Fiscalité des entreprises

Fiscalité des entreprises : Le conseil fédéral ouvre sa boîte à malice

Il y a quelques jours, la ministre des Finances Widmer-Schlumpf a présenté un rapport fixant les grandes lignes d’une nouvelle politique fiscale destinée à désamorcer le conflit opposant l’Union européenne (UE) à la Suisse dans le dossier de la fiscalité des entreprises dites holdings. Parmi les propositions mises en avant, figure l’introduction d’une nouvelle forme d’imposition, fondée sur la taxation des revenus issus des droits de propriété intellectuelle (« licence box »). Pour mieux comprendre les enjeux liés à ce projet, notre rédaction s’est entretenue avec Olivier Longchamp, responsable des questions de finances internationales à la Déclaration de Berne.

En quoi les propositions présentées par le Conseil fédéral constituent-elles une réponse aux demandes de l’UE d’en finir avec les régimes fiscaux spéciaux accordés aux holdings?

 

Les entreprises mixtes ou holdings bénéficient dans les cantons de statuts fiscaux spéciaux. Ceux-ci peuvent changer d’un canton à l’autre, mais le taux d’imposition de ces sociétés est significativement inférieur à celui qui prévaut pour les entreprises normales : quand le patron d’une boulangerie genevoise paie 23 % d’impôt sur son bénéfice, une société auxiliaire basée à Genève – il s’agit souvent de grandes multinationales – ne paie que 10 ou 12 %, parfois moins. Mises sous pression par l’UE, qui voit dans ces statuts fiscaux spéciaux une forme de concurrence déloyale, les autorités suisses se sont résolues à y mettre fin. Mais en contrepartie, le Conseil fédéral propose deux mesures favorables aux entreprises, et qui vont se solder par des pertes de recettes importantes pour les collectivités publiques.

D’une part, les autorités prévoient d’inciter les cantons à baisser les taux d’imposition sur les bénéfices pour l’ensemble des entreprises. Pour ce faire, elles s’engagent, même si aucun accord définitif n’est arrêté à ce stade, à reverser aux cantons une plus grande part de la péréquation financière, pour compenser partiellement les pertes de recettes annoncées, jusqu’à 3,5 milliards. Au final, cela représentera des allégements fiscaux pour l’ensemble des entreprises et une perte de recettes pour les collectivités publiques en général. Par ailleurs, le Conseil fédéral propose de généraliser une forme d’imposition qui existe déjà à Nidwald, la licence box. Il s’agit d’une taxation des revenus considérés comme émanant de droits de propriété intellectuelle, à un taux extrêmement préférentiel de 1,2 %.

 

Qu’entend-on réellement lorsque l’on parle de revenus issus des droits de propriété intellectuelle? S’agit-il des inventions brevetées par les entreprises?

 

Un des problèmes, c’est que la définition des droits de propriété intellectuelle proposée par les autorités est floue, et va au-delà des seuls brevets d’invention, même si ceux-ci sont bien sûr concernés, ce qui pourrait au passage s’avérer très avantageux pour l’industrie pharmaceutique?; à cet égard, ce n’est pas un hasard si le canton de Bâle s’est engagé fortement en faveur de ce projet. Plus largement, il s’agit, selon les autorités, de l’imposition des revenus provenant de «droits des marques, d’échantillons ou de modèles, de plans ou de formules secrètes». Cette définition des plus floues constitue une invitation à l’optimisation fiscale et au transfert de profit, dans le sens où cela ouvre aux multinationales la possibilité de déclarer des bénéfices en Suisse pour bénéficier de ce taux préférentiel de 1,2 %, alors même que ces bénéfices auraient dû être payés au fisc du pays dans lequel l’entreprise les a réellement réalisés.

 

Si ce conflit fiscal oppose prioritairement l’UE à la Suisse, au final, les pays du Sud risqueraient donc d’être particulièrement lésés par cette forme d’imposition?

 

Absolument, dans la mesure où il est beaucoup plus difficile, pour l’administration fiscale d’un pays pauvre, d’enquêter sur un transfert de profit réalisé sous couvert de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, le projet de baisser l’imposition des entreprises au niveau cantonal est notamment motivé par le souci de garder en Suisse les multinationales actives dans le secteur du négoce des matières premières, qui auraient de la peine à justifier le recours à la licence box; la présence de ces multinationales sur sol suisse contribue pour une part importante à l’hémorragie fiscale qui frappe les pays du Sud.

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin