à l’IVG, les lesbiennes radicales reprochent à juste titre aux féministes  de ne pas défendre les luttes lesbiennes et de ne pas mettre en avant l’hétérosexualité comme stratégie du pouvoir patriarcal contre les femmes.  Mais le clivage ne se limitera pas à la division entre féministes hétérosexuelles et féministes homosexuelles, ou féministes cisgenres et féministes transgenres. 

Le début du 21e siècle voit déjà naître un discours de plus en plus « intégrationniste » au sein des mouvements LGBT, sacrifiant la « libération homosexuelle » et les fronts révolutionnaires sur l’autel de la normativité par l’acquisition des « mêmes droits pour tous et toutes ». L’heure n’est alors plus à la lutte contre le système dominant oppresseur, mais à l’intégration de la communauté LGBT dans ce-dit système hétérocentré et patriarcal. La division raciale et la division des classes n’ont pas tardé à émerger dans les mouvements féministes et LGBTIQ. Cela se traduit concrètement aujourd’hui par un racisme de plus en plus marqué au sein de la communauté LGBTIQ et par une volonté de domination du féminisme occidental dominant sur l’émancipation des femmes « racisées ». Alors que la lutte pour le mariage pour tous ravive les tendances conservatrices et réactionnaire à travers l’Europe, l’on voit de plus en plus de groupe LGBT naître dans ces mêmes partis d’extrême droite, quand bien même ils leur restent hostiles. 

La lutte longtemps ignorée des demandeurs d’asile LGBTIQ a été mise en lumière en 2015 au sein des organisations LGBTIQ. De plus en plus de personnes viennent chercher asile en Europe, fuyant les discriminations, persécutions et condamnations pénales fondées sur leur orientation sexuelle et/ou leur identité de genre. Il est temps de lutter pour la reconnaissance effective du droit d’asile et pour la naturalisation facilitée des personnes et couples LGBTIQ. Or la Suisse affiche encore un zéro dans ce domaine. La dominante bourgeoise LGBTIQ est devenue elle-même l’oppresseur qu’elle a combattu sans relâche ces dernières années. Sur la victoire du droit d’être, elle sacrifie les luttes contre le sexisme, le racisme et le classisme. L’exemple le plus flagrant est l’homonationalisme rampant mis en avant par des gouvernements européens impérialiste et neocolonialistes qui cherchent à manipuler la communauté LGBTIQ  pour la dresser contre l’arrivée des personnes migrantes, stigmatisées comme homophobes. A croire qu’ils en oublient que contrairement à la croyance populaire, l’égalité LGBTIQ est loin d’être un fait accompli en Europe. 

Aujourd’hui, le mariage est le seul dispositif légal qui assure la protection des enfants et du groupe familial sous toutes ses formes. Toutefois, en Suisse comme dans d’autres pays occidentaux, cette protection n’est toujours réservée qu’aux couples hétérosexuels mariés, rendant ainsi vulnérables les enfants des familles non conventionnelles, qu’elles soient monoparentales, recomposées, partenariées ou concubines. Alors qu’aujourd’hui encore, les jeunes LGBTIQ en Europe présentent 2 à 5 fois plus de risque de tentative de suicide, sont toujours victimes de discriminations au sein même des écoles et qu’un centre d’urgence a vu le jour à Genève afin d’héberger ces jeunes qui se retrouvent exclus du domicile familial, l’on voit bien que l’homophobie populaire est toujours bien présente en Occident.

