La grande prêtresse de la Soul sen est allée
La grande prêtresse de la Soul sen est allée
Nina Simone, née le 21 février 1933 dans une famille pauvre de Tyron, en Caroline du Nord, est décédée le 21 avril dernier à Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône. Dès son plus jeune âge, elle a subi la triple oppression liée à ses origines modestes, à son statut de femme et à sa couleur de peau. Le 25 avril, plus de trois cent personnes ont assisté aux obsèques de la plus grande figure musicale du mouvement des années soixante contre la «blaxploitation»1. Conformément à ses vux, ses cendres seront dispersées dans différents pays du continent africain.
Eunice Waymon, de son vrai nom, a commencé a apprendre le piano classique à 4 ans. A 17 ans, elle est la première élève noire de la «Julliard School of Music» de New-York, mais ses rêves de devenir concertiste se brisent lorsque, à cause de ses origines, elle est refusée à lentrée du prestigieux «Curtis Institute of Music» de Philadelphie. En lui barrant la route, les esprits bien pensants de lépoque ont créé une des plus grandes artistes de la soul, mais surtout la plus farouche opposante au système ségrégationniste états-unien: en 1954, Nina Simone est née
Le tournant «Protest song»
Cest au courant des années soixante que Nina Simone laisse éclater toute sa rage dans ses chansons. Fortement engagée dans le mouvement pour les droits civiques, elle est sensible à la radicalisation «Black Power» prônée par Huey Newton et Bobby Seale, leaders des Black Panthers. Bien que connue pour la chanson extraordinairement prenante Why? (The King of Love Is Dead), écrite après lassassinat, le 4 avril 1968, de Martin Luther King, elle na jamais caché se sentir plus proche de Malcolm X: «Jai été une politicienne dès le moment où le mouvement pour les droits civiques ma choisie comme sa «protest singer». La musique devenait puissante en accompagnant le mouvement. Il faut comprendre que je nai jamais été non-violente. Jai suivi Dr. Martin Luther King, car il était extraordinairement populaire, mais ma sympathie allait pour Malcolm X. Je crois quil est nécessaire, dans des situations telles que nous avons connues, de répondre aux armes par les armes! Si je navais pas été musicienne, je serai probablement déjà morte depuis longtemps.» Des mots durs qui évoquent une vie faite de vexations, dhumiliations et de douleurs, dues à sa condition de femme noire.
Le 11 juin 1963, lactiviste du mouvement des droits civiques Medgar Evers est assassiné2 à Jackson, Mississippi. Le 15 septembre de la même année, à Birmingham dans lAlabama, quatre jeunes afro-américaines sont tuées par une bombe lancée dans léglise baptiste de la cité3. A la suite de ces événements, Nina Simone compose une chanson qui ne quittera plus son répertoire: Mississippi Goddam. Cest aussi dans ces années quelle réalise Revolution et I Wish I Knew How It Would Feel To Be Free, ou encore ce qui deviendra lhymne identitaire de la jeunesse afro-américaine: To Be Young, Gifted and Black. Mais, après une décennie de violence raciste et de trop de sang versé, Nina Simone quitte ce pays quelle ne supporte plus. En 1974, Myriam Makeba4, lui propose de «rentrer à la maison» et elles sinstallent au Liberia. Suivra un vagabondage au travers de lEurope et cest en France quelle finira par sétablir.
Engagée jusquau bout!
Lorsquelle a quitté les Etats-Unis, Nina Simone estimait que les noirs nallaient jamais pouvoir y obtenir leurs droits. Elle déclarera dailleurs: «ils ont tués tous nos leaders, sauf Louis Farrakan», «après la mort de Martin Luther King, de Malcolm X, de Medgar Evers et de tant dautres, pour moi, le mouvement était mort.» Nina Simone était une artiste de grand talent, avec une voix à la fois rauque et sensuelle, puissante et douce, parfois triste. Elle se promenait entre le jazz, le blues, la soul et le gospel avec une aisance hors du commun. Jusquà la fin, elle a interprété des chansons ayant trait à la justice, à la liberté et à lémancipation. En 2001, au «Arlene Schnitzer Hall», à Portland dans lOregon, lors dune de ses très rares apparitions aux Etats-Unis, elle a dédié son concert à Marcus Garvey5, Langston Hughes6, Lorraine Hansberry7 et Paul Robeson8. Parmi les chansons jouées ce soir-là, il y avait Four Women (chanson anti-raciste et féministe, longtemps interdite des ondes), Why? (The King of Love Is Dead) et, bien sûr, Mississippi Goddam, agrémentée de commentaires contre un certain George W. Bush
On the 21st of April, the Queen of Love died
Erik GROBET
- Sur la musique afro-américaine engagée des années 60: Erik Grobet, «Stand up and be counted», solidaritéS, n°127 (ancienne formule), 18 mai 2001.
- Lassassinat de Medgar Evers a également inspiré Bob Dylan, qui a composé, en 1964, Only a Pawn in Their Game en son hommage.
- Voir à ce sujet le magnifique documentaire de Spike Lee (1998): Four Little Girls.
- Chanteuse sud-africaine exilée aux USA et fer de lance de la lutte contre lapartheid.
- Marcus Mosiah Garvey (1887-1940), leader de lUniversal Negro Improvement Association, il a été le premier a organiser les masses noires en un mouvement politique.
- Langston Hughes (1902-1967), poète afro-américain, il a été parmi ceux qui ont le mieux traduit en littérature la ségrégation aux USA.
- Lorraine Hansberry (1930-1965), écrivaine et peintre afro-américaine, elle a écrit en 1959 la fameuse pièce A Raisin In The Sun, première pièce «noire» produite à Brodway.
- Paul Robeson (1889-1976), chanteur, acteur et athlète, il était surtout une grande figure de la gauche états-unienne qui, à lapogée de sa gloire, a été, comme beaucoup dautres artistes, victime du maccarthisme et contraint à lexile.