Des esclavagistes neuchâtelois? Théo Buss dénonce...
Des esclavagistes neuchâtelois? Théo Buss dénonce…
Lhistoire officielle peine à reconnaître la dichotomie entre limage «humanitaire» de la Suisse et la participation de ses classes dirigeantes dans les rapports dexploitation et doppression à léchelle mondiale. Sur le colonialisme et lesclavagisme, ces réflexes doccultation fonctionnent toujours: le 9 mars, à la Collégiale de Neuchâtel, le pasteur Théo Buss a rappelé les origines esclavagistes de certaines fortunes neuchâteloises (les de Pury, les DuPeyrou). Son sermon a été désavoué, par le Conseil paroissial de la Collégiale, appuyé par le Conseil synodal cantonal. Dans un deuxième temps, un dialogue a eu lieu entre le prédicateur et les autorités de lEglise. Nous publions ici un article de Théo Buss qui na pas pu paraître dans La Vie protestante , ainsi quun témoignage de Hans Fässler (Saint-Gall). (réd.)
La traite des esclaves et le Palais DuPeyrouPierre Alexandre DuPeyrou est né en 1729 à Paramaribo, en Guyane hollandaise (aujourdhui Surinam). Dune famille huguenote originaire de Bergerac (Dordogne), son grand-père avait fui la France après la Révocation de lEdit de Nantes pour se réfugier aux Pays-Bas, puis à Paramaribo. Le père de Pierre Alexandre devint conseiller à la Cour de justice de Surinam. Il acquit aisément trois plantations, où il exploitait des esclaves. Veuve jeune, sa mère épousa en secondes noces Philippe de Chambrier, commandant en chef de la province de Surinam, responsable de réprimer toute velléité de révolte, soit des Amérindiens, soit des Noirs. Installé à Neuchâtel avec sa mère (née Drouilhet), Pierre Alexandre épousa sur le tard Henriette Dorothée, fille dAbraham Pury1. Ses activités philanthropiques lui valurent la réputation dune «personnalité généreuse et bienveillante»2. Dans le livre quil lui consacre, Charly Guyot détaille ses relations avec J.J. Rousseau, Mme de Charrière et Voltaire, ses ennuis avec la «Vénérable classe» du fait de ses activités maçonniques, et ses idées favorables à la Révolution française (il est mort en 1794). Ses idéaux ne sencombraient aucunement du fait quil tirait une partie de ses rentes de plantations coloniales, où les esclaves trimaient sang et eau. Ceux-ci nétaient pas gentiment soumis. Les «Biographies neuchâteloises» rapportent quau cours dune révolte, les «nègres marrons» dévastèrent une partie des plantations de Pierre Alexandre DuPeyrou. Charly Guyot donne les chiffres hormis les revenus en Suisse et aux Pays-Bas, 10000 et 120000 livres par an des recettes qui proviennent de Surinam: une seule plantation lui rapportait entre 24000 et 40000 livres par an. Si lon considère quun instituteur neuchâtelois de lépoque gagnait 24 à 30 livres par année, Pierre Alexandre DuPeyrou était milliardaire en termes de pouvoir dachat actuel. Lérection de son hôtel particulier au Faubourg de lHôpital coûta plus dun million de livres. Il légua sa fortune à ses 32 neveux de Hollande, laissant aussi des cadeaux à son notaire, ses domestiques, ses vignerons, les pauvres de Cressier (où il possédait des vignes), et pour «chacun des nègres de ses différents plantages, sans distinction dâge ou de sexe»3. (tb)
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La campagne cuménique de carême 2003 est centrée sur le thème «Sécouter pour sentendre», et touche le dialogue interculturel, interreligieux et interpersonnel. Quest-ce que deux Hollandais des XVIIIe et XIXe siècles peuvent avoir comme rapport avec cette campagne?