Pionnière en 1997 avec l’introduction du PACS, aujourd’hui la Suisse continue de stagner et se retrouve depuis plusieurs années à la traîne de la lutte pour la défense des droits des personnes LGBTIQ en Europe. Le dernier rapport de l’ILGA MAP Europe 2016 paru le 17 mai met clairement en lumière un fossé toujours plus large entre les Etats progressistes, ceux qui « tiennent toujours debout » et ceux qui s’enfoncent dans le rejet des minorités LGBTIQ. Les pays les plus avancés dans la défense et la protection des droits des personnes LGBTIQ sont ceux-là mêmes qui, à travers une lutte radicale et inclusive, sont les premiers à avoir adopté une législation visant à condamner les discriminations basées non seulement sur l’orientation sexuelle, mais également sur l’identité de genre, incluant donc les personnes trans* et intersex*. En Suisse, ces personnes, qui sont les plus visibles, et donc stigmatisées et victimes de violences sont perpétuellement sacrifiées afin de promouvoir une image « acceptable », « lisse », conforme aux attentes « d’intégration » de la dominante patriarcale et hétérosexiste, de façon à gagner des victoires d’étapes a minima pour les personnes homosexuelles. Des initiatives parlementaires actuellement en cours de négociation devraient déboucher sur des avancées majeures pour les personnes homosexuelles, telles que l’ouverture au mariage et à l’adoption de l’enfant du-de la conjoint·e, ainsi que le renforcement de la protection des personnes homosexuelles contre les discours et les actes de haine. Mais malheureusement ces textes de lois excluent les personnes trans* et intersex*, en ne faisant référence qu’à l’orientation sexuelle et non à l’identité de genre. Il n’est plus temps d’être complaisant. La passivité de la Suisse ne fait que donner du poids aux voix conservatrices qui tentent de saper les acquis des luttes LGBT (à l‘instar du PDC qui a tenté en début d’année de graver dans notre constitution le fait que le mariage est strictement l’union d’un homme et d’une femme).  

Racisme, sexisme, classisme, homo-transphobie font le jeu des gouvernements par une logique normative, sécuritaire et nationaliste. Un féminisme radical doit oser la critique, par exemple, de l’égalité des genres et du mariage pour toutes et tous en y opposant un discours d’abolition du mariage et des genres, bref du système patriarcal capitaliste sous toutes ses normes. L’émergence de nouveaux mouvements radicaux reprenant les filiations de Stonewall, prêts à unifier les luttes contre toutes les oppressions et discriminations est la seule réponse possible à la division opérée au sein des mouvements féministes et lesbiens par l’impérialisme et le capitalisme occidentaux. Les féministes doivent voir dans le lesbianisme et les transidentités, un véritable mode de vie et de lutte radicaux. Un féminisme radical et inclusif se doit de poser la question des discriminations multiples subies par les femmes lesbiennes, bi*, et trans* qui en font aujourd’hui peut-être l’avant-garde du féminisme. 

C Un féminisme anticapitaliste 

Hal Draper écrivait « lorsque les classes et secteurs exploités de la société surgissent à la vue par en bas et occupent la scène publique en période de crise et de chambardement, les forces sociales qui militent contre le sexisme tendent à se développer fortement. Dans des conditions de confrontation sociale, toutes les idées sociales sont accompagnées d’un point d’interrogation ; et l’état des droits des femmes n’y fait pas exception » (solidaritéS, nº 123). 

Hélas, de nos jours, au sein de la gauche radicale, il reste toujours difficile de défendre qu’il ne doit pas y avoir de mise en concurrence des oppressions à combattre. A cela s’ajoute, comme nous l’avons déjà vu, une tentative de récupération des combats féministes par les secteurs dominants dans le but de les aseptiser, de les dépolitiser, de les individualiser, leur enlevant ainsi toute charge subversive, tout en s’en servant comme légitimation d’un système qui a pour fondement le patriarcat et la domination de classe ; les déclarations récentes en faveur de l’égalité salariale en Suisse, qui a réuni femmes de droite et de gauche au coude à coude, dans une apparente « union sacrée » féministe, était en réalité condamnée à l’impuissance dans un cadre consensuel de ce type. 

Il devient au contraire plus impérieux que jamais de combiner toujours plus étroitement lutte féministe et lutte de classe, dans la mesure où le capitalisme profite directement du travail non-rémunéré des femmes, qui contribue à réduire le coût de la force de travail. Comme le souligne Yayo Herrero, « le capitalisme ne pourrait pas survivre s’il devait payer la reproduction sociale, si exigeante en main-d’œuvre » (« Décroissance juste et écoféminisme », solidaritéS nº 204). Le travail non rémunéré des femmes sert donc avant tout le système capitaliste. La régulation du travail domestique se fait à travers l’institution de la famille ; « une institution antisociale », comme la définit Sarah Farris après Michèle Barrett et Mary McIntosh, puisqu’elle implique la constitution d’une sphère « isolée » et autonome qui privatise l’éducation des enfants et le travail de reproduction des femmes. En bref, la famille « reproduit essentiellement les valeurs du capitalisme : primauté de l’individuel sur le collectif et propriété privée » (« Reflections on the “Anti-Social Family” », Academia.edu, 2015). Elle redevient même aujourd’hui l’une des valeurs « sûre » de la société capitaliste, en renvoyant les femmes – en particulier les mères – à la sphère privée, tout en les enjoignant à se mettre au travail.

