Twelve years a slave, une sensibilisation à l'histoire de l'esclavage

Steve McQueen, réalisateur anglais, dont les parents sont originaires de Grenade, nous livre, avec « Twelve Years a Slave », un film poignant et important. Son film est, en effet, une illustration magnifique de la façon dont le cinéma peut servir de vecteur de sensibilisation à l’histoire et à l’esprit critique. 

Avec Twelve Years a Slave, Steve McQueen plonge au cœur de la barbarie du capitalisme sur laquelle s’est érigée l’Amérique. Il raconte l’histoire de Solomon Northup, citoyen libre de l’État de New York, marié et père de trois enfants. 

A 33 ans, soit en 1841, cet homme est enlevé à Washington par des marchands d’esclaves après avoir été drogué jusqu’à l’inconscience. Il se réveille dans un cachot, enchaîné et dépouillé de son certificat d’homme libre (document nécessaire à tout Noir désireux de se déplacer). Il est ensuite vendu comme esclave et envoyé en Louisiane. 

Dans le Sud des États-Unis, Solomon travaille sept jours sur sept à l’accumulation du capital de ses maîtres, notamment dans des plantations de canne à sucre et de coton, mais aussi en jouant du violon dans les bals des planteurs de la région. Pendant douze ans, le travail forcé, les coups de fouet, les violences sexuelles, les humiliations, les contrôles sans faille, les meurtres, qui forment le cœur du système esclavagiste, déchirent sa vie et celle de ses compagnons d’infortune. Grâce à une lettre envoyée à ses amis du Nord par l’entremise du seul abolitionniste de la région, ses droits d’homme libre lui sont finalement rendus en 1853. 

 

Histoire de l’esclavage 

et cinéma

Ce film est d’un grand intérêt pour plusieurs raisons. Premièrement, les films sur ce système d’exploitation sont rares. Alors que l’esclavage a marqué 250 ans d’histoire des  États-Unis, Hollywood ne lui a consacré, de toute son histoire, que 20 films. Nombre d’entre eux édulcorent ou encensent cette réalité d’une violence inouïe. Il faut attendre le développement des mouvements noirs radicaux des années 1970 pour que la barbarie de la société esclavagiste soit mise en lumière, notamment avec le film Mandingo de Richard Flesher. 

Deuxièmement, le film adopte le point de vue d’un esclave et rompt ainsi avec la vision paternaliste traditionnelle, représentée, par exemple, en 1998 par Amistad de Spielberg. Enfin, Steve McQueen ne se borne pas à de la fiction, mais se fonde sur le récit historique de Solomon Northup lui-même, récit publié en 1853 dans le cadre de son engagement pour l’abolition de l’esclavage. Il faut dire que le réalisateur fait preuve d’une extrême rigueur dans son adaptation cinématographique. C’est sans doute une raison du manque de contextualisation. 

Il filme, en effet, le parcours individuel de l’homme sans donner de clés de compréhension concernant les enjeux politiques qui se jouent hors des plantations. Un point de l’adaptation mérite critique, une omission désolante. Le réalisateur donne à voir des esclaves enfermés dans leur aliénation, dans leurs souffrances sans plus de force ni pour la révolte ni pour la création de liens entre eux. Bref, en dehors du protagoniste, les esclaves ne font l’objet que d’une pâle ébauche de personnages. Or le récit de Solomon Northup montre autre chose : le développement de liens d’amitié, d’amour et de solidarité (bien que limités en raison des conditions d’exploitation sur les plantations), mais surtout les tentatives d’évasion et d’insurrection des esclaves. L’auteur du livre bat en brèche le préjugé fortement enraciné concernant la passivité de ces hommes et de ces femmes qui, en partie, a servi de justification au système esclavagiste. S’il est vrai que toutes les tentatives de révoltes auxquelles a assisté Solomon sont vaines, il ne manque pas d’en expliquer les raisons, c’est-à-dire la puissance du contrôle et de la surveillance mis en œuvre par la classe d’esclavagiste blanche et organisée. Ces informations fondamentales restent dans l’angle mort de la caméra de McQueen. 

 

L’impensé colonial, 

clé du succès

Twelve Years a Slave est un succès retentissant. Le film a été dix fois nommé aux Oscars et se trouve en tête des box-offices. Figurant parmi les dix meilleures ventes du New York Times, le livre, quant à lui, a été vendu à 100 000 exemplaires en seulement deux mois. Les critiques des journaux dominants, de droite comme de gauche, sont unanimes. Ce succès est peu commun pour un homme qui affirme: «Mon film est un appel aux armes contre ceux qui pensent que la liberté nous est donnée» (Le Monde 21 janvier 2014). Cette unanimité s’explique peut être, en partie, par le fait que McQueen a trouvé un moyen de susciter de l’empathie vis-à-vis de l’exploité en partant de l’histoire d’un homme libre (soit un homme avec des droits, lettré, violoniste classique, marié, croyant, etc.), « auquel tout le monde pourrait s’identifier » comme il le dit lui-même (voir l’avant-propos du livre). Mais l’empathie joue également vis-à-vis de l’exploiteur. 

En effet, le premier maître de Solomon est un esclavagiste plein d’humanité. C’est là une louange qui revient très souvent dans la presse dominante : McQueen a su dresser un tableau qui ne soit pas trop manichéen. Ici, le réalisateur suit fidèlement le récit de Solomon. Mais ce dernier est confronté dans sa chair au travail forcé. On peut comprendre que, pour lui, la différence de caractère entre ses exploiteurs joue un rôle fondamental. Plus de 150 ans plus tard, fort est à parier que, sans l’esclavagiste blanc et bon, le film n’aurait pas été si bien accueilli dans des pays ayant trempé jusqu’au cou dans cette barbarie (la Suisse comprise). 

Enfin, le succès du film n’aurait pas été possible sans la caution d’une star hollywoodienne. Comme le dit McQueen: «No Brad, no movie». Brad Pitt, dans le film, joue le beau rôle de l’intermédiaire, rare abolitionniste, qui permet à Solomon de regagner sa liberté. Dans la vraie vie, il est l’intermédiaire disposant du capital permettant à l’artiste de réaliser et de diffuser largement son œuvre. Si l’on en croit McQueen, le succès essentiel pour lui réside dans la diffusion à large échelle du témoignage détaillé d’un homme soumis à l’esclavage entre 1841 et 1853. Il s’emploie d’ailleurs à le faire entrer dans les programmes scolaires aux États-Unis. Twelve Years a Slave n’est pas un film militant, mais un très bon film favorisant la sensibilisation d’un large public à l’histoire de l’esclavage.

Isabelle Lucas