Un mouvement anticapitaliste, féministe et écologiste pour le socialisme du 21e siècle
Nous publions ici le texte d’orientation générale débattu et adopté lors de notre Congrès interrégional des 14—15 mars 2009.
1. Une nouvelle phase du capitalisme
Le mot d’ordre central de «résistance au néolibéralisme», qui avait pu rassembler des secteurs significatifs de la société «en panne de gauche» dans le courant des années 90, est un projet politique notoirement insuffisant. En réalité, il est incapable d’inspirer une résistance cohérente – sur le long terme – à la régression sociale, démocratique et environnementale en cours, parce qu’il refuse de tirer les conséquences politiques essentielles d’une telle orientation. Dans la période historique actuelle, il est en effet tout à fait vain – et d’ailleurs de moins en moins crédible – de prétendre résister au néolibéralisme sans défendre une perspective de rupture avec le capitalisme. Et corollairement, il est inconcevable de prôner une rupture avec le capitalisme sans tenter de redessiner concrètement, en partant des potentialités de la société actuelle, les lignes de force d’un projet socialiste pour le 21e siècle. C’est sur ces deux non-dits que vient de plus en plus buter aujourd’hui la «gauche antilibérale». solidaritéS doit en tirer pleinement les leçons.
Après trente ans d’hégémonie croissante des politiques néolibérales, les acquis des «Trente Glorieuses» ont été sérieusement amputés. Les «moins de 40 ans», qui avaient tout au plus 10 ans lorsque Thatcher a accédé au pouvoir en Grande-Bretagne, n’ont pratiquement pas de souvenirs de cette période… Pour les «moins de 50 ans», ce sont des souvenirs d’enfance! En effet, la prétention qu’une économie capitaliste d’aujourd’hui, dans le cadre de la globalisation en cours, puisse cohabiter avec un Etat social paraît tout à fait utopique.
Ceci est un «fait d’expérience», reconnu très largement, indépendamment des explications que chacun-e peut en donner: l’institutionnalisation de la solidarité est devenue incompatible avec «les besoins des marchés». L’universalisation des politiques d’inspiration néolibérale, et le fait qu’elles sont menées de la même façon par des gouvernements de droite comme de «gauche», montre aussi qu’il s’agit de tendances de fond.
«There is no alternative», disait Margaret Thatcher, et elle n’avait pas tout tort, à condition d’ajouter: «si l’on accepte le cadre du capitalisme». C’est pourquoi celles et ceux qui prétendent défendre les acquis de la population, sans parler de nouvelles réformes démocratiques, sociales ou environnementales, et ne veulent pas remettre en cause les logiques mêmes du capitalisme, paraissent chaque jour plus désarmés.
L’apauvrissement du monde du travail Il ne fait guère de doute que nous sommes entrés dans une nouvelle phase historique du capitalisme, marquée par une augmentation substantielle de la part des richesses créées dévolue au capital. Celle-ci a vu le jour en réponse à la baisse des taux de profit qui avait marqué la dernière phase des Trente Glorieuses: elle répondait donc à des impératifs «non négociables» de la part du système, qui ont été imposés suite à une série de défaites infligées aux salarié-e-s et aux peuples du tiers-monde.
Elle s’est traduite concrètement par une baisse relative des salaires, par la réduction des mécanismes de redistribution des revenus (au moyen de l’impôt et des assurances sociales), par les privatisations et dérégulations des services publics, et a conduit à une importante augmentation des inégalités, du chômage et de la pauvreté.
Baisse de la part des salaires
De 1982 à 2005, la part des salaires dans le PIB de la plupart des pays n’a cessé de décliner, passant de 67,5% à 61,5% pour l’ensemble des pays du G7, et de 66,3% à 58,1% pour l’Europe. Aux États-Unis, ce phénomène a été atténué par l’augmentation massive des hauts salaires (entre 1980 et 2005, la part du revenu national perçue par le 1% des salarié·e·s les mieux payés est passée de 4,4% à 8%!). Comme l’explique M. Husson, «Les gains de productivité ne reviennent plus aux salarié·e·s, dont le pouvoir d’achat est bloqué, mais aux profits […]». D’où «un rétablissement spectaculaire du taux de profit moyen à partir du milieu des années 1980», mais sans reprise des investissements, puisque ces gains sont principalement distribués sous forme de profit financier (Un Pur capitalisme, Lausanne, 2008, chap. 1).
Les quelques acquis des Trente Glorieuses sont aujourd’hui remis en cause, alors que la productivité du travail devrait permettre de les compléter et de fortement les développer. Ils sont devenus insupportables pour le capital, parce qu’ils pèsent sur sa rentabilité, tout comme le fait qu’une fraction importante des travailleurs-euses, en particulier dans les services publics, ne soit pas directement soumise aux rapports capitalistes et donc, que la finalité de leur travail ne soit pas le profit mais des prestations aux usager-ères. Les droits sociaux et la sécurité sociale sont attaqués, parce que le capitalisme mondialisé est désormais incapable de les intégrer dans son «projet». Une partie importante des salarié-e-s potentiels est privée de travail: l’emploi capitaliste est rare et de plus en plus précarisé. Les conditions de travail se dégradent, les rapports de travail sont de plus en plus autoritaires, hiérarchisés, verticalisés par l’obsession du contrôle. L’aliénation des travailleurs-euses se renforce, leur force de travail étant de plus en plus marchandisée.
Le critère de plus en plus absolu du profit est seul autorisé à justifier la production: la réponse aux besoins des populations est donc aléatoire. Les inégalités de revenu croissent et forment une pyramide sociale de plus en plus extravagante. Pour un Bill Gates et consorts, des centaines de milliers de personnes doivent accepter la misère et la perte de leurs droits sociaux. Les services publics, pourtant essentiels, sont remis en cause un à un, soit soumis à la concurrence, ce qui les éloigne de leur fonction originelle, soit privatisés lorsqu’ils sont susceptibles de produire du profit, réservant leur accès aux personnes «solvables». La pression de plus en plus intolérable sur les salaires a pour résultat que des franges croissantes de travailleurs-euses tombent dans la catégorie des «working poor», leurs revenus ne leur permettant plus de vivre. Des droits aussi essentiels que le logement leur sont objectivement refusés.