En Suisse, plusieurs évolutions récentes pointent dans cette direction : les attaques contre le droit à l’avortement (votation du 9 février 2014) ; la limitation extrême du congé maternité (conquise en 2005 au niveau fédéral, l’allocation maternité, qui couvre la perte de gain après l’accouchement, n’est que de 14 semaines) ; l’inexistence d’un congé paternité (la plupart du temps 1 jour) ou d’un congé parental, rendant par là plus difficile une reprise du travail de la mère. On parle même aujourd’hui du « plafond de mère » pour rendre compte de cette réalité. Les statistiques internationales semblent aussi confirmer la régression du nombre de femmes exerçant une activité professionnelle qui seraient passées, selon la banque mondiale, de 57 % à 55 % durant ces vingt dernières années. En 2014, en Suisse, 20,2 % des femmes, mères d’enfant(s) de moins de 25 ans, étaient sans travail professionnel, contre 4,4 % des pères dans la même situation ; 82,5 % des femmes en couple, avec un enfant de moins de 15 ans, travaillaient à temps partiel, contre 13,3 % des pères (solidaritéS, nº 246).

Par ailleurs, sur le total des personnes sous-employées, c’est-à-dire des salarié·e·s à temps partiel qui souhaiteraient augmenter leur taux d’activité, 75 % sont des femmes. Des temps partiels contraints donc, dont le nombre augmente lorsqu’elles se mettent en couple, puis à l’arrivée d’un enfant, tandis qu’ils diminuent à l’inverse pour les hommes, lorsqu’ils deviennent pères (solidaritéS, nº 282). En outre, le marché du travail et les normes qui dictent l’attitude à adopter dans l’exercice d’un emploi sont conçus dans les termes hérités du modèle de l’homme, pourvoyeur de l’essentiel du revenu familial, qui s’investit sans partage au détriment des charges familiales, dont les « externalités négatives » doivent être réduites au maximum. Les inégalités vécues par les femmes sur le marché du travail et dans l’activité professionnelle ne renvoient donc pas seulement à des discriminations causées par le partage inégal des tâches domestiques et la persistance de certains stéréotypes, mais elles découlent aussi de la valorisation exclusive d’un modèle d’engagement « genré » auquel les femmes devraient se conformer. La simple potentialité de la maternité est déjà un facteur de discrimination dans l’accès à l’emploi, à plus forte raison quand celui-ci est particulièrement valorisé par la hiérarchie de l’entreprise. L’investissement différencié dans le travail domestique et le manque de structures d’accueil extrafamiliales pèsent également sur la possibilité même d’articuler une vie professionnelle et familiale, avec une différence de taille en termes de variables d’ajustement, les femmes disposant des ressources économiques nécessaires pouvant en effet externaliser une part de ce travail domestique en le déléguant à d’autres femmes. 

Le fait d’avoir une famille est aussi l’un des facteurs d’inégalité sociale entre femmes, qui distingue clairement celles qui s’appuient sur le travail d’autres femmes pour faciliter leur ascension sociale, précisément de celles qui pourvoient ce travail précaire mal rétribué. Dans le même ordre d’idées, selon des études récentes, la promotion socioprofessionnelle d’un nombre plus important de femmes tend à accroître la différenciation sociale parmi elles, favorisant aussi la formation de couples privilégiés, socialement plus homogènes, au sein des classes moyennes supérieures, ce qui contribue à son tour à l’accroissement des inégalités sociales entre groupes familiaux (solidaritéS, nº 281). Il est intéressant de noter à ce propos que l’écrasante majorité des personnes sans statut légal (près de 90 %) exercent une activité lucrative en Suisse, dont la moitié dans des ménages privés (jusqu’à 70 % dans les cantons romands).

