Pour un monde sans frontières
Pour un monde sans frontières
Nous reproduisons ici lanalyse dun militant lyonnais, qui explique bien le sens de la revendication de libre circulation des femmes et des hommes comme réponse cohérente, internationaliste et solidaire, à la mondialisation capitaliste. Cette démarche politique, stimulée par la lutte des sans-papiers en France, en particulier après 1997, été reprise publiquement par une série dassociations. Rappelons quen Suisse, SOS Racisme a milité pour le droit à la libre circulation depuis sa fondation, en 1995. En marge de ce document, nous publions également des extraits significatifs dune série dautres commentaires qui étayent le même point de vue.
Après deux décennies marquées par la montée de la xénophobie, limpact du mouvement des sans-papiers a démontré que ce processus nétait pas inéluctable. ( ) Évidemment, remonter la pente sur ce terrain après une telle accumulation de reculs ne se fera pas du jour au lendemain mais, incontestablement, le consensus xénophobe qui régnait sans partage dans le débat public a été ébréché.
Cette nouvelle donne peut se lire dans lévolution sensible des discours. Le terme de «clandestins», répulsif et déshumanisant sest effacé pour être remplacé par celui de «sans-papiers», désignant des individus concrets luttant pour leurs droits. Plus significatif encore, sur un plan politique, des voix de plus en plus nombreuses sélèvent pour la liberté de circulation.
Un idée qui gagne du terrain
( ) La lutte collective des sans-papiers a amené de nombreuses remises en cause. Refusant lalternative suivante: maintenir les sans-papiers dans leur situation de non-droit ou les expulser, un certain nombre de militants et dorganisations ont repris à leur compte la revendication dune régularisation globale des sans-papiers. Prenant acte de limpossible fermeture des frontières sauf à transformer la France en camp retranché, ils en sont arrivés à la conclusion quil était logique de remettre en cause cette politique elle-même plutôt que de devoir lutter à intervalles réguliers pour la régularisation de nouveaux sans-papiers.
Dans une lettre ouverte envoyée cet été à Jospin, six associations (Act-up, Cedetim, Droits devant, Fasti, Gisti et même le syndicat de la magistrature) se sont prononcées clairement pour le principe de la liberté de circulation. Sans rejoindre cette position, dautres comme la L. D. H. ou la CIMADE. sy sont déclarées favorables, mais en le dissociant du droit à linstallation. Tout étranger pourrait accéder au territoire français mais sans avoir la possibilité de sy établir (1). Aujourdhui, la liberté de circulation est donc en train de perdre son statut de question théorique de principe pour simposer comme une option politique.
La Gauche refuse le débat
Dans ce contexte, la gauche na pu éviter de se positionner sur la liberté de circulation, mais elle se refuse de fait à engager un réel débat sur cette question. Pour cela, elle joue sur plusieurs registres.
1. Le gouvernement de gauche, dans le rôle du gestionnaire responsable, voudrait fixer les limites du raisonnable: ce serait le projet Chevènement. Aller au-delà ferait le jeu du Front national. On voudrait ainsi nous faire avaler que lutter contre la fermeture des frontières, ce serait renforcer le F.N. alors quappliquer sa politique ce serait le combattre. Quant à lidée de libre circulation, elle relèverait de la folle utopie, «la France ne pouvant accueillir toute la misère du monde».
2. La gauche sefforce de cantonner la libre circulation à une simple indignation morale, sympathique et pleine de bons sentiments. Elle lui nie le statut de question politique, seule la gestion du système existant, capitaliste et étatique, relevant, selon elle, du domaine politique.
3. Comme tout État occidental pratiquant une politique visant à stopper limmigration, le gouvernement Jospin accompagne cette politique de fermeture de grandes déclarations sur le nécessaire effort de coopération. Accepter limmigration ne serait pas la solution, il faudrait au contraire favoriser le développement des pays du Sud.
4. Pour discréditer le principe de libre circulation, Chevènement lassimile aux positions des ultra-libéraux. Avec cet amalgame, il tente de retourner largument selon lequel, à lheure de la mondialisation, les marchandises et les capitaux franchissent librement les frontières, alors que les individus en sont prisonniers. Chevènement prend la posture dun défenseur de lÉtat-nation, présenté comme le meilleur rempart contre la dérégulation capitaliste.
Quelle coopération ?