Aujourdhui, les produits Max Havelaar du commerce équitable sont connus de 66 % du public en Suisse. Cest le nom choisi par les uvres dentraide au moment de créer, il y a 10 ans, la Fondation Max Havelaar, afin de réaliser le commerce équitable. Mais lui, qui était-il? Le Hollandais Max Havelaar1 fut administrateur colonial à Java et Sumatra au XIXe siècle. Il tenta sans succès de sopposer à lexploitation systématique des habitants et des ressources de lactuelle Indonésie, par les colons du Royaume des Pays-Bas.
Dans la pièce de théâtre que Jean Naguel lui consacre, on voit comment Max Havelaar essaya de défendre les indigènes exploités jusquau sang par des colonisateurs brutaux et corrompus. «Une faim ronge cette île autrefois riche et bénie. On a vu des mères vendre leurs enfants pour un peu de nourriture», dénonce-t-il. Et ladversaire de M. Havelaar reconnaît: «Lessor des Pays-Bas est essentiellement dû à notre politique coloniale. Détruire cette politique, cest ruiner notre pays».
La compagnie La Marelle joue actuellement cette pièce remarquable: «Max Havelaar, le Hollandais de Sumatra» en Suisse et en France. Pour distinguer les deux Hollandais, un détour par Edward W. Said, professeur palestinien à lUniversité Columbia de New York2, simpose. Professeur de littérature mondialement connu, E.W. Said propose de faire une lecture des romans de la grande littérature en point et contre-point. Ainsi de Sir Thomas Bertram, héros du roman de Jane Austen «Mansfield Park». Superbe roman, mais qui masque le fait que ce Lord possède des plantations dans les Caraïbes, qui sont à la base de sa fortune de grand propriétaire terrien.
Pierre Alexandre DuPeyrou semble sorti tout droit de ce roman datant de 1814, mais il est bien réel (voir encadré). Il nest pas le seul à sêtre impliqué dans lentreprise coloniale3. Mais lessentiel, dans la conjoncture néolibérale actuelle, cest de changer de modèle, de paradigme diraient les philosophes.
Il nest éthiquement plus tolérable quun Stephan Schmidheiny, qui se pique d«éco-efficience», puisse acheter avec les bénéfices dEternit, productrice de matières isolantes en amiante, entre autres des forêts au Sud du Chili, qui font de lui le troisième propriétaire forestier du Chili, sur des terres revendiquées par les Indiens mapuches, et double ainsi la valeur de son patrimoine. Forêts acquises dans des conditions douteuses, à lépoque de la dictature dAugusto Pinochet
Comme le revendiquent Edward Said et Sophie Bessis4, avec les peuples spoliés du Sud, il serait temps que les peuples occidentaux, Etats-Unis en tête, renoncent à leurs prétentions à contrôler la planète pour en exploiter à leur seul profit les ressources et la main-duvre, et laissent le contrôle aux peuples qui y habitent de temps immémorial.
Ce serait une véritable révolution culturelle, et le développement suivrait pour ainsi dire naturellement, alors quactuellement les peuples riches donnent une aumône dune main, et reprennent par le commerce injuste par brassées entières. Sophie Bessis nest pas manichéenne, et montre aussi les erreurs des dirigeants du Sud, elle qui est Tunisienne dorigine juive. Là où nous la rejoignons, cest que tous nous devrons limiter notre niveau de consommation des ressources mondiales, qui appartiennent à tous.
Théo BUSS
- De son vrai nom Eduard Douwes Dekker (1820-1887), cf. Multatuli: Max Havelaar, ou les Ventes de café de la compagnie commerciale des Pays-Bas, Actes Sud, Arles, 1991.
- Voir en particulier, de cet auteur fécond: Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000.
- On pourrait citer des banquiers genevois, et David de Pury, qui fut le banquier du roi du Portugal, et exerçait un monopole sur les exportations de diamant et de bois précieux du Brésil. Lorigine de sa fortune, quil légua à la Ville de Neuchâtel, réside dans le commerce triangulaire (pacotille esclaves produits coloniaux).
- Voir, de S. Bessis, LOccident et les autres, Histoire dune suprématie, La Découverte, 2002.