Japon
Japon : Relance économique, croissance des inégalités et impérialisme
La politique économique du Premier ministre libéral-conservateur japonais, Shinzo Abe, suscite un vif intérêt international. Certains comparent même déjà les Abenomics au New Deal de Roosevelt. Ainsi la quatrième économie mondiale (le Japon vient d’être dépassé par l’Inde), qui pèse plus lourd que l’Allemagne et l’Angleterre réunies, pourrait connaître une croissance de son PIB de 2 à 3 % en 2013, après un premier trimestre décoiffant (+ 4 % en valeur annualisée). Un « exploit » encore fragile, après deux décennies de stagnation. Faut-il pour autant, comme Arnaud Montebourg et nombre de commentateurs superficiels, saluer la rupture du Japon avec les politiques d’austérité, alors que son gouvernement prépare une attaque sans précédent contre les droits des sa-larié·e·s et le niveau des retraites ?
En janvier, quelques semaines après son accession au pouvoir, Shinzo Abe a annoncé une politique de relance sans précédent. D’ici deux ans, le nouveau gouverneur de la Banque centrale, Haruhiko Kuroda, prévoit ainsi de doubler la masse monétaire du pays en achetant des actifs – essentiellement des bons du trésor – à hauteur de 70 milliards de dollars US par mois (presque autant que la Fed aux Etats-Unis, mais pour une économie trois fois plus petite) ! But avoué : sortir de la déflation en visant une inflation de 2 % par an afin de freiner la thésaurisation et d’encourager l’investissement productif et la consommation. Il faut dire que les salaires japonais ont reculé d’environ 15 % et les prix de 5 % depuis 15 ans (The Economist, 9 mars 2013).
Qui va payer ?
Le gouvernement a décidé en même temps une baisse de l’imposition des entreprises, compensée par une élévation de la TVA, alors que le déficit budgétaire devrait se monter à 11,5 %, et la dette brute à 245 % du PIB à la fin de cette année. Pourtant, si la reprise de l’inflation atteignait 2 % d’ici deux ans, les taux d’intérêt à long terme pourraient difficilement rester inférieurs à cela, ce qui ferait exploser le service de la dette, détenue il est vrai à 93 % par des résident·e·s de l’archipel. Du 28 avril au 26 mai, le rendement de l’obligation japonaise à 10 ans est ainsi passé de 0,57 % à 0,86 % (elle s’est stabilisée à ce niveau depuis), provoquant un retournement du marché des actions dès le 22 mai (recul de l’indice Nikkei de 16 % en un mois), après une hausse continue de 80 % sur six mois. En réalité, pour maintenir des taux d’intérêt très bas sans toucher trop directement aux intérêts des banques, il va falloir faire passer à la caisse les petits épargnant·e·s et les retraité·e·s (près d’un quart des Japonais·e·s ont plus de 65 ans).
En même temps, au cours de ces 7 derniers mois, le yen a perdu près de 20 % de sa valeur par rapport au yuan chinois, à l’euro et au dollar, dopant ainsi les exportations du Japon (mais majorant d’autant sa facture énergétique). Or, selon le Nihon Keizai Shimbun (principal journal économique), chaque fois que le dollar s’échange contre un yen de plus, les 30 principaux exportateurs engrangent 2,7 milliards de dollars de profits supplémentaires. Certes, cette dévaluation de la monnaie japonaise (qui paraît actuellement marquer le pas) peut être considérée comme un retour de balancier par rapport à sa forte réévaluation, de 2008 à 2010. Mais va-t-elle pouvoir se poursuivre sans provoquer des réactions défensives de ses concurrents ? La Chine et la Corée du Sud sont les plus durement impactées?; l’industrie automobile européenne est aussi directement menacée, à un moment où l’UE négocie un Accord de libre-échange avec le Japon?; enfin, Ken Courtis, ancien vice-président de Goldman Sachs Asie, évoque un « Pearl Harbor monétaire » pour les Etats-Unis…
« Japan is back »
Un dernier aspect des Abenomics, qui découle du point précédent, concerne le programme de réarmement du pays. Le 9 janvier, le Ministère de la défense a demandé une rallonge de 2,1 milliards de dollars. Anticipant ce trend, les actions des sociétés d’armement – Mitsubishi Heavy Industries & IHI – ont connu une envolée, dès la victoire annoncée du PLD (et des ultra-nationalistes de l’Association pour la restauration du Japon – ARJ), à la fin de l’automne 2012.