La coopération joue le rôle dun alibi. Derrière un discours qui se veut généreux, la réalité est toute autre. En termes quantitatifs, leffort de coopération naugmente pas mais diminue parallèlement au renforcement du dispositif anti-immigrés. Dune part, les fonds publics daide au développement ne cessent de chuter. A léchelle mondiale, ils ont reculé de 20% en 1996 par rapport à 1995. Dautre part, laide durgence «humanitaire» absorbe une part croissante de ces fonds pendant que le montant des prêts publics bilatéraux seffondre. De plus, la coopération est rarement désintéressée, elle sert à entretenir la zone dinfluence des puissances impérialistes. Ces flux financiers sont dailleurs directement utilisés comme une arme pour rendre coopératifs des États dans la lutte contre limmigration de leurs propres ressortissants. Cest à cela que pense Patrick Weil quand il déclare qu «une bonne coopération internationale est beaucoup plus efficace que toute mesure de police, notamment avec les pays qui bénéficient de notre coopération financière» (2).
Fondamentalement, la solidarité des populations à léchelle planétaire ne peut pas, pour nous, se concevoir par lentremise des États. Aujourdhui, les fonds importants quenvoient les travailleurs expatriés à travers le monde sont la forme de coopération la plus efficace, en marge dune pure logique de profit et évitant les détournements et autres prédations. Seuls ces expatriés ont la confiance de ceux qui restent au pays et la connaissance de leurs besoins réels.
La solidarité ne peut se tisser quà travers la mise en place de liens directs et concrets entre individus. Ceci implique la multiplication des déplacements et le brassage des populations. Dans cette logique, il nest pas possible dopposer immigration et coopération.
Fantasme dinvasion
Lidéologie libérale conçoit le monde à travers le prisme déformant de lhomo conomicus. La «rationalité» économique régnant en maître absolu, tout individu serait totalement mobile, cherchant à vendre sa force de travail au plus offrant aux 4 coins de la planète. Pourtant la décision de sexiler est plus souvent vécue dans la réalité comme un arrachement que comme une belle aventure, particulièrement quand le fossé en terme de culture et de mode de vie est important. «Dans toute société, seule une faible minorité dindividus choisit le déracinement pour un profit hypothétique, même dans le cas où le différentiel de niveau de vie est considérable. Seules les situations où la survie elle-même est en jeu, dans des cas de famine grave ou de guerre civile, peuvent provoquer de véritables exodes.»
La suppression des frontières intérieures de lUnion européenne na pas contribué significativement au peuplement des régions les plus riches. Pourtant, les inégalités de développement au sein de lU.E. sont particulièrement importantes. Pour prendre un exemple extrême, le Produit intérieur brut par habitant dans la région dIpeiros, en Grèce, représente à peine plus de 20% de celui du Land de Hambourg (3).
Sans que cette information ait été largement diffusée, certains pays hors Union européenne bénéficient dun statut dérogatoire accordant à leurs ressortissants le libre accès au marché du travail français. Cest le cas pour le Togo, mais cela létait aussi encore récemment pour la Centrafrique et le Gabon, avant que ces deux pays signent, semble-t-il, une convention avec lÉtat français mettant fin à cette situation (4). Il nen a pas résulté pour autant un déferlement incontrôlé et massif de population.
Un principe libéral ?
A ladresse de Chevènement, on peut tout dabord rétorquer que les libéraux ne sont pas favorables à la libre circulation des individus mais à celle des marchandises et des capitaux. La théorie libérale prône la mobilité de la force de travail, soit lhumain considéré comme une marchandise. Ce nest pas pour rien que les États capitalistes ont généralement favorisé une immigration de travailleurs, sefforçant déviter la venue de familles et «dimproductifs». Alors que le libéralisme broie les individus au nom de la loi du marché, nous luttons pour leur plein épanouissement.
Il est vrai que refuser le contrôle des flux migratoires nest pas, en tant que tel, une prise de position libertaire. Dans un contexte où le faible taux de chômage risque dentraîner une hausse des bas salaires, une partie du patronat américain se déclare publiquement favorable à un afflux massif dimmigrés. Rappelons quaux États-Unis, à partir du 19 décembre 1997, les nouveaux immigrants, pendant une période de cinq ans, ne pourront bénéficier daucune aide sociale fédérale: les bons dalimentation, le supplément de revenu ou laide aux indigents (5).
Lexemple américain montre clairement que le combat pour la libre circulation ne peut être considéré isolément. Il sinscrit dans une lutte globale qui nous concerne tous, pour légalité et contre la précarité, dont les sans-papiers subissent une forme extrême. A lheure de la mondialisation, cette lutte contre la logique dun système basé sur loppression et lexploitation ne peut se concevoir quà léchelle planétaire.