Le capitalisme actuel se fonde sur une « féminisation » accrue du marché du travail, au sens où il implique l’augmentation des bas salaires et de la précarité, qui touche autant les femmes que les hommes, avec un caractère évidemment plus marqué pour les femmes. Ainsi, selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, en 2012, les femmes formaient encore la majorité des personnes vivant au–dessous du seuil de pauvreté en Suisse, disposant d’un revenu de moins de 2200 francs par mois pour un·e adulte seul. Surreprésentées parmi les bénéficiaires de l’aide sociale ou des prestations complémentaires AVS, les femmes demeurent ainsi les premières victimes de la concentration des revenus et de la fortune, que ce soit pendant la vie active ou après la retraite. En Suisse, l’écart salarial entre hommes et femmes se situe toujours aux environs de 20 % (solidaritéS, nº 288). Les femmes y constituent le 70 % des salarié·e·s touchant moins de 4000 francs par mois (solidaritéS, nº 245). En ce qui concerne le projet Berset, qui prévoit une révision combinée des 1er et 2e piliers, ainsi que des économies importantes sur l’AVS, il devrait impacter massivement les femmes. Non seulement parce qu’il leur sera demandé de travailler un an de plus, mais aussi parce qu’elles sont déjà fortement discriminées sur le marché du travail, et que leurs revenus inférieurs, liés notamment aux temps partiels imposés, au décrochage professionnel lié à la maternité et à la discrimination salariale directe et indirecte sont reproduites par le système de cotisations individuelles du 2e pilier : les femmes touchent ainsi une moyenne de 18 000 francs par an, contre 32 400 francs pour les hommes. Alors qu’un traitement plus égalitaire des retraité·e·s nécessiterait avant tout une répartition plus équitable des gains de productivités entre les sexes et les classes durant la vie active, le renforcement de la retraite par capitalisation résulte d’un choix politique diamétralement opposé. 

A cette condition sociale dégradée des femmes sur le marché du travail viennent s’ajouter des violences toujours plus manifestes (mobbing, harcèlement sexuel, agressions et viols), en particulier envers des femmes fragilisées (mères célibataires, migrantes, etc…). De surcroît, le confinement d’un grand nombre de femmes dans la sphère privée les rend plus vulnérables à l’égard des violences sexistes au sein de la famille : en 2014, une étude indiquait qu’en Suisse, une femme décède chaque deux semaines suite à des violences exercées par son conjoint ou ex-conjoint, et que une femme sur cinq a été victime de violences physiques ou sexuelles dans le cadre familial (solidaritéS, N° 249).

Quel féminisme au sein de notre mouvement ?

Bien sûr, la mise en cause de l’oppression des femmes implique la déconstruction d’un mécanisme social intimement liée au capitalisme. Car si l’oppression des femmes est bien antérieure à lui, cela ne l’a pas empêché de se l’approprier et d’en modeler les formes concrètes actuelles, structurées aussi autour d’autres oppressions, notamment nationale, néocoloniale, de « race », etc. Si l’on considère que le combat féministe doit favoriser l’auto-organisation des opprimées, comme toutes les luttes d’émancipation, cela implique aussi que cette organisation se fasse de manière inclusive en combinant l’ensemble des oppressions croisées subies par les femmes. Cela nécessite donc d’abandonner une vision univoque de cette émancipation. 

Toutefois, les milieux militants anticapitalistes, antiracistes, et même féministes, ne sont pas immunisés contre les modes de pensée et d’action forgés par les systèmes d’oppression qu’ils combattent. Les militant·e·s défendant un féminisme radical doivent aussi questionner la « théorie du privilège », qui demande à chacun·e d’examiner sa légitimité à participer à telle ou telle discussion en fonction des avantages dont il-elle peut bénéficier. S’il faut absolument que les luttes soient menées en première ligne par les premières personnes concernées, qui doivent, si besoin est, s’organiser entre elles et avoir accès pour cela à des espaces « protégés » (non-mixtes) de l’oppression qu’elles combattent, il faut prendre garde à ne pas tomber dans la mise en concurrence des oppressions, où les plus habilités à prendre la parole ne peuvent être que les plus opprimés, réduisant les autres à un rôle passif. La « théorie du privilège » peut aussi mettre l’accent exclusif sur les handicaps individuels, favorisant par-là les logiques d’émancipation personnelle, qui tendent à invalider un engagement collectif en vue de changements sociaux. 