Il se creuse un fossé grandissant entre la tendance à la paupérisation de fractions croissantes de la population mondiale, qui s’illustre actuellement de façon dramatique par une montée de la famine dans de nombreux pays du Sud et une productivité du travail capable de produire toujours plus de richesses. De façon tout à fait absurde, la logique du capitalisme donne même l’impression que ce sont les progrès de la productivité qui génèrent la misère… En réalité, ce système reproduit sans cesse la rareté, transforme l’abondance en pénurie, parce qu’il se nourrit de l’appauvrissement du monde du travail.
Un sytème excluant Le fait que le capitalisme soit incapable d’intégrer dans les rapports de travail la masse des populations contraintes de vendre leur force de travail dans le monde, de répondre à leurs besoins en leur assurant des conditions de vie décentes, en particulier en leur fournissant les moyens de se nourrir, de se loger, de se former, de se soigner, malgré une productivité du travail qui croît sans cesse, doit être considérée comme une tare rédhibitoire. Elle est source de régression sociale et d’augmentation de plus en plus scandaleuse des inégalités.
Un tel système, qui prive des milliards d’êtres humains de tout espoir de progrès et d’amélioration de leur situation, voire même de toute possibilité de former un projet de vie, qui ne parvient plus à entretenir la majorité des populations malgré une exploitation accrue, ou plutôt en raison de celle-ci, ne saurait constituer un avenir pour l’humanité. Cela devrait nous convaincre de poser les vrais problèmes: la production sociale doit être dissociée du profit privé et liée aux besoins des gens; la répartition des ressources doit échapper au diktat des lois du marché.
L’incapacité du capitalisme à intégrer les populations paupérisées a, aujourd’hui, des effets franchement destructeurs. Elle est à l’origine d’une contradiction d’autant plus aiguë que, parallèlement, il ruine les petites exploitations paysannes, artisanales ou commerciales à un rythme accéléré, contraignant des centaines de millions de personnes, privées de leur gagne-pain traditionnel, à grossir les rangs des demandeurs·euses d’emploi et des sans-terre parqués dans des bidonvilles. Autrefois limité aux citadelles industrielles, ce processus est aujourd’hui mondial et démultiplié: «l’armée de réserve des travailleurs·euses», toujours disponibles en fonction des besoins du capital, est d’autant plus importante que les emplois sont rares, ce qui rend les luttes revendicatives plus aléatoires. Avec la réintégration complète de l’ex-bloc de l’Est, de la Chine et du Vietnam au marché mondial, ainsi que la prolétarisation accélérée de la paysannerie asiatique, le nombre de salarié-e-s directement exploitables par le capital privé à l’échelle internationale a pratiquement doublé depuis le début des années 90, passant de 1,5 à quelque 3 milliards aujourd’hui. Ce tournant est allé de pair avec un décloisonnement et une «financiarisation» de l’économie au niveau planétaire: c’est le véritable sens de la globalisation. En réalité, l’espace de valorisation du capital s’est unifié à l’échelle planétaire, ce qui a provoqué une convergence sans précédent des taux de profit et une pression croissante visant à la mise en concurrence généralisée des salarié·e·s.
Doublement de la force de travail mondiale
Dans un article publié le 8 novembre 2004, intitulé «Doubling the Global Work Force», l’économiste US Richard B. Freeman, spécialiste du marché du travail, estimait que, de 1985 à 2000, en raison de «l’effondrement du communisme», de la rupture de l’Inde avec l’autarcie et du tournant de la Chine vers l’économie de marché capitaliste, l’économie globale ne concernait plus seulement 2,5 milliards, mais 6 milliards d’individus. En même temps, il affirmait que la force de travail soumise aux impératifs de ce système économique était passée de 1,46 à 2,93 milliards de personnes
(Harvard University, NBER & London School of Economics).
Cette évolution a cependant sa contrepartie dialectique: la mondialisation et l’extension du travail salarié à l’échelle planétaire renforcent les bases objectives d’une solidarité internationale des travailleurs-euses. En effet, ils-elles subissent partout une exploitation de plus en plus intensive, sans espoir de s’en sortir dans leur propre pays. Cela peut créer des conditions plus favorables pour une lutte d’ensemble, à condition de réussir à en développer les conditions subjectives, ce qui suppose un projet de classe crédible, ainsi que de nombreuses expériences de lutte partagées. L’extension récente du travail salarié au niveau planétaire a été favorisée par les nouvelles technologies qui ont permis d’homogénéiser les savoir-faire. Ce nouvel état de fait a contribué à miner la situation de quasi-monopole dont jouissaient les pays riches d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon en matière de production industrielle, affaiblissant par-là le lien du capital national avec ses entreprises industrielles. Les politiques nationales de l’emploi ont du même coup été moins efficaces, voire inopérantes, ce qui a sapé l’un des piliers de la politique social-démocrate. Les couches privilégiées de salarié-e-s, en particulier au sein des pays industrialisés, s’en sont trouvées fortement affaiblies, dans la mesure où elles ne pouvaient plus garantir durablement leurs acquis. Aujourd’hui, dans le cadre de la mondialisation capitaliste et de la concurrence à tous les niveaux, la «solidarité» nationale des dominé-e-s avec les dominant-e-s devrait tendre à s’éroder, à condition bien sûr qu’un projet alternatif crédible voie le jour pour l’ensemble des travailleurs-euses. Sans cela, les tendances centrifuges, liées aux égoïsmes nationaux, voire régionaux ou corporatistes, continueront à dominer pour le plus grand profit du capital.
