Propositions de contrainte pour expulser les requérants d'asile

Propositions de contrainte pour expulser les requérants d’asile

A la fin de l’année 2004, le Conseil
fédéral a mis en consultation un projet de
«Loi fédérale sur l’usage de la contrainte
dans le cadre du droit des étrangers
des transports de personnes ordonnés par
une autorité fédérale», abrégée loi sur
l’usage de la contrainte (LusC).
Les dispositions proposées sont
inquiétantes.

Le souci de réglementer au niveau fédéral l’action des
agents chargés d’exécuter les renvois répondait à un
souci très légitime. Il n’y avait en effet aucune norme
légale à ce sujet, alors même que l’organisation des
expulsions pouvait porter de graves atteintes à l’intégrité
des personnes concernées. Lors de la visite du Comité
pour la prévention de la torture (CPT) en 2001, cette
lacune de notre ordre juridique avait été pointée et il
s’imposait d’y remédier. Malheureusement, et comme
cela a été trop souvent le cas dans le domaine de l’asile
ou des étrangers, l’administration a saisi l’occasion pour
introduire toute une série de nouvelles mesures particulièrement
dangereuses.

L’aspect qui a fait le plus réagir concerne l’autorisation
de certaines armes. En effet, pour assurer l’exécution
des renvois, il deviendrait possible de recourir
à des matraques ou à des pistolets paralysants à électrochocs,
aussi appelés tasers (article 8). Seuls les
moyens pouvant entraver les voies respiratoires,
comme les baillons ou les casques intégraux,
seraient explicitement interdits (article 7 alinéa 2), de
même que les techniques d’immobilisation susceptibles
de mettre en péril la santé des personnes (article
6). Si l’administration de calmants est possible (article
17), il est tout de même précisé que les médicaments
ne peuvent être utilisés en lieu et place de
moyens accessoires (article 18).

Le projet autorise les menottes, entraves et autres liens
(article 7). De plus, aucune obligation n’est faite de libérer
le déporté de ses liens lors du vol, en particulier lors
du décollage et de l’atterrissage: ceci contredit pourtant
une recommandation du Commissaire aux droits de
l’homme!

Alors que le projet de loi interdit les traitements dégradants,
le Conseil fédéral précise dans son rapport explicatif
que, dans certains cas, des langes pourraient être
imposés à des personnes au comportement agressif,
ceci pour éviter les déplacements aux toilettes de
l’avion.

La LusC poserait également comme principe que la
contrainte policière doit être précédée d’un avertissement
(article 4). Malheureusement, cette obligation est
immédiatement relativisée dans le texte légal. Le rapport
explicatif est très clair: «La réglementation doit (…) permettre
aux autorités d’agir par surprise dans certaines
circonstances
». Il est pour le moins choquant qu’en
matière d’expulsion, la personne concernée perde ce
droit élémentaire à être informée à l’avance des mesures
qui pourraient être prises contre elle. La ruse et la dissimulation
deviendraient ainsi une manière d’agir habituelle
de l’Etat.

Lacune importante du projet de loi, on n’interdirait pas
le port de masques ou de cagoules rendant impossible
l’identification du personnel de l’escorte. Or, le rapport
du CPT avait révélé que cette pratique était courante. Vu
les intérêts en jeu, et notamment les risques de graves
atteintes à l’intégrité des personnes expulsées, seuls des
fonctionnaires de police clairement identifiables
devraient être chargés de ces missions.

Enfin, alors qu’aujourd’hui les agents des sociétés privées
de sécurité n’ont que le droit d’interpeller des gens
et de les retenir pour les remettre à la police, le projet de
LusC permettrait de leur confier la prise en charge des
personnes à expulser. Cette privatisation de la contrainte
ne paraît pas admissible, d’autant moins si elle s’accompagne
de la possibilité d’utiliser des armes telles que les
pistolets à électrochocs ou les matraques. Seules les
autorités doivent être en mesure d’utiliser de la violence
légitime, qui reste une prérogative de l’Etat.