Un combat darrière-garde
Léconomie se mondialise. Cest un fait. Croire quil est possible de rendre lexploitation capitaliste acceptable en proposant de la maintenir dans un cadre national ne peut quêtre une impasse. Si le mouvement social veut ouvrir de nouvelles perspectives, il doit renoncer à un combat darrière-garde, où la nostalgie dun supposé «capitalisme social» franco-français lalignerait sur les positions du Front national.
Dans un monde en crise, la logique nationaliste se traduit par le renforcement des crispations identitaires. La xénophobie serait, en quelque sorte, la seule valeur universelle, justifiant partout la fermeture des frontières. En France, pour Chevènement comme pour Le Pen, «lidentité nationale» serait menacée. Il faudrait donc la protéger. Ce combat nest pas le nôtre. Partout dans le monde, nous considérons les déshérités, les exploités, les opprimés comme nos compagnons de lutte.
Sur le socle du nationalisme, sest édifié un véritable apartheid mondial. Aujourdhui, la partie la plus nombreuse de lhumanité est fortement invitée à rester où elle se trouve; elle est en quelque sorte assignée à résidence. Cette logique de séparation est inacceptable. Sur un plan éthique, elle nie luniversalité du genre humain. Sur le plan politique, elle hypothèque toute possibilité démancipation sociale.
Un apartheid social
Les pays industrialisés, réunissant un cinquième des habitants de la planète, produisent et consomment près de 80% de la richesses mondiale. Ce fossé ne cesse de se creuser. Entre 1960 et 1993, la part du revenu détenu par les 20 % les plus riches, pour la plupart concentrés dans les pays du Nord, est passée de 70 à 85% tandis que celle des 20 % les plus pauvres a reculé de 2,3 à 1,4%.A partir du constat de cette inégalité fondamentale, on voudrait nous faire croire que nous serions des privilégiés qui devraient rester soudés pour défendre notre niveau de vie contre des «hordes barbares» prêtes à dévaliser nos frigidaires.
Revenons maintenant sur le phénomène dapartheid pour mieux en cerner la nature. Tout dabord, il nest pas réellement ethnique ou national, mais social. Un émir du Golfe nest pas assujetti aux frontières, alors quun RMIste français se trouve pratiquement dans limpossibilité de se déplacer. Ensuite, cet apartheid nest pas limitée aux relations internationales. On peut noter la même évolution au sein de chaque État: au Brésil et ailleurs, les plus riches sisolent dans des quartiers dont laccès est protégé par des polices privées chargées den garder les frontières, tandis quen France, des populations entières sont confinées dans des cités ghettos pour pauvres et des S.D.F. se voient interdire laccès de nombreuses villes touristiques.
Cette «forteresse blanche», que nos dirigeants érigent, nest pas là pour nous protéger. Au contraire, elle constitue une prison. Lappareil répressif en développement continuel permet à lÉtat de renforcer son contrôle sur les couches sociales jugées dangereuses et peut être utilisé à tout moment pour réprimer les mouvements sociaux. La liberté de circulation nest pas une utopie. Aujourdhui plus que jamais, lutopie est dans le camp des «gestionnaires», qui prétendent pouvoir nous offrir un capitalisme «à visage humain».
* Membre du groupe Durruti de Lyon. Tiré du «Monde Libertaire» des 4-10 décembre 1997.
1 Cette dissociation apparaît comme une position incomplète qui pourrait avoir des conséquences contradictoires. Dune part, sa mise en pratique constituerait un incontestable progrès dans le domaine. des libertés individuelles, la suppression des visas permettant légalement à tout étranger de rendre visite à sa famille ou à des amis. Mais dautre part, lobjectif dempêcher létranger de sinstaller en France sil le désire impliquerait que lÉtat sen donne les moyens. Laccès au marché du travail et au système de protection sociale serait interdit à ces étrangers indésirables. Des sans-papiers, en plus grand nombre quaujourdhui, se verraient condamnés à une situation de non-droit. Logiquement, cela pourrait entraîner un important renforcement de lappareil répressif pour traquer et expulser les sans-papiers qui se maintiendraient malgré tout sur le territoire.
2 «Pour une nouvelle politique dimmigration», Esprit, avril 1996, p. 151.
3 Chiffres pour 1995 en standard de pouvoir dachat. Alternatives Économiques, hors-série n°34, 4e trimestre 1997.
4 Alain Morice, «Migrants, libre circulation et lutte contre la précarité» dans lindispensable brochure Sans-papiers, chronique dun mouvement, co-édition IMMédia-Reflex, 1997.
5 Le Monde du 12 octobre 1997.