Livres en lutte pour l'été...
Depuis une dizaine d’années au moins, tirant profit de la simplification des procédés techniques et de la baisse des coûts de fabrication du livre, plusieurs dizaines de petits éditeurs indépendants francophones se sont lancés dans une vaste entreprise de publication d’essais, de recherches, de témoignages et d’œuvres de fiction dans une perspective de lutte pour l’émancipation. Ce riche foisonnement artisanal peut être estimé actuellement à quelque 300 – 350 titres par an, tirés chacun à quelques centaines, voire un millier d’exemplaires – rarement beaucoup plus – peu visibles sur les présentoirs des libraires. Issue de nombreuses initiatives non coordonnées, émanant de sensibilités très différentes, cette production diversifiée souffre de n’être pas assez connue de son public potentiel. Voici quelques idées de lecture parmi les sorties de ces derniers mois. (JB)
Société dans tous ?ses états
Chez Agone (Marseille) :
Solenne Jouanneau
« Les Imams en France. ?Une autorité religieuse sous contrôle »
2013, 528 p.
Qui sont, en France, les imams officiant dans les mosquées et quel rôle quotidien remplissent-ils auprès de leurs fidèles ? Fruit de six années d’enquête, ce livre rassemble des données inédites sur ces immigrés ou migrants devenus clercs dont les médias ne parlent que lorsqu’ils sont expulsés. Il repose sur la collecte des récits de vie et de pratiques de plusieurs dizaines d’imams, une observation quotidienne dans la mosquée d’un quartier populaire, et des archives du ministère de l’Intérieur.
Chez Antipodes (Lausanne) :
Alice Debauche, Christelle Hamel (éd.)
« Violences contre les femmes »
Nouvelles Questions Féministes
vol. 32, nº 1, 2013, 167 p.
Les violences contre les femmes sont une forme de contrôle social et renvoient aux inégalités entre les sexes. Ces travaux empiriques originaux interrogent le lien entre l’appartenance de classe des violeurs et leur comparution devant la justice?; le poids des violences conjugales dans la décision d’interrompre une grossesse?; le lien entre l’orientation sexuelle et l’exposition aux violences; la prétendue symétrie entre les violences des femmes et des hommes au sein du couple?; l’écart entre la réalité des homicides conjugaux et l’image du crime passionnel.
Chez Lignes (Paris) :
« L’Empire de l’adolescence »
Revue Vertigo, nº 45, 2013, 128 p.
Que peut signifier le privilège accordé depuis déjà quelques temps à la figure de l’adolescent au cinéma? À quelles (nouvelles) manières d’être et de faire nous renvoie-t-il ou nous introduit-il? Quelles relations à la vie, la mort, le sexe, l’amour, la politique, etc. modélise-t-il ? De quels dénis et illusions ces personnages d’éternels adolescents dont regorge aujourd’hui le cinéma – notamment français – sont-ils le symptôme ?
Au cœur
du travail
À La Dispute (Paris) :
Pascale Molinier
« Le travail du ‹ care › »
2013, 224 p.
Le care est une zone de conflits et de dominations. Celle notamment du travail salarié des professionnels du soin et de l’assistance, constitué essentiellement d’un salariat féminin subalterne, surexploité et stigmatisé par son « manque de qualification », et parfois sa couleur de peau; celle aussi du travail domestique, toujours inégalement distribué. Il est urgent de penser une transformation politique du travail et de la société qui place le care au centre de la réflexion.
Chez Aden (Bruxelles) :
Nicolas Latteur
« Le Travail, une question ?politique »
Février, 2013, 138 p.
Ce texte remet le travail au cœur des rapports de forces. Il analyse les fondements de son organisation capitaliste, décortique leurs caractéristiques et identifie les dispositifs qui permettent un exercice du pouvoir despotique tant sur le travail que ses conditions et son organisation. Cette perspective permet de construire un positionnement visant à redéfinir les conditions d’un contre-pouvoir tendu vers la transformation politique et l’émancipation sociale.
Chez Lux (Québec) :
Alain Deneault
« ‹ Gouvernance ›.?Le management totalitaire »
2013, 200 p.