De nouvelles contradictions explosives L’évolution du capitalisme a aussi conduit à l’aggravation des inégalités entre les sexes, les groupes sociaux, les secteurs économiques, les régions, les pays et les continents, etc., favorisant les mécanismes de domination, de dépendance, de pillage et de destruction (des régulations environnementales et sociales). Le capitalisme suisse joue d’ailleurs un rôle de premier plan au cœur de ces évolutions, comme le montre par exemple l’implication de Nestlé dans la privatisation de l’eau, ou de l’UBS dans la crise dite des subprimes aux Etats-Unis. De l’ensemble de ces régressions provoquées par les exigences du profit privé découle ainsi un nouvel essor du sexisme, du racisme, mais aussi des soi-disant tensions ethniques ou religieuses – largement portées, en réalité, par des conflits d’intérêts économiques, sans parler de la «guerre sans fin» que conduisent les Etats-Unis et leurs alliés contre tout foyer de résistance au «nouvel ordre mondial», de la Colombie à l’Irak, en passant par l’Afghanistan, l’Iran et la Palestine, n’hésitant pas à recourir au terrorisme d’Etat. Voilà le véritable visage du nouvel impérialisme.
Aujourd’hui, la croissance débridée du capitalisme globalisé perturbe jusqu’aux grands équilibres climatiques, menacés par les émissions croissantes de gaz à effet de serre, qui ont déjà provoqué des catastrophes extrêmement graves. Dans le proche avenir, on peut s’attendre à des tragédies plus meurtrières encore, en particulier aux dépens des régions et des couches sociales les plus pauvres du globe. En effet, les glaciers fondent, le niveau des mers s’élève, la déforestation se poursuit, la biodiversité régresse… Principale cause du réchauffement de l’atmosphère, la consommation de combustibles fossiles entraîne l’épuisement des réserves accessibles de pétrole et de gaz. Les prix de l’énergie explosent, frappant durement les plus pauvres. La ruée sur les agrocarburants vient aggraver la famine dans les pays du Sud et la crise climatique sert de justification aux tentatives de relance d’une filière nucléaire, qui est à la fois une impasse mortelle et une béquille pour tenter de maintenir un modèle de consommation énergétique insoutenable. Désormais, la défense des conditions d’existence du monde du travail implique la contestation simultanée des politiques agricole, énergétique, et donc climatique, du capitalisme mondialisé.
Sur le plan économique et social, de nouvelles contradictions se font jour cependant: l’instabilité du système financier menace ainsi l’économie mondiale de crises répétées. Parce que le capital est en situation de suraccumulation endémique, chaque capital particulier se heurte à des difficultés de rentabilisation croissantes. Chaque travailleur-euse employé doit en effet rentabiliser une masse toujours plus grande de capital, ce qui conduit à une intensification de l’exploitation pour produire une plus-value suffisante: d’où une pression croissante sur les salaires, des délocalisations, etc. Mais il devient aussi de plus en plus difficile d’écouler la production sur le marché sans faire appel au crédit… C’est pourquoi le capital s’engage dans une fuite en avant vers l’endettement des populations, des Etats et des entreprises pour stimuler la consommation. Dans ce cadre, la crise des subprimes aux Etats-Unis a une signification particulière: l’effet boomerang de l’explosion de la bulle immobilière et de sa titrisation incontrôlée (émission de titres sur la dette hypothécaire). Cette situation se traduit aussi par une division et une concurrence accrues au sein des secteurs dominants: entre capital national et capital transnational (mais aussi au sein de chacune de ces sphères), entre investissements productifs et investissements financiers, etc.
Chute tendancielle du taux de profit
La chute tendancielle du taux de profit est au coeur de l’analyse de la dynamique du capitalisme par Marx. Pour lui, la création de valeurs nouvelles dépend du travail, si bien que le poids croissant des autres facteurs de production (bâtiments, machines, matières premières, énergie, etc.) contribue à réduire les profits. C’est pourquoi, si le progrès technique peut donner un avantage concurrentiel à tel ou tel capitaliste, il favorise globalement l’érosion des taux de profit. Le capitalisme cherche donc à contrecarrer cette évolution par l’accroissement du taux d’exploitation de la main d’oeuvre (compression des salaires, augmentation de la durée et de la densité du travail, élévation de la productivité du travail, etc.)
Progrès du capital et contre-tendances Au cours de ces 20 à 30 dernières années, à l’échelle planétaire, les rapports de forces politiques entre les classes ont basculé très nettement en faveur du capital. On se contentera ici de rappeler, pour mémoire, un certain nombre de développements significatifs:
- la mise en place d’un régime d’accumulation à dominante financière (consensus de Washington);
- le démantèlement progressif des Etats providence dans les pays du Nord (en phase avec l’accélération de la construction d’une Union européenne archi-libérale);
- le chantage de la dette et l’imposition de plans d’ajustement structurel (PAS) aux pays du Sud;
- le ralliement des pays de l’ex-bloc soviétique, de la Chine et du Vietnam à l’économie de marché;
- la conversion de la social-démocratie européenne, du Parti des Travailleurs (PT) brésilien et de nombreux courants nationalistes du tiers-monde au libéralisme;
- l’expansion de l’OTAN à l’Est, l’explosion du budget militaire et la brutale offensive des Etats-Unis et de leurs alliés en Afghanistan et en Irak;
- l’impunité sans précédent du régime israélien;
- la montée de tendances autoritaires/sécuritaires, sous couvert de lutte anti-terroriste, n’hésitant pas à justifier la torture et le terrorisme d’Etat;
- stes, voire homophobes, dans la plupart des pays, même si des compromis mollement progressistes ont pu encore être arrachés durant ces dernières années (comme par exemple le partenariat enregistré pour les homosexuel-le-s en Suisse, entré en vigueur en 2007).
Certes, ces défaites des salarié-e-s et des peuples dominés ne sont pas sans contreparties. Sur le plan politique, tout d’abord, des résistances et des expériences politiques et sociales nouvelles se font jour, principalement dans les pays andins (Venezuela, Bolivie, Equateur…), mais aussi, dans une moindre mesure, dans quelques Etats européens. De même, l’intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés en Afghanistan et en Irak a connu de sérieux revers. En même temps, les mouvements altermondialiste, anti-guerre (même s’il est actuellement en difficulté) et «contre le dérèglement climatique» (en Australie, en Angleterre et en Belgique, notamment) ont ouvert des brèches dans la cuirasse idéologique du capitalisme globalisé, sans pour autant faire avancer de façon substantielle des projets de société alternatifs. C’est pourquoi celle-ci continue à corseter largement les modes de penser de nos contemporains.