La lutte contre le capitalisme et les autres formes d’oppression avec lequel il fait aujourd’hui système pose évidemment le problème de l’organisation. De ce point de vue, il paraît légitime d’interroger le mouvement autonome des femmes en fonction des autres formes d’oppression qui déterminent en même temps la vie sociale de l’écrasante majorité d’entre elles. S’agit-il de favoriser la « mixité organisationnelle » ou l’autonomie organisationnelle et politique des luttes féministes ? Quels types d’organisations défendons-nous ? La question reste ouverte et dépend des circonstances, même si, de manière informelle, les structures de solidaritéS ont opté jusqu’ici pour la mixité, tout en défendant certaines discriminations positives (parité, prises de parole favorisées, etc.).  A cela s’ajoute des questions liées aux pratiques mêmes de notre organisation qui doivent être réfléchies. Ainsi en est-il de la gestion des prises de parole dans les assemblées, dans l’invitation d’oratrices à nos conférences, débats ou universités de printemps (à notre dernière université de printemps, les invitées représentaient moins d’un tiers des invités et mise à part le premier soir, aucune femme n’était invitée dans les plénières) ; mais aussi à la nécessité pensée de chercher à recruter des femmes, et en particulier des jeunes femmes, « racisées » et précarisée en priorité pour un mouvement qui en manque cruellement et dont les instances de direction sont gérées quasi exclusivement par des hommes (ceci expliquant peut-être cela).  

Résolution votée

Depuis près de 50 ans que les années 68 ont renouvelé les termes du débat sur la domination patriarcale et l’« oppression spécifique des femmes » en contribuant à penser l’imbrication des dynamiques d’oppression, et près de 30 ans que les afro-féministes ont conceptualisé l’intersectionnalité partant de la situation concrète des femmes concrètes, le féminisme a dû se confronter aux nouveaux visages du néolibéralisme. En effet, la précarisation du travail, la privatisation des biens communs, la marchandisation de la vie quotidienne et le transfert croissant des tâches de care aux familles et sa transnationalisation, ont eu des conséquences distinctes et plus marquées pour les femmes. 

En même temps, le nouvel ordre capitaliste a favorisé l’oubli, la ringardisation, voire le discrédit des luttes collectives du passé : le dénigrement du féminisme des longues années 1968 et avec lui des apports de l’afro-féminisme et du féminisme décolonial participe de ce « lavage de cerveaux ». Il contribue plus que jamais à diviser les opprimé·e·s, à segmenter leurs résistances, à les opposer les un·e·s aux autres. En réponse au vécu de plus en plus difficile de la grande majorité des femmes, les classes dominantes ne cessent de nourrir une idéologie individualisante faisant apparaître les conséquences des rapports sociaux de genre comme des questions « personnelles » que chaque femme doit s’efforcer de régler dans sa sphère privée. 

Il favorise aussi le retour en force des idéologies patriarcales les plus réactionnaires, qui empruntent souvent le langage des fondamentalismes religieux (monothéistes et autres) ou antireligieux. Ces idéologies défendent ouvertement la soumission des femmes aux hommes, et mettent en cause les acquis des combats féministes des décennies passées. Il en va ainsi de la banalisation des violences sexistes, du harcèlement sexuel (notamment dans la rue, à l’école, et au travail), du contrôle accru du corps des femmes (de l’hypersexualisation au voile imposés), de la traite des personnes, du travail forcé qui peut impliquer l’exploitation sexuelle (qui exploite en particulier le statut fragile des réfugiées, des migrantes, etc.), des nouvelles offensives contre le droit à l’avortement, du non respect de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, etc.

C’est pourquoi solidaritéS contribue aux approches radicales et globales élaborées dans les années 1970 et 1980 et développées depuis, prenant en compte les transformations sociales profondes de ces dernières décennies afin de répondre à une série de « nouvelles questions féministes ». Associant étroitement le développement de la pensée et de l’action, solidaritéS encourage la participation de ses militant·e·s au mouvement féministe autonome pour aider à le renforcer dans sa dimension anticapitaliste, écologiste et internationaliste.

1

solidaritéS réaffirme qu’aucune émancipation humaine n’est concevable sans un combat résolu contre l’oppression patriarcale. Pour autant, nous refusons de hiérarchiser les oppressions – de genre, de classe, de « race », de nationalité, de statut, d’orientation sexuelle, etc. – subies par l’écrasante majorité des femmes et défendons pour cela un féminisme inclusif.