Dans les années 80, les technocrates thatchériens ont habillé du nom de « gouvernance » le projet d’adapter l’État à la culture de l’entreprise. Ce coup d’État conceptuel a travesti la sauvagerie néolibérale en modèle de « saine gestion ». Nous en faisons les frais : dérèglementation de l’économie, privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats… Évoquée sur tous bords de l’échiquier politique, « la gouvernance » tend ainsi à dominer le vocabulaire de la politique.
Champ
des alternatives
À La Fabrique (Paris) :
Cédric Durand (dir.)
« En finir avec l’Europe »
2013, 160 p.
Qu’est-ce que l’Europe, ou plutôt l’UE ? L’aboutissement d’un projet lancé dans les années 50 sous la pression des USA, un outil d’internationalisation du capital, une négation du droit des salarié·e·s, une monnaie unique qui met la périphérie à l’ombre de l’économie allemande, un césarisme bureaucratique qui nie la volonté des peuples. Tout projet politique qui entend rompre avec le néolibéralisme doit donc se poser la question de la rupture avec l’euro et accepter de lutter contre l’UE elle-même.
Chez Parangon :
Michel Lepesant (coord.)
« L’Antiproductivisme. ?Un défi pour la gauche ? »
2013, 240 p.
La gauche des luttes ne peut-elle se définir que négativement ? Elle est antilibérale, anticapitaliste, antinucléaire… Au mieux, quand elle se lasse des « contre » et essaie de proposer des « pour » et des « avec », elle se définit comme « alter » (altermondialiste) ou « slow » (slow food, slow city). En se posant comme antiproductiviste, elle va devoir doubler sa critique du capitalisme d’une critique de ses critiques classiques. Il y a là un potentiel de radicalité que la gauche n’a jamais osé approcher.
Chez Syllepse (Paris) :
Denis Paget
« Le Partage des savoirs. ?Réflexions sur une refondation de l’école »
2013, 137 p.
Enrôlée dans la fabrication des compétences, l’école a perdu de vue sa mission première: aider les enfants à grandir, à se construire et à vivre fraternellement en société en s’appropriant une culture. Mais quelle culture ? Et quel partage des tâches avec les familles ? Ce livre fait des propositions pour guérir l’école des politiques qui ont conduit à la régression éducative. Elles battent en brèche les idées reçues.
Cultures en jeu
Cher Amsterdam (Paris) :
Yves Cohen
« Le Siècle des chefs.
Une histoire transnationale
du commandement et de l’autorité »
2013, 864 p.
Pourquoi « le besoin de chef » a-t-il pris une telle ampleur dès la fin du 19e siècle ? Comment la préoccupation du commandement a-t-elle circulé de la guerre à la politique, et de la politique à l’industrie ? Comment le langage du commandement est-il devenu transnational ? Quel rôle ont joué les sciences sociales, en particulier la psychologie et la sociologie, dans l’affirmation du chef ? Yves Cohen nous invite à suivre à la trace les actions des ingénieurs et directeurs d’usine et l’exercice du commandement par Roosevelt, Hitler, et surtout Staline.
Chez Le Croquant (Paris) :
Yannick Bréhin
« Minimal et Pop Art.
Socio-esthétique
des avant-gardes artistiques »
2013, 288 p.
Ce livre situe cette production artistique dans le cours de l’histoire de l’art en explicitant les conditions sociales de production des œuvres et des artistes. Il analyse les logiques esthétiques et sociales qui expliquent l’émergence des avant-gardes Pop et Minimale au cours des années 60. Il examine la fabrique de la valeur artistique, les mécanismes de reconnaissance des artistes mais aussi la genèse des dispositions esthétiques et les logiques de prise de position des artistes.
Aux Prairies ordinaires (Paris) :
Loïc Artiaga
& Matthieu Letourneux
« Fantômas !
Biographie d’un criminel
imaginaire »
2013, 175 p.