Il ne faut pas sous-estimer en effet l’ampleur des victoires idéologiques remportées par les classes dominantes depuis les années 80, victoires patiemment préparées par les croisés du néolibéralisme depuis la fondation du Centre International d’Etudes pour la rénovation du libéralisme (1938), qui servira de modèle à Friedrich Hayek et à Wilhelm Röpke pour la Mont-Pèlerin Society d’après-guerre. Ces précurseurs ont su investir une bataille idéologique de longue durée à contre-courant. Nous devons savoir en tirer les leçons…
Cependant, ni les résistances populaires qui lui font face ni le développement de ses propres contradictions n’ont permis jusqu’ici de mettre sérieusement en difficulté les avancées dévastatrices du capital. C’est pourquoi les salarié-e-s et les mouvements sociaux sont confrontés à une nouvelle donne, infiniment moins favorable qu’auparavant, où les foyers de mobilisation, constamment sur la défensive, ont de plus en plus de peine à arracher des victoires, même partielles…
En réalité, les conditions fondamentales de la lutte des classes ont profondément changé, contribuant parfois à déboussoler les militant-e-s les plus expérimentés. Autant de raisons pour relancer une discussion de fond, que ce soit sur l’organisation politique que nous voulons construire, que sur le projet que nous défendons.
Construire une organisation anticapitaliste et anti-impérialiste
Incapables de concevoir un «au-delà du capitalisme», auquel elles avaient renoncé depuis des décennies déjà, les organisations issues de la gauche réformiste (partis, syndicats, etc.) se sont très vite ralliées au néolibéralisme – à son idéologie d’abord, puis aux éléments essentiels de son programme.
Le Manifeste de juin 1999 de Tony Blair et Gerhardt Schröder, intitulé «La Troisième voie – Le Nouveau centre», se revendiquait ainsi d’une social-démocratie «qui a su s’engager non seulement pour la justice sociale, mais aussi pour le dynamisme économique». Son crédo économique: «Pour le plein succès des nouvelles politiques publiques, il faut promouvoir une mentalité de gagnant et un nouvel esprit d’entreprise à tous les niveaux de la société». Moins bavard, Lionel Jospin a agi dans le même sens en engageant un programme massif de privatisations (210 milliards de francs français, de 1997 à 2002)… En Suisse enfin, dès 1972, le soutien du PSS au deuxième pilier plutôt qu’à l’extension de l’AVS, avait certes signalé les «dispositions très précoces» de ce parti à miser sur le «dynamisme économique» contre la solidarité; elles ont été pleinement confirmées depuis lors, notamment par son soutien à la TVA (1991) ou à l’élévation de l’âge de la retraite des femmes (1995)… En réalité, ces forces politiques ne défendent plus des réformes dignes de ce nom: elles ne sont plus réformistes, mais sociales-libérales, c’est-à-dire acquises aux contre-réformes capitalistes, auxquelles elles prétendent parfois encore vouloir donner une coloration «sociale». En réalité, à la façon du Parti démocrate états-unien, elles peuvent certes encore faire la différence avec les conservateurs sur certaines questions sociétales.
Des alternatives au social-libéralisme Il faudrait mettre en évidence les racines matérielles d’une telle capitulation politique, y compris par rapport aux options traditionnellement réformistes des PS des Trente Glorieuses. On se contentera de noter ici que la base sociale de la social-démocratie s’est progressivement transformée, recoupant de façon de plus en plus exclusive les catégories «privilégiées» du salariat (revenus élevés, emplois stables, etc.) ou des couches moyennes (petits entrepreneurs du tertiaire, professions libérales), rangés bien souvent dans la catégorie fourre-tout des consommateurs-trices, au détriment des gros bataillons des travailleurs-euses les moins bien lotis de l’industrie ou des services, qui regroupent aussi l’essentiel de l’immigration. De plus, les sommets de ces partis se sont identifiés de plus en plus étroitement à certains cercles dirigeants de l’économie et de l’appareil d’Etat: en Allemagne, on ne compte plus les notables du SPD à la tête de puissants groupes privés; Newsweek relevait ainsi récemment que l’industrie automobile allemande (226 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) est «la colle qui soude les socialistes et les conservateurs en une force virtuellement impénétrable». Les mêmes évolutions sont à l’œuvre dans le reste de l’Europe: ce n’est tout de même pas un hasard si deux socialistes français sont à la tête respectivement de l’OMC et du FMI. En Suisse, les destins d’administrateur de grande régie, de chef d’entreprise et de politicien-ne social-démocrate s’entrecroisent de plus en plus souvent (quelques exemples: Anita Fetz, responsable de société de conseil en management élue conseillère d’Etat bâloise; Ulrich Gigy, directeur de La Poste et orateur invité à la journée des employeurs 2007; Elmar Ledergerber, fondateur de firme de consulting élu maire de Zurich; Jean-Noël Rey, directeur des PTT jusqu’en 1998, puis administrateur de sociétés, etc.)