2

solidaritéS s’engage à lutter contre toutes les formes de discriminations et d’inégalités à l’encontre des femmes, aggravées par le caractère pluriel et combiné des oppressions qu’elles subissent (inégalités persistantes – voire croissantes – au travail rémunéré et non-rémunéré ; violences, agressions, harcèlements, viols, mutilations ; limitations du droit à l’avortement ou à la contraception ; exclusion de l’espace public, prescriptions vestimentaires, réclusion dans la sphère privée ; exploitation par les réseaux de prostitution, etc.) et contre toutes les idéologies, notamment fondamentalistes religieuses, porteuses de visions du monde et de discours patriarcaux et homophobes. Si nous refusons les discours patriarcaux sur ce que doivent ou ne doivent pas être les comportements des femmes, ce n’est pas pour valider d’autres discours prescriptifs, sur ce que devrait ou ne devrait pas être la conduite des « femmes émancipées ».

3

solidaritéS inscrit son engagement féministe dans la perspective d’une transformation radicale des rapports sociaux visant l’émancipation humaine. Celle-ci exige une compréhension de la position effective des femmes, qui résulte du cumul et de la combinaison de différentes formes d’oppression. Dans le parcours d’une vie, elle commence par l’éducation sexiste et hétéronormée des petites filles et des petits garçons.

La majorité des femmes subissent des rapports sociaux de genre qui se déclinent concrètement en termes de bas salaires, de fonctions subalternes, de contrats précaires et de doubles journées de travail ou de déplacement de l’exploitation vers d’autres femmes (travailleuses domestiques). Ceux-ci sont exacerbés par des politiques étatiques défavorisant la prise en charge des enfants par les pères (inexistence d’un congé parental égalitaire), et une insuffisance et des coûts trop élevés des services publics (prise en charge de la petite enfance, parascolaire, soin aux malades, aux personnes avec un handicap et aux personnes âgées, etc.). Sans oublier les femmes seules avec enfants et les femmes sans activité rémunérée vivant dans l’insécurité économique, qui risquent la dépendance financière et l’isolement. De plus, une activité non rémunérée reste encore aujourd’hui dévalorisée, pour les femmes et pour les hommes. L’accumulation de ces conditions défavorables, amène au statut peu enviable des femmes du quatrième âge. Celles-ci sont souvent confrontées au dénuement, à l’isolement, et à la fragilité extrême, en l’absence de réponse collective et solidaire, dus notamment aux failles de l’AVS.

Ces rapports sociaux de genre interagissent encore avec d’autres formes d’oppression, liées notamment à la nationalité, au statut légal, à la couleur de la peau, à la religion, etc. Dans cet ordre d’idées, le foulard est devenu aujourd’hui l’enjeu d’un discours excluant à l’égard des femmes musulmanes qui souhaitent le porter et s’exposent ainsi à des brimades supplémentaires. Ces discriminations confrontent également, de manière différente, la communauté LGBTQI.

4

Le caractère pluriel et combiné de l’oppression des femmes dans le cadre d’une société marquée par l’exploitation du travail, le patriarcat, la xénophobie, le racisme, l’homophobie, la transphobie, etc. implique que nous devons porter une attention spécifique à la résultante inégale de ces multiples oppressions sur la majorité des femmes. Tout projet d’émancipation humaine digne de ce nom, passe par la prise de parole, l’organisation et la lutte collective des opprimé·e·s. Cela vaut plus encore pour les femmes, opprimées parmi les opprimés, dont la libération ne peut faire l’économie d’une prise de parole propre, d’une formulation de revendications spécifiques, d’une organisation séparée ou mixte lorsqu’elles l’estiment nécessaire, d’une prise de responsabilité (en particulier dans les organisations mixtes), etc.

solidaritéS s’efforce pour cela d’inscrire les combats sociaux dont il est porteur dans une perspective féministe radicale et inclusive, facilitant ainsi leur engagement dans la lutte. 

5

solidaritéS s’engage à déconstruire systématiquement et radicalement  les stéréotypes de genre, à tous les niveaux : dans nos pratiques quotidiennes, dans nos prises de responsabilités, dans nos écrits, dans nos discours, dans nos luttes.

Afin de définir et mieux coordonner nos priorités dans notre engagement féministe sur l’ensemble de nos terrains d’interventions, notamment dans le mouvement autonome des femmes et dans les commissions féminines des syndicats, solidaritéS développe des groupes de travail « FéministeS en lutte » aux niveaux local et interrégional. Nous veillons à ne pas « ghettoïser » ce travail d’élaboration et d’intervention, mais aussi à ne pas donner à ces groupes des rythmes tels qu’ils empêcheraient de fait les militant·e·s impliqué·e·s dans ce travail à participer activement au mouvement autonome des femmes ou aux autres domaines d’intervention de solidaritéS. Les groupes de travail de solidaritéS portant sur les questions de rapports de genre et les luttes LGBTIQ ont la possibilité, après accord entre les groupes des différentes sections, de soumettre des propositions relatives aux questions abordées dans la présente résolution à la CIR.