Fantômas a traversé le 20e siècle. Revers obscur de notre monde, il invente une violence sans visage. Les avant-gardes des années 1920-1930 en ont loué le génie créatif et la puissance subversive. La modernité du 20e siècle naissant y est partout : grands magasins, chirurgie plastique, nouvelles techniques policières. En subvertissant les logiques classiques du roman policier, il questionne les identités sociales, le maintien de l’ordre et la répression des pulsions.
Classiques
du socialisme
Chez Agone (Marseille) :
Rosa Luxemburg
« Le Socialisme en France. »
Œuvres complètes, tome III.
Une entreprise éditoriale bienvenue…
Il y est question de l’affaire Dreyfus, du mouvement ouvrier, du syndicalisme révolutionnaire en France, etc. Mais à la fin du 19e siècle, pour la gauche européenne, le grand enjeu c’est : collaborer avec les gouvernements bourgeois ou rompre avec le système capitaliste. Depuis les débats de la social-démocratie allemande autour de Bernstein et Kautsky, la révolutionnaire germano-polonaise analyse la guerre de position des ténors du socialisme français, de Jaurès à Guesde et Millerand.
Chez M Éditions (Montréal) :
C.L.R. James
« Émancipation, guerre et révolution »
2013
Théoricien marxiste, pionnier du mouvement panafricaniste, nationaliste noir, indépendantiste antillais, écrivain, critique littéraire et spécialiste de criquet, C.L.R. James est l’un des grands penseurs du 20e siècle, mais son ouvre est injustement trop peu connue, surtout des francophones. Il dessine le contenu d’une politique d’émancipation qui articule les questions de race et de classe, de la libération nationale et du socialisme.
Chez Entremonde (Genève) :
Georges Sorel
« Réflexions sur la violence »
2013, 272 p.
Les Réflexions sur la violence lui donnent un statut inédit : ni plus moyen que fin, elle devient la manifestation de la division de classe au cœur du social. Au fil des pages, l’image mythique qui nous est restée du syndicalisme révolutionnaire de la Belle Époque en vient à discerner son origine dans le fait même que ses protagonistes ont vécu la grève générale comme l’émanation d’un mythe.
Fiction
Aux Éditions d’en bas (Lausanne) :
Pierre Lepori
« Sans peau »
2013
Samuel a 23 ans, il est en prison, il a allumé sept incendies et croupit dans sa cellule. Dehors, Carlo a tout perdu dans un incendie et écrit à Samuel pour essayer de le comprendre. Il lui raconte sa vie, voyant en lui le fils qu’il n’a pas su accepter. Alors que le monde se manifeste à travers des catastrophes, entre celui qui brûle et celui qui a été brûlé, un dialogue s’établit qui, de silences en accélérations brusques, entraîne le lecteur dans une réflexion sur l’homosexualité, la culpabilité et le pardon.
Aux Édition de La Nerthe (Paris) :
Jack London
« L’histoire de Jess Uck
& autres histoires »
Jusqu’ici inédit en français
2013, 80 pages.
L’histoire de Jess Uck conte le destin courageux d’une métisse indienne qui découvre les possibilités émancipatrices de l’intelligence et trouve la force nécessaire pour dépasser sa condition d’origine. L’histoire de Keesh est une parabole du triomphe de la raison sur les superstitions. La dernière nouvelle nous fait vivre la fin d’un vieil indien abandonné par sa tribu. Il se souvient du passé, de sa force et de son égoïsme de jeune homme qui animent maintenant ses enfants : la loi de la vie.
Au Passager clandestin (Paris) :
Leinster, Murray
« Un logique nommé Joe »
2013, 48 p.
Un logique nommé Joe, publié en 1946, est un texte visionnaire. Les « logiques », ça ressemble à des récepteurs d’images, munis de claviers sur lesquels vous pianotez pour avoir ce que vous voulez. Joe souffre cependant d’un défaut de fabrication qui le rend plus réactif, plus entreprenant, plus efficace. Accédant à des contenus confidentiels éparpillés sur le réseau mondial, il trouve des solutions inventives… y compris pour assassiner sa femme sans se faire prendre ou dévaliser une banque sans risque.