Dans un tel contexte, les organisations politiques de la gauche «antilibérale» qui ont émergé dès la fin des années 80 se sont posées d’abord en alternative au social-libéralisme, quelles que soient les différences entre elles. Pour en rester au niveau européen, ce fut le cas de l’Alliance rouge et verte au Danemark (1989), du Parti de la refondation communiste en Italie et du Parti socialiste en Hollande, après l’abandon de ses références «marxistes-léninistes» (1991), de solidaritéS en Suisse romande (1991-93), du Parti socialiste en Ecosse (1998), du Bloc de gauche au Portugal (1999), de l’Alliance socialiste en Grande-Bretagne, ancêtre de Respect (2000), mais aussi plus récemment de la WASG (Alternative électorale travail et justice sociale) en Allemagne (2005) – qui a fusionné avec le PDS pour former Die Linke (2007). En France, ce terrain est resté dominé, sur le plan politique, par le PCF, LO et la LCR; en Espagne, par Izquierda Unida. La plupart de ces forces se sont ainsi trouvées largement en phase, dans un premier temps, avec l’essor des mouvements altermondialiste et anti-guerre (1994-2003). Cependant, face aux effets cumulatifs des victoires sociales et politiques des milieux dominants, qu’il n’était pas possible de contrecarrer sérieusement sans un contre-projet anticapitaliste et anti-impérialiste d’ensemble, ces deux grands mouvements ont depuis lors marqué le pas, conduisant nombre de formations politiques antilibérales à une période de crise et de redéfinition.
Un changement de cap nécessaire Le choix d’une partie de ces organisations de maintenir ou de développer à nouveau des politiques d’alliance électorale, parlementaire, voire gouvernementale – prétendument infléchies à gauche – avec les partis sociaux-démocrates, voire avec des partis bourgeois du centre, les a conduites dans une impasse. En effet, elles se sont rapidement trouvées réduites à cautionner de fait des régressions sociales, démocratiques et environnementales en cascade, au nom d’une politique «du moindre mal». Telle a été très clairement l’option prise par la direction d’Izquierda Unida en Espagne, du PCF en France, ou de la majorité du PRC en Italie, avec les résultats que l’on sait: celle-ci se paie aujourd’hui en termes d’adhérent-e-s, d’enracinement social et… de résultats électoraux. A Genève et dans le canton de Vaud, nos partenaires d’AGT ont suivi un chemin analogue – bien qu’ils aient été apparemment divisés entre une sensibilité «souverainiste» (soutien au «référendum de gauche» contre l’extension de la libre-circulation, défense des salarié-e-s résidents et démagogie anti-frontaliers à Genève) et une sensibilité «gauche plurielle» (liste commune avec le PS au premier tour du scrutin pour le Conseil d’Etat vaudois), les deux options pouvant parfaitement se combiner, comme le montre l’évolution récente du PdT genevois (alliance avec le PS au même niveau qu’avec AGT aux élections fédérales de 2007, appel à une liste unique des forces de progrès à la Constituante genevoise 2008)…
Il ne suffit plus aujourd’hui de dénoncer les tenants du néolibéralisme ou de «la guerre sans fin»; encore faut-il indiquer les chemins politiques d’un véritable changement de cap. Or celui-ci implique une rupture avec le système capitaliste, dont des secteurs significatifs de la société comprennent qu’elle ne passe pas par la victoire de la social-démocratie en Europe, encore moins par celle des Démocrates aux Etats-Unis… Une telle rupture ne découlera pas non plus de l’influence croissante de partis politiques antilibéraux, qui auraient seulement fusionné entre eux pour paraître plus crédibles, sans aucune avancée politique ou programmatique. En effet, il ne faut pas se payer de mots: celle-ci implique la défense cohérente et dans la durée d’un projet anticapitaliste, sa traduction dans des revendications largement audibles et leur jonction avec des mobilisations sociales réelles. Elle suppose donc que l’on donne concrètement la priorité aux batailles politiques et sociales de terrain, en partant des besoins de la grande masse de la population, sur la politique institutionnelle et électorale, non seulement dans nos proclamations, mais aussi dans l’ensemble de nos actes. C’est sur cette voie que doit s’engager résolument solidaritéS.
Nous n’entendons pas par-là qu’il faille renoncer à l’unité d’action la plus large contre les diktats du capital (licenciements, précarisation de l’emploi, dégradation des conditions de travail, baisses de salaires, etc.) ou les politiques de régression sociale menées par les autorités de droite comme de «gauche», bien au contraire. Cependant, l’unité d’action «antilibérale» sur de tels objectifs ne peut se résumer à la constitution de cartels d’organisations, souvent réduits à des accords d’appareils, pour soutenir une initiative, un référendum ou un mot d’ordre de vote. Elle suppose aussi la capacité de mettre en mouvement et d’organiser des forces sociales – en partie nouvelles – dans l’action, sur le terrain des mobilisations, comme l’a montré récemment la lutte exemplaire des salarié-e-s de CFF Cargo. Dans la même optique, l’unification de mouvements politiques antilibéraux, dans la mesure où elle ne rejette pas explicitement les sirènes du souverainisme, de même que toute forme d’alliance parlementaire ou gouvernementale avec la social-démocratie, c’est-à-dire avec le social-libéralisme, loin de stimuler l’unification des travailleurs-euse, favoriserait leur division et leur désorganisation.
3. Redessiner un horizon socialiste
Un projet politique et social pour le 21e siècle, en rupture avec le capitalisme, nécessite un travail d’élaboration théorique, auquel la gauche anticapitaliste internationale et, parmi elle, solidaritéS, ne peut se dérober.
Nous ne sommes pas seuls au monde et il ne fait aucun doute que des militant-e-s font les mêmes constats dans d’autres pays, qu’ils-elles constatent le caractère destructeur de la phase actuelle du capitalisme, l’impossibilité dans ce cadre d’avancer vers le progrès social et humain, d’améliorer durablement les conditions de vie des masses à l’échelle planétaire, de préserver l’écosystème, etc. Il ne fait aucun doute non plus que ces militant-e-s mettent en cause le capitalisme en tant que système et réfléchissent aux contenus d’une société alternative. C’est un processus auquel nous devons contribuer plus activement. En effet, un tel projet ne sortira pas comme par enchantement de la multiplication des mobilisations sociales, aussi nécessaires soient-elles. L’histoire a prouvé qu’elles peuvent s’enliser dans des corporatismes sans lendemain, laissant croire que le cadre actuel serait toujours assez souple pour prendre en compte tous les particularismes, donc les intérêts de chacun-e. Au contraire, une élaboration théorique portant sur la critique du capitalisme réel et la construction d’un projet systémique alternatif donnera sens et perspectives aux mobilisations et aux luttes à venir. Il permettra de renforcer les mouvements sociaux et pourra même représenter un puissant ferment pour des mobilisations, non plus tendues exclusivement vers la résistance au quotidien, mais vers une autre société. Cela suppose que les organisations se réclamant d’un projet de ce type accordent une importance primordiale au travail de réflexion théorique, de débat et de formation des militant-e-s. Le chemin inverse mène au découragement, aujourd’hui partout perceptible.