6

solidaritéS s’efforce de développer les instruments politiques et organisationnels appropriés pour faciliter l’intégration effective des femmes dans le mouvement, leur prise de parole (écoute empathique, calcul du temps de parole), et leur participation aux décisions en favorisant la parité à tous les niveaux, notamment au niveau des candidatures aux élections, des postes de secrétaires, des instances nationales et locales, du comité de rédaction du journal, des groupes de travail, des assemblées générales (avec alternance président–-présidente), etc. 

Parmi les mesures proposées figure notamment, de manière non exhaustive : 

  1. Ateliers non-mixtes pour l’auto-détermination des femmes, par exemple à travers des ateliers de prise de parole en public ; 
  2. Charte antisexiste développée par les principales concernées, soumise pour adoption aux assemblées générales.
  3. Charte antisexiste développée par les principales concernées, soumise pour adoption aux assemblées générales.

7

solidaritéS renforce son engagement et sa présence dans les organisations syndicales et associatives, mais aussi dans les coordinations nationales et internationales qui intéressent le plus directement les luttes des femmes, les combats féministes et les mobilisations LGBTIQ. Nous devons donner à cet engagement une priorité et une consistance nouvelles afin d’augmenter et de renforcer son impact et sa visibilité. 

8

solidaritéS cherche à tisser des liens avec d’autres groupes féministes et des groupes de défense des droits des LGBTIQ qui se reconnaissent dans les valeurs fondamentales. Conscient de l’importance du mouvement autonome des femmes, solidaritéS encourage ses militantes à y participer – selon leur disponibilité et motivation personnelle – et à aider à construire, en son sein, un pôle anticapitaliste, antiraciste et écologiste. Dans la mesure où la Marche mondiale des femmes (MMF) répond à ce critère par son programme et ses actions, les militantes de solidaritéS sont invitées à renforcer au niveau local, national et international ce réseau féministe.

9

solidaritéS se penche activement sur la question du travail du sexe/prostitution, notamment en organisant des conférences ou des points politiques dans les assemblées, dans le but de se positionner au plus vite dans ce débat.

10

solidaritéS constate la division dans le système capitaliste entre le travail salarié et le travail domestique et reproductif traditionnellement assuré par les femmes. Si la part du travail salarié a augmenté pour les femmes, elles assurent toujours la majeure partie du travail non salarié en plus. Il devient toujours plus fréquent qu’une partie de ce travail, dans les classes plus aisées, soit assurée par des femmes venant d’ailleurs, migrantes, sans papiers, à des conditions précaires et des très bas salaires. Face à cette situation, solidarités se doit de s’engager à deux niveaux, en collaboration avec d’autres acteurs : 

  • agir pour améliorer les conditions de travail et de salaire des femmes, travailleuses domestiques et dans le domaine care,
  • s’engager à favoriser le développement  de conditions qui permettent un meilleur partage du travail domestique et reproductif entre hommes et femmes.

11

Outre les questions économiques, l’exclusion des femmes de l’espace public demeure une question très actuelle. Ainsi, de par un aménagement urbain inadapté (notamment pas assez de toilettes publiques, trop peu d’éclairage en périphérie, une quasi inexistence des transports publics de nuit), des publicités sexistes qui tapissent les murs des villes, mais également des agressions multiples (harcèlement de rue, violences, etc.), la rue reste un espace hostile auquel les femmes n’ont pas accès au même titre que les hommes.

Ces violences que les femmes subissent dans l’espace public – leur rappelant qu’elles n’y sont pas les bienvenues – vont de pair avec une société promouvant la culture du viol, c’est-à-dire un système de pensée et de représentation banalisant, excusant, allant même parfois jusqu’à érotiser le viol.

En étant reléguées à l’espace privé, les femmes sont donc soumises à une injonction d’invisibilisation. solidaritéS prête une attention particulière tant aux dynamiques matérielles qui tendent à l’exclusion des femmes, qu’aux représentations patriarcales qui fondent cette exclusion.