L'Europe après les élections de mai

Les résultats des élections européennes fournissent une bonne image d’ensemble de la conjoncture politique européenne ainsi qu’une occasion de faire le point sur celle-ci (1). La plupart des commentateurs ont vu dans les résultats la preuve d’une tendance lourde à la déstabilisation de l’ordre politique européen sous le poids de la crise de la zone euro. Or, une analyse plus détaillée des résultats électoraux conduit à des conclusions différentes, comme l’ont montré dans ce journal Stefanie Prezioso (2) et Jean Batou (3).

Cet article adhère à cette perspective. Même si les élections européennes ont constitué une nouvelle expression des tendances politiques centrifuges qui se sont partiellement développées dans le contexte de la crise de la zone euro depuis 2010, elles n’en restent pas moins une étape dans un processus plus profond d’intégration, sur lequel la crise actuelle agit comme un catalyseur (4).

 

Le contexte économique

La crise économique de 2008–2009 a laissé des traces profondes sur les finances publiques des pays capitalistes avancés. Les déficits budgétaires ont explosé et le stock de dettes publiques aussi.[…] Le caractère structurellement keynésien des politiques économiques dans les Etats capitalistes modernes – à travers le jeu des stabilisateurs automatiques – d’un côté, et de l’autre les plans de soutien de l’activité à travers l’investissement public, ont amoindri l’impact de la crise financière, mais ont contribué à ce que la crise économique se mue en une crise des dettes souveraines. En Europe, cette situation s’est combinée avec la décentralisation des politiques fiscales et surtout l’accumulation de déséquilibres macroéconomiques au sein de la zone euro. Les pays du nord de l’Europe ont accumulé les excédents commerciaux, qu’ils ont recyclés en prêtant aux pays européens déficitaires. Alors que tous les pays européens ont vu leur endettement public bondir, les pays déficitaires ont fait face à la réticence généralisée de leurs créanciers étrangers à continuer à financer leurs déficits extérieurs. D’où la crise de la zone euro – superficiellement une crise fiscale des États du sud, mais en réalité une crise due à l’accumulation bien trop importante de déficits commerciaux dans les pays du sud.

C’est cela qui explique la réponse qui a été progressivement formulée entre 2010 et 2012. Loin d’être irrationnelle, cette réponse n’est rien d’autre qu’un vaste plan d’ajustement structurel pour les pays déficitaires, visant à transformer la zone euro en une grande Allemagne accumulant les excédents commerciaux avec le reste du monde […]. Parallèlement, les dirigeants européens ont ouvert le chantier de la réforme de la structure institutionnelle de la zone euro : la BCE a accepté de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort pour les banques et les Etats européens afin de vaincre la spéculation financière, le temps que le processus de centralisation des politiques fiscales puisse aboutir.

Le pic de la crise a été atteint en 2012. Depuis l’intervention de la BCE en septembre 2012, la spéculation financière a été vaincue. Au printemps dernier, la boucle a été bouclée : la Grèce a réussi à placer de la dette publique pour la première fois depuis la crise. Les taux d’intérêt sur les dettes publiques des pays déficitaires, qui avaient explosé entre 2010 et 2013, se sont à nouveau effondrés. Et depuis l’été 2013, la conjoncture économique s’est retournée. L’activité dans la zone euro a renoué avec une faible croissance, mais sans pour le moment résorber le chômage de masse – principale conséquence des plans d’ajustement dans les pays déficitaires.

 

Les conséquences politiques de la crise de la zone euro

Ce contexte et la réponse formulée par les dirigeants européens à la crise de la zone euro ont des conséquences politiques qui peuvent être lues aussi dans les résultats des élections européennes.

D’abord, dans les pays déficitaires, la conjoncture politique est marquée par l’intensité plus ou moins forte des réactions contre les politiques d’ajustement. Les situations varient : d’un côté la Grèce qui a connu de très fortes résistances syndicales aux mesures d’austérité, mais aussi une recomposition radicale du système des partis avec l’effondrement de la social-démocratie, la montée spectaculaire de Syriza et l’apparition d’un parti néonazi au Parlement grec. De l’autre, un pays comme le Portugal, où la grogne n’a pas produit de résistances de masse ou des modifications significatives du paysage électoral.