Bataille idéologique et expériences de lutte Bien sûr, les sujets sociaux porteurs d’un tel projet, de même que les orientations stratégiques et les objectifs de celui-ci, émergeront aussi des milliers d’expériences découlant des potentialités de notre époque, ainsi que de l’imagination, de l’action et des débats collectifs à venir. Il pourra ainsi se montrer capable pratiquement de gagner l’adhésion de larges couches populaires, sur des terrains aussi divers que la démocratie participative, les rapports hommes-femmes, le travail, la consommation et l’échange; l’habitat, les transports et l’environnement; la santé, l’éducation et la recherche; la justice, la loi et le traitement de la criminalité; les communications et la culture; les relations internationales, etc. Il s’agit en effet de rien moins que de refonder une culture alternative, au sens fort du terme, qui imprègne de vastes secteurs de la société, dégagée – au moins partiellement – de l’idéologie dominante, de la même façon que le socialisme, le communisme ou l’anarchisme avaient pu inspirer les représentations, les sentiments et l’action de larges fractions des «damnés de la terre», dès le dernier tiers du 19e siècle, et cela pour près d’un siècle.
Il y a incontestablement un rapport dialectique entre les mouvements sociaux concrets et la perspective d’ensemble dans laquelle ils s’expriment. Les mouvements sociaux sont indispensables et le deviennent d’autant plus qu’ils participent à la construction d’une vision d’ensemble. Mais par nature, ils ne peuvent pas créer une telle vision d’ensemble, qui se développe nécessairement de façon partiellement autonome. La fonction principale d’une formation politique est donc de travailler sans relâche à élaborer une telle vision d’ensemble pour que le mouvement en bénéficie. Nous ne nions pas que les expériences de lutte servent à avancer dans le sens d’un tel projet: elles permettent sans doute d’en valider ou d’en infirmer certains aspects, apportant de nouvelles indications indispensables sur le contenu du projet alternatif. Mais elles ne sauraient remplacer un tel projet. Celui-ci ne sera jamais «un donné» qui émerge mécaniquement de la situation ou des luttes: il suppose une connaissance et une prise de conscience des contradictions qui traversent le capitalisme, qui donnent pleinement sens aux luttes pour qu’elles ne soient pas dévoyées.
L’élaboration théorique n’est pas une perte de temps: elle est essentielle pour faire avancer le mouvement social, dans la mesure où elle le renforce. Sans bataille idéologique, aucune résistance – cohérente, durable et porteuse d’avenir – aux régressions sociales, démocratiques et environnementales en cours n’est à vrai dire concevable, en particulier de la part des nouvelles générations qui n’ont pas connu les Trente Glorieuses. Dans ce sens, un mouvement anticapitaliste doit être pleinement attentif à stimuler le développement d’un projet alternatif de société, en s’assurant qu’il détermine effectivement son programme, sa propagande, ses revendications et ses priorités concrètes d’intervention.
Pas de résistance durable sans contre-projet Sans une bataille idéologique de longue durée, qui s’incarne aussi dans des expériences collectives de lutte, les victimes du capitalisme les plus durement touchées auront tendance, comme nous le voyons déjà aujourd’hui, à se tourner de plus en plus vers le sauve-qui-peut individuel – une concurrence implacable de tous/toutes contre tous -, quand ce n’est pas vers le nationalisme, le racisme, le communautarisme religieux, voire les dérives sécuritaires, véritables fourriers de l’offensive conservatrice. C’est en effet sur un sentiment d’impuissance généralisé que la droite et l’extrême droite, à l’image de l’UDC en Suisse, développent leur fonds de commerce, y compris au sein des couches populaires. En effet, lutter dans le cadre du système pour maintenir le financement de l’«Etat social» ou prendre des mesures sérieuses visant au «respect de l’environnement» convainc de moins en moins de monde, dans la mesure où l’avenir de ceux-ci paraît de plus en plus incompatible avec l’existence même du capitalisme.
Autant profiter d’une baisse d’impôt immédiate – aussi limitée soit-elle pour les petits revenus – que de maintenir le financement d’une couverture sociale dont l’avenir est jugé de plus en plus incertain… (la dernière proposition d’initiative fiscale du PdT genevois va exactement dans cette direction). Autant opter pour le contingentement de la main-d’œuvre étrangère afin de tenter de faire jouer les lois du marché (du travail) à son «profit» dans un espace «protégé» que de s’engager pour un salaire minimum qui privilégie la solidarité avec les plus défavorisé-e-s, etc. Dans le même ordre d’idées, autant tirer profit sans restriction de son véhicule individuel que de défendre la limitation du trafic automobile ou la gratuité des transports publics, etc.
Etre des anticapitalistes conséquents, qu’est-ce que cela signifie dans le monde d’aujourd’hui? C’est tout d’abord comprendre que le capitalisme contribue en permanence à accroître les inégalités et les divisions entre celles et ceux qui possèdent l’essentiel des richesses sociales (grands moyens de production, de distribution, de crédit, etc.) et celles et ceux qui ne possèdent que leur force de travail. C’est comprendre aussi qu’il contribue en permanence à accroître les inégalités et les divisions qu’il a en partie héritées du passé: entre femmes et hommes, entre «blancs» et «gens de couleur», entre pays développés et reste du monde, etc. C’est comprendre enfin que le capitalisme fait système à l’échelle planétaire et qu’on ne peut pas le réformer morceau par morceau ou région par région… C’est refuser enfin qu’il conduise l’humanité à une catastrophe programmée, sur les plans social (misère croissante de la majorité), politique (autoritarisme, contrôle permanent et guerre sans fin), environnemental (crise climatique, danger nucléaire) et moral (marchandisation de tous les aspects de la vie humaine, passivité devant la souffrance). Mais c’est aussi réaliser que résister au capitalisme suppose la défense d’un projet alternatif, au moins dans ses grandes lignes. Comment pourrait-on en effet combattre les manifestations d’un système sans défendre d’autres logiques d’ensemble? C’est dans ce sens qu’il convient de nous réapproprier les lignes de force d’un projet socialiste, centré sur le bien commun de l’humanité, quel que soit d’ailleurs le nom qu’on lui donne. Nous devons en effet avoir l’ambition de devenir le parti/mouvement d’un tel projet, dont la reconstruction des «solidarités» est le moyen.