De l’électricité dans l’air

Mais revenons sur la question des pistolets à électrochocs.
Cette arme envoie une décharge de 50000
volts provoquant une douleur telle que la victime en
reste paralysée, quand elle ne perd pas connaissance.
Rappelons qu’on envisage l’usage de tels appareils
contre des personnes qui ne seraient pas libres de
leurs mouvements. Pour le Conseil fédéral, ces armes
sont à préférer à d’autres, car, dans un espace restreint
comme dans un véhicule automobile ou un
avion, ils ne représenteraient pas de danger pour des
tiers. En outre, affirme le rapport explicatif, utilisés
correctement, ces appareils ne risqueraient pas,
selon les connaissances médicales actuelles, de provoquer
des blessures sérieuses ou permanentes.

Amnesty Internationalrelève pourtant qu’aux Etats-Unis
et au Canada, l’emploi des tasersaurait déjà occasionné
la mort de plus de 70 personnes ces trois dernières
années! Cette pratique peut aussi s’avérer particulièrement
dangereuse pour une personne enceinte ou pour une personne ayant des déficiences cardiaques, ce que
reconnaît le Conseil fédéral. De plus utilisé à la hauteur
de la tête, le pistolet à électrochocs peut provoquer une
perte de la vue, porter atteinte au système nerveux ou
défigurer la personne.

Comme on le voit, l’utilisation des armes à électrochocs
peut mettre gravement en péril l’intégrité physique des
personnes expulsées. Comment alors assurer le respect
du beau principe ancré à l’article 3 du projet de loi: «la
contrainte policière ne doit pas entraîner des inconvénients
ou des dommages disproportionnés par rapport
au but visé
»?

En décembre 2004, la Conseillère nationale Anne-
Catherine Menétrey-Savary a interpellé le Conseil fédéral
en rappelant qu’en Suisse, les appareils à électrochocs
sont interdits pour le bétail. D’autre part, elle souligne
que selon la loi sur les armes, les «appareils produisant
des électrochocs susceptibles… de porter durablement
atteinte à la santé
» sont définis comme des
armes visées par la réglementation (article 4). Comment
soutenir alors qu’elles ne présentent pas de danger lors
d’expulsions?

Dans sa réponse, le gouvernement s’est borné à dire
que ces pistolets sont déjà actuellement utilisés par la
police cantonale de Bâle-Campagne, leur introduction
étant planifiée par les corps de police des cantons de
Zurich et de Berne, de même que par le corps de
police de la ville de Zurich. Quant à la loi sur les
armes, elle n’est applicable ni à l’armée, ni aux administrations
militaires, ni aux autorités douanières et
policières: sur un plan strictement formel, il n’y a
donc pas de contradiction entre cette loi et le projet
de loi sur l’usage de la contrainte. Aucun mot n’est
consacré au fait que le bétail est mieux protégé que
les personnes étrangères…

La justification du recours aux pistolets à électrochocs
est particulièrement perverse: comme on prétend que
ces appareils présenteraient moins de dangers que
d’autres armes, les agents d’escorte seront d’autant
plus facilement tentés de les utiliser! Au vu des risques
relevés parAmnesty International, il faut en réalité
admettre que cet usage de la force s’apparente bien à
des traitements inhumains prohibés par le droit international,
notamment par la Convention européenne des
droits de l’homme (art. 3) et la Convention des Nations
Unies contre la torture (art. 1er).

