Entretien avec Julie de DardelRetour sur le féminisme et la révolution sexuelle de 68
Entretien avec Julie de Dardel
Retour sur le féminisme et la révolution sexuelle de 68
Nous reproduisons ici une interview
réalisée par Philippe Bach, pour le quotidien Le
Courrier, mais qui na malheureusement pas pu être
publiée. Julie de Dardel a bien voulu nous en communiquer une
nouvelle version. Elle concerne lobjet de son livre:
Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes
à Genève (1970-1977), Antipodes, Lausanne, 2007.
Vous mettez laccent sur le type dactions
«typiquement MLF» qui alliaient une contestation frontale
à un aspect ludique. Est-ce lié au mouvement et à
sa spécificité ou cela reflétait-il lair du
temps?
Les actions du MLF sinscrivent effectivement dans la culture de
contestation des années 68 et portent ainsi la marque dun
certain goût du scandale et de la provocation. Les militantes
voulaient alors défier lordre social et ont de loin
préféré laction directe aux voies
conventionnelles, marquant ainsi une rupture avec les pratiques des
organisations féministes suisses traditionnelles qui
sétaient battues pour le droit de vote. Dans leurs
témoignages, les femmes du MLF insistent sur cette joie
libératoire, ce plaisir de transgresser les règles
associées à ces années de lutte. Bien plus
quune stratégie médiatique, le mode daction
du MLF sarticulait de manière cohérente avec son
contenu politique radical.
Cette mouvance a-t-elle dû tirer, sous un angle
féministe, un bilan de sa remise en cause de la cellule
familiale, à linstar de ce que dautres mouvements
gauchistes ont dû faire?
La pensée libertaire de 68, en particulier en ce qui concerne la
remise en cause de la famille petite bourgeoise et autoritaire, est
aujourdhui accusée de tous les maux: elle serait
responsable de la désintégration des relations
familiales, des échecs scolaires, etc. Ce type de critiques fait
partie dune vaste offensive visant à discréditer
lensemble des luttes anticapitalistes et antipatriarcales issues
de 68. Cest ce que les féministes ont appelé le
backlash. Plutôt que de faire amende honorable, certaines
intellectuelles féministes du courant radical ont essayé
de mettre à jour les véritables visées
conservatrices de ce genre dattaques.
La réinvention de la sexualité est-elle encore un enjeu central pour le féminisme contemporain?
Dans la pensée politique du MLF, la libération sexuelle
était au coeur dun projet de transformation radicale de
la société. Il fallait que les femmes se
réapproprient leur corps, brisent les tabous, combattent les
rapports de domination dans les aspects les plus intimes de leur vie.
Cette politisation de la sphère personnelle, et plus
particulièrement de la sexualité, a été le
moteur du MLF. Force est de constater que cet enjeu est devenu pour le
moins marginal pour le féminisme le plus «officiel»
daujourdhui. Lorsquil est évoqué, le
thème de la sexualité nest pas vu sous
langle dune libération active, menée par
les femmes, mais plutôt sous langle de la violence subie
par les victimes (viols, harcèlements, etc.). Les normes en
matière de sexualité, et les rôles assignés
aux hommes et aux femmes qui en découlent, sont pourtant
sensiblement les mêmes quil y a trente ans. Le discours
sur la libération sexuelle na pas été
évincé parce quil nest plus
dactualité, mais parce quun volet plus
intégré et «respectable» du féminisme
a pris aujourdhui sa place.
Comment voyez-vous la dichotomie entre sphère privée
et sphère publique qui était en quelque sorte
niée. Le problème actuel nest-il pas de maintenir
cette dernière?
Le MLF a nettement mis laccent sur les questions touchant au
vécu des femmes, à la réappropriation du corps et
aux relations privées. La question de
légalité entre hommes et femmes dans la
sphère publique nétait que marginalement
abordée par le mouvement. Fidèle à ses convictions
antiautoritaires, il se montrait en général très
critique face aux instances de pouvoir politique et économique.
Augmenter le nombre de femmes au Conseil fédéral ou au
sein de la direction des entreprises est manifestement devenu une
préoccupation importante du féminisme actuel, mais ne
faisait pas partie du combat du MLF.
On a retrouvé des militantes «historiques»
à loccasion des débats sur la votation de la
solution des délais en 2002, alors quelles plaidaient il
y a trente ans pour une légalisation totale de
lavortement. Est-ce un paradoxe, une évolution, ou une
contradiction assumée?
Plutôt une contradiction assumée et une bonne dose de
pragmatisme, dans la mesure où il sagissait de faire
aboutir un combat vieux de presque 50 ans! Je ne pense pas que ces
militantes historiques aient renié les raisons profondes pour
lesquelles elles se sont battues. Pour le MLF, la campagne pour la
légalisation de lavortement a été
lemblème de la lutte des femmes pour la libre disposition
de leur corps, leur liberté sexuelle et leur autonomie. Dans les
années 1970, il paraissait inadmissible aux militantes du MLF
que lEtat, lEglise ou le pouvoir médical viennent
dicter les limites de lautodétermination des femmes.
Elles se sentaient alors assez fortes et unies pour conserver cette
posture sans concession.
Le fonctionnement «basiste» ou conseilliste de ces
mouvements a aussi eu ses limites. Laltermondialisme peut-il
sinspirer de cette expérience?
Des limites oui, mais globalement le mode dorganisation
non-hiérarchique, informel et décentralisé choisi
par le MLF est une expérience assez réussie, qui a permis
au mouvement de maintenir son caractère composite, sa
créativité et une grande liberté
dinitiatives pour les militantes. Contrairement aux idées
reçues, je ne pense pas que labsence de formalisme ait
nui à lefficacité du mouvement, encore moins
quil soit responsable de sa disparition. Il sagit
dune tentative de fonctionnement «horizontal» dont
pourraient sinspirer les mouvements sociaux actuels.
Vous pointez un paradoxe: celles qui manifestaient sous les murs de
Saint-Antoine saluent aujourdhui larrivée
dune cheffe de la police. Une illustration du nouvel esprit du
capitalisme?
Précisons quil ne sagit pas des mêmes femmes
dans la plupart des cas. Mais cet exemple est particulièrement
frappant pour illustrer le fossé qui sépare les
militantes du MLF des féministes les plus en vue
daujourdhui. Dans loptique anticapitaliste et
antiautoritaire du MLF, il aurait été impensable de faire
passer la nomination dune femme à la tête de la
police pour une victoire féministe.