4. Quel socialisme pour le 21<sup>e</sup> siècle ?
A quoi pourrait ressembler le socialisme du 21e siècle? Nous disposons tout d’abord de quelques contre-modèles qui nous permettent certes de dire ce qu’il ne devrait pas être. L’URSS stalinienne en est l’archétype: contrôle bureaucratique par en haut de la vie économique et sociale, hypertrophie monstrueuse de l’Etat, déni démocratique radical, répression massive et camps de travail, oppression nationale, nouveaux privilèges, etc.
Par-delà les divergences qui ont pu opposer les marxistes à propos de la caractérisation de ces expériences faillies – «Etats ouvriers bureaucratiquement dégénérés», «collectivisme bureaucratique», «capitalisme d’Etat», etc. – une chose est cependant certaine: elles n’avaient rien à voir avec le socialisme.
Mais quelle était alors la nature de classe de ces systèmes sociaux, comment ont-ils pu se développer dans le prolongement d’authentiques révolutions et comment peut-on prévenir la répétition de tels dévoiements? De notre capacité à répondre de façon convaincante à ces interrogations dépendra aussi la crédibilité d’un nouveau projet socialiste pour le 21e siècle.
En aucun cas il ne s’agit de dessiner une utopie fantasmagorique, mais de partir des potentialités du monde actuel pour proposer un horizon de transformation sociale véritablement solidaire correspondant aux besoins matériels et immatériels les plus pressants de l’humanité. En réalité, nous n’avons pas de modèle vivant en positif, juste quelques points de repère fondamentaux:
A. L’émancipation des travailleurs ne peut être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes, femmes et hommes, ce qui implique la suppression des rapports d’exploitation, un combat déterminé contre le patriarcat, une transformation des rapports sociaux de sexe et un essor sans précédent de la démocratie participative dans tous les domaines d’activité. Nous n’aspirons pas à une étatisation de la société, qui concentrerait les leviers de commande entre les mains d’une bureaucratie omniprésente, mais à une socialisation des tâches de l’Etat – à une démocratie participative -, qui doit permettre son dépérissement progressif en tant que détenteur d’un pouvoir séparé, placé au-dessus de la collectivité. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’auto-activité et l’auto-organisation des mouvements sociaux d’aujourd’hui assument une telle importance à nos yeux: elles sont l’école et le banc d’essai du socialisme de demain, et ne sauraient donc être déléguées aux élu-e-s, aux fonctionnaires syndicaux et aux dirigeant-e-s d’associations, quelles que soient leurs qualités… De la centralité du salariat et du reste du monde du travail – les petits paysans, notamment – ne doit pas découler la marginalisation d’autres acteurs-trices dans la construction du socialisme: il en va ainsi de mouvements de femmes et de minorités opprimées, de groupes sociaux comme les jeunes scolarisé-e-s, les chômeurs-euses, les retraité-e-s…, de nombreuses associations (habitant-e-s, usager-e-s, coopérateurs, milieux de la culture…), etc.
B. Le refus de la propriété et de la gestion privées du patrimoine naturel, ainsi que des grands moyens de production, de distribution, de transport, de communication et de crédit, est au centre de tout projet socialiste digne de ce nom, au 21e siècle comme au 19e et au 20e siècle. En effet, une société démocratique fondée sur la participation active du plus grand nombre, qui vise à faire passer l’humanité du règne de la nécessité au règne de la liberté, ne peut voir le jour et se développer tant que la propriété de l’essentiel des richesses sociales reste l’apanage d’une minorité très réduite, qui s’arroge par-là un pouvoir de décision exorbitant sur le reste de la société. Renoncer à socialiser la propriété privée, c’est renoncer au socialisme, qui consiste notamment en une extension sans précédent des prérogatives démocratiques dans le champ économique et social. Reste à définir quelles formes concrètes doit prendre cette appropriation et cette gestion collectives de la production sociale pour prévenir la formation d’une nouvelle «classe» dominante de cadres, d’administrateurs-trices ou de coordinateurs-trices. C’est pourquoi l’examen critique des expériences révolutionnaires du 20e siècle et des systèmes sociaux dont elles ont accouché doit être repris avec le plus grand sérieux.
C. Une répartition égalitaire des revenus à l’échelle planétaire et au sein de chaque société, ainsi qu’un accès égal aux ressources naturelles, est la garantie première d’une satisfaction des besoins fondamentaux de tous et de toutes, notamment le droit à une alimentation et à un logement de qualité, le droit à la santé, à la formation, etc.