Sans médecins ni observateurs

Tout en admettant que le recours à certains moyens
peut avoir des conséquences graves et même entraîner
la mort, le gouvernement ne veut pas imposer un
examen médical préalable de la personne à l’encontre
de laquelle les moyens de contrainte pourraient être
utilisés. Cet examen n’est prévu que lorsqu’il a effectivement
été fait usage de la contrainte policière, et
selon la gravité des blessures (article 16). Mais voilà,
l’appréciation de la gravité des blessures nécessitant
un examen médical sera laissée dans la pratique aux
soins des agents de l’escorte. En effet, la loi ne prévoit
pas l’accompagnement systématique d’un médecin
lors des expulsions. Quant au rapport explicatif, il précise
que, même dans les cas où l’on admettrait la
nécessité d’une surveillance médicale, celle-ci ne doit
pas être obligatoirement être effectuée par un médecin…
Dans ces conditions, on ne voit donc pas très
bien comment, concrètement, l’examen médical prévu
par l’article 16 serait possible. Le plus probable est que
la personne déportée sera remise aux mains de la
police du pays de destination dès son arrivée, sans
autre formalité.

Malgré de réels risques, qui se sont déjà soldés par de
nombreux incidents ayant parfois entraîné la mort, la loi
ne prévoit pas non plus l’accompagnement par un
observateur neutre. Ce serait pourtant là une exigence
essentielle pour veiller au respect du principe de proportionnalité.
Sur bien des points, la loi laisse une grande
marge de manœuvre aux agents chargés du «rapatriement
». Ils disposeront donc d’une liberté d’appréciation
pour décider de l’usage de la force, dans un huis clos
propice à tous les dérapages. Une fois rapatrié, l’intéressé
lui-même sera bien en peine de s’en plaindre, et sa
parole ne suffira jamais à équilibrer les justifications qui
seront données après coup par ceux qui auront usé de
contrainte. Sans prévoir systématiquement la présence
d’observateurs en cas de vol spécial, cette loi revient en
fait à un blanc seing, sans garde fou, pour l’utilisation de
la force.

Les déportés sont-ils des cobayes?

Le rapport explicatif le rappelle en introduction: le
point de départ des travaux ayant abouti au projet de
LusC résidait dans des situations tragiques au cours
desquelles des personnes ont perdu la vie ou ont été
blessées lors de «rapatriements» forcés. A l’arrivée,
on se retrouve avec un texte qui n’offre aucune véritable
garantie de sécurité en faveur des personnes
expulsées, qui donne au contraire beaucoup de pouvoir
aux agents d’escorte, ainsi que la possibilité
d’utiliser de nouvelles armes. Blessures graves et
décès sont hélas à prévoir.

L’introduction des pistolets à électrochocs dans l’équipement
habituel des polices fait l’objet de certaines
résistance. On a vu les critiques d’Amnesty
International
à ce sujet. On peut donc craindre que les
déportés ne soient les cobayes de ces nouvelles armes
dites «non létales». Dans le cynisme officiel ambiant,
ces personnes sont toutes désignées pour cette tâche,
vu qu’on ne leur reconnaît pas les mêmes droits que
l’ensemble des citoyennes et des citoyens…
Les risques de voir ces pratiques se généraliser sont
contenus dans le projet même. Comme le souligne le
Conseil fédéral, son champ d’application ne vise pas
uniquement les personnes de nationalité étrangère,
mais toute personne pouvant faire l’objet d’un transport
forcé, si ce dernier est ordonné par une autorité
fédérale. La LusC est ainsi à comprendre comme un
instrument général de contrainte et de répression,
même si on le justifiera surtout en focalisant sur les
étrangers à expulser.

La contrainte et les électrochocs vont-ils prochainement
viser des manifestant-e-s que l’on aurait arrêtés
en masse et que l’on voudrait transporter ailleurs, ou à
des supporters d’équipes de football que l’on encerclerait
dans des trains, comme cela est survenu récemment?
Le fait que certains experts aient proposé d’étendre
le champ d’application de la loi à l’exécution de l’ensemble
du droit fédéral va dans ce sens. Il faudra rester
très attentif au développement de ce projet, qui
constitue un élément important s’ajoutant au délire
sécuritaire actuel.

Christophe TAFELMACHER