Il faut dire que la nouvelle majorité entend renommer l’article 9 de la Constitution « Sécurité nationale », plutôt que « Renonciation à la guerre », et vise une armée « normalisée », capable de se déployer rapidement en cas d’urgence. Elle entend aussi abolir l’exigence d’une majorité qualifiée des deux tiers aux deux chambres pour une révision ultérieure de la Constitution. Simultanément, la justification par le maire d’Osaka (leader de l’ARJ) de certaines atrocités de la dernière guerre, comme l’esclavage sexuel des femmes, les campagnes de la presse à grands tirages contre les importations chinoises, et les diatribes haineuses de l’extrême droite contre l’immigration coréenne sont les signes inquiétants d’un retour en force de la rhétorique impériale.
En dépit de cela, le 6 juin dernier, Arnaud Montebourg a cité en exemple les Abenomics pour critiquer l’orthodoxie budgétaire allemande. Réalisait-il que la politique des conservateurs japonais n’a pas grand-chose à voir avec une relance portée par la demande du plus grand nombre, qui impliquerait la redistribution d’une partie des profits des entreprises en faveur des salaires directs et indirects, mais aussi des dépenses publiques ? En effet, en dépit de la décision très médiatisée – en mars dernier – d’une grande chaîne de magasins, d’augmenter les salaires très modestes de ses employé·e·s, la principale faîtière patronale (Kaydanren) ne veut pas en entendre parler tant que la reprise de la croissance et des profits ne sera pas avérée. « J’espère que ce sera possible dès que possible », a quant à lui répondu évasivement Shinzo Abe (AFP, 11 juin 2013). Or, cela fait cinq semestres consécutifs que l’investissement des entreprises recule…
Thatchérisme du 21e siècle
Le Japon compte 2 des 6 plus grandes sociétés, et 71 des 500 principales entreprises mondiales (pratiquement autant que la Chine et tous les autres pays asiatiques réunis). Ce sont ces puissants intérêts privés qui soutiennent la politique actuelle de M. Abe et de son parti. Leur offensive a certes besoin de marquer des points dans l’opinion en prévision de la désignation de la Chambre haute, le 11 juillet prochain, mais les capitalistes japonais ne sont pas prêts à payer ce succès électoral au prix fort. Ainsi, le 5 juin dernier, le chef du gouvernement avait beau jeu d’annoncer son intention d’accroître les revenus des Japonais de 3 % par an, mais sans préciser qui profitera de cette manne.
Shinzo Abe a défendu ses réformes en évoquant les « trois flèches » que devaient décocher les samouraïs lors de leurs duels moyenâgeux. La première, c’est l’augmentation massive de l’offre monétaire?; la seconde, les programmes de dépenses publiques?; et la dernière, un ensemble de « mesures structurelles » pour rendre l’économie japonaise plus compétitive. S’il a été très bavard sur ces deux premières flèches, il l’a été beaucoup moins sur la troisième, qui s’annonce beaucoup plus impopulaire. Le 19 juin, à Londres, il a promis d’être aussi audacieux que Margaret Thatcher (Les Echos, 20 juin). « La clé du succès réside dans le secteur privé et l’Etat doit avant tout lui faciliter la tâche en réformant et dérégulant », a-t-il confié aux patrons japonais (AFP, 11 juin).
On parle déjà de réduire les charges des entreprises et d’augmenter les soutiens publics à l’innovation, mais il va être surtout question de « réformer » les retraites et de faciliter les licenciements (le taux chômage était de 4,1 % en avril) (Akio Egawa, Institut Bruegel, 14 juin). Selon la statistique internationale, le Japon est aujourd’hui, avec le Danemark, le pays qui connaît la distribution des revenus la moins inégalitaire au monde, et c’est cela que la droite japonaise entend briser. Pour connaître le programme détaillé (et l’échéancier) de ce plan de régression sociale, il faudra cependant attendre le lendemain des élections sénatoriales de juillet prochain.
Jean Batou