Il s’agit d’une véritable révolution qui suppose la réallocation massive de ressources du Nord vers le Sud, mais aussi des plus riches vers les plus pauvres, dans chaque pays et dans chaque région du globe, ainsi qu’une profonde mutation de notre façon de produire, d’échanger, de «consommer» – en réalité de satisfaire nos besoins – et de diviser le travail au sein de la société et au niveau mondial. Les bases matérielles existent aujourd’hui pour cela: selon les estimations du FMI pour 2007, le PIB (à parité de pouvoir d’achat) cumulé de tous les pays du monde serait de l’ordre de 11 000 dollars par habitant-e – ce qui correspond à un panier de biens et services d’une valeur de 20 000 francs suisses dans notre pays. C’est un niveau comparable à celui de la Roumanie d’aujourd’hui, à la différence près que dans ce pays conquis par le néolibéralisme, les 10% les plus pauvres ne disposent que de 2600 dollars par tête, contre 30 400 dollars pour les 10% les plus riches…
D. La satisfaction des besoins fondamentaux de toutes et de tous doit être considérée comme un droit social imprescriptible, sans prétériter celui des générations futures. Il ne peut dépendre de la solvabilité de chacun-e. C’est pourquoi l’exploitation du travail pour le profit privé doit céder la place à la mise en œuvre collective du travail nécessaire à une production répondant aux besoins. Ceux-ci doivent être garantis sur la base de la capacité collective – grâce à la productivité croissante – de libérer la force de travail nécessaire à leur production. La solidarité intergénérationnelle entre jeunes, moins jeunes et vieux, assurant un système de sécurité sociale pour tous et toutes – donc protégeant les plus faibles, malades, invalides – ne doit donc plus résulter de rapports de force de plus en plus problématiques. La sphère des services – aujourd’hui en voie de privatisation – doit donc être publique à 100%. Elle ne peut pas être soumise à des critères de «rentabilité» et de moindre coût, mais évaluée en fonction des prestations qu’elle fournit. L’éducation des enfants, les soins aux membres de la communauté et les tâches ménagères qui échoient aujourd’hui, la plupart du temps, aux femmes, doivent être reconnus socialement, donc pris en charge par la collectivité, fournissant en même temps les bases matérielles de l’égalité entre les sexes. Dans la société actuelle, le travail spécifique des femmes, si essentiel à la reproduction, voire à la production de la vie, est assimilé à la sphère privée, ce qui tend à les confiner dans le cercle étroit de la famille et les empêche de participer pleinement aux décisions inhérentes à la vie sociale.
E. Le contrôle par les travailleurs-euses de la mise en œuvre de leur faculté de faire, de leur coopération mutuelle, et donc des conditions de socialisation de leur activité, est la condition sine qua non de la désaliénation du travail. Nous refusons le fatalisme technologique selon lequel l’activité dans les grandes unités de production serait nécessairement hétéronome, et qu’il faudrait y opposer des activités autonomes, dites «créatrices» – de hobby, de loisirs, de bricolage, etc. -, ou encore d’autres liées à la petite production marchande. En effet, ce sont bien les activités de la grande production industrielle ou de services extrêmement productives qu’il faut reprendre et transformer pour les mettre au service de la lutte contre la rareté et la précarité, mais aussi contre la destruction des grands équilibres environnementaux. Récupérer ces activités, ne pas les abandonner au capital, mais les transformer à l’image des travailleurs-euses qui les exercent, voilà qui contribuera à changer le monde. Pour cela un autre rapport au travail et un autre rapport social seront nécessaires, permettant aussi de ne pas penser seulement l’accroissement du temps non contraint en termes d’accroissement des loisirs. Une telle conception du travail devrait permettre aussi de libérer la créativité et les potentialités de chacun-e dans tous les domaines de l’activité sociale, favorisant aussi le développement des connaissances scientifiques et leur mise en œuvre pour le bien-être de l’humanité.
F. Une rupture avec le productivisme et le consumérisme, qui dominent la civilisation industrielle à l’Est comme à l’Ouest depuis le milieu du 20e siècle, est une condition de sortie de la crise écologique globale et sans issue à laquelle nous conduit le capitalisme. C’est pourquoi notre projet socialiste n’a rien à voir avec un programme de développement sans frein de la production et de la consommation, ce qui ne signifie pas non plus que nous prônions un mode de vie spartiate, sans luxe ni confort. Nous plaçons le respect des grands équilibres naturels au cœur de nos préoccupations, afin de garantir les conditions de reproduction de la vie sur terre, ainsi que le maintien à long terme de conditions d’existence optimales pour l’espèce humaine. Pour cela, nous estimons que la lutte contre le réchauffement climatique est un objectif central afin d’éviter la multiplication de catastrophes environnementales aux conséquences sociales de plus en plus meurtrières, en particulier pour les habitant-e-s les plus vulnérables de la planète, mais aussi, à terme, pour de larges secteurs de l’humanité. Cette lutte n’est pas envisageable sans des mobilisations d’envergure pour la réduction massive et rapide des émissions des gaz à effet de serre, liée à une exigence de justice sociale et de mécanismes démocratiques pour gérer la crise du climat à l’échelle internationale. Une stratégie environnementale sérieuse doit être axée sur l’amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités, avec une répartition égalitaire des ressources pour répondre aux besoins fondamentaux de chacun-e. Dans ce sens, il faut résolument tourner le dos à l’«écologie de marché» des Verts, dont la faillite est patente. Les mécanismes de marché et de prix qu’ils défendent génèrent en effet des injustices croissantes.
Faut-il pour autant renoncer à des batailles partielles, locales, voire nationales? Non, bien sûr, mais à condition de viser toujours au-delà: essentiellement à l’élévation du niveau de conscience et d’organisation du plus grand nombre en fonction de notre objectif d’émancipation humaine: le renversement du capitalisme et la construction d’une société socialiste. Cela implique le développement de liens plus étroits entre foyers de lutte et mouvements sociaux à l’échelon local, national, européen et international. En conjonction avec les mouvements altermondialiste, anti-guerre ou «contre le déréglement climatique» – qui ont déjà un caractère global -, nous devons travailler à la convergence de nombreuses mobilisations et expériences de terrain, en particulier celles du monde du travail. Sur tous ces fronts, il nous faut contribuer à l’affirmation de positions anticapitalistes et socialistes, en collaboration avec les organisations d’autres pays et régions qui nous sont proches, notamment celles qui participent aux Conférences de la gauche anticapitaliste européenne. En effet, la résistance dans la durée, et surtout la contre-offensive, de milliers, de centaines de milliers, voire de millions de personnes, issues en particulier des nouvelles générations, sera de plus en plus tributaire de la crédibilité d’une alternative socialiste réactualisée, non seulement au plan national, mais aussi au plan international.