Dans les pays excédentaires, c’est un autre processus qui a lieu. Ce processus s’apparente à une sorte de révolte fiscale de la part des couches moyennes contributrices nettes au budget de l’Etat, qui rechignent à payer la facture des plans de soutien aux pays déficitaires à travers l’augmentation des impôts. Cette attitude de parties significatives de l’électorat conservateur s’est traduite par le renforcement relatif des partis de droite dite populiste. En effet, le recul relatif des partis centristes lors des élections européennes s’enregistre quasi entièrement du côté du Parti populaire européen (PPE) qui abandonne plus de 6 % au profit des droites eurosceptiques. Le Parti socialiste européen (PSE), quant à lui, fait du surplace puisque ses lourdes pertes en Espagne et en Grèce sont compensées par des progressions importantes en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni.

Au total, seuls deux pays semblent avoir connu des bouleversements de leur système partidaire : la Grèce, et, dans une moindre mesure, l’Espagne. Au niveau européen, le poids des forces eurosceptiques est certes en augmentation, mais ne constitue en aucun cas une nouveauté historique. Selon le chercheur Nicolas Véron, les quelque 70 % de députés européens favorables à la construction européenne issus du scrutin de mai représentent une proportion plus élevée de 5 % que lors du premier scrutin en 1979 (5).

Le dernier élément à relever est que la réussite de la politique des plans d’ajustement a fait déplacer le centre de gravité de la crise des pays méditerranéens à la France. Ce pays présente les mêmes caractéristiques que les pays déficitaires sauf que l’ajustement qu’il doit accomplir est de bien moindre ampleur et qu’il n’a jamais fait l’objet de la spéculation financière. Mais à mesure que les autres pays européens déficitaires, notamment l’Espagne, gagnent en compétitivité, la pression s’accroît sur les gouvernements français. La situation s’apparente de plus en plus à une crise prolongée de basse intensité.

 

Où va l’Europe après les élections ?

L’issue des élections européennes verra la constitution d’une sorte de grande coalition paneuropéenne entre le PPE, le PSE et l’ALDE (libéraux et démocrates centristes) s’inscrivant plus ou moins en continuité avec la politique menée depuis le début de la crise. Cette coalition regroupera environ deux tiers des voix au sein du parlement européen. L’éparpillement des forces de la droite populiste en pas moins de quatre groupes différents affaiblira significativement l’impact du vote eurosceptique de droite, comme en témoigne l’échec du Front national à constituer son propre groupe parlementaire. La Gauche unie européenne, malgré l’augmentation importante du nombre de ses députés, restera une force marginale dans cette enceinte.

La stabilité politique traduite par la constitution de cette grande coalition se combinera avec la nouveauté institutionnelle que constitue la désignation, par le Parlement, de Jean-Claude Juncker (candidat du PPE) à la tête de la Commission européenne. Bien qu’innovation d’ordre symbolique, cette désignation renforce la tendance plus profonde à la centralisation politique au niveau paneuropéen. Une évolution devenue une nécessité incontournable pour la bourgeoisie européenne, depuis le début de la crise de la zone euro. La prochaine législature verra sans doute la poursuite de ce processus, par l’achèvement de l’union bancaire et le renforcement qualitatif de la centralisation des politiques fiscales, et avec, selon toute probabilité, la création d’un mini-budget et d’une mini-politique fiscale de la zone euro.

 

Christakis Georgiou

 

 

  1. Cet article reproduit les grandes lignes d’une présentation faite à la coordination interrégionale de SolidaritéS le 28 juin 2014.
  2. solidarites.ch/journal/d/cahier/6439
  3. solidarites.ch/journal/d/article/6469
  4. solidarites.ch/journal/d/cahier/6419
  5. blogs.piie.com/realtime/?p=437