Prostituées de Calcutta en lutte pour leurs droits


Prostituées de Calcutta en lutte pour leurs droits


Le Manifeste des travailleuses/rs du sexe de Calcutta livre une analyse de la situation des prostituées dans le contexte capitaliste semi-colonial et patriarcal en Inde. Il explique pourquoi il faut lutter pour la reconnaissance de leur droits.

Julie de Dardel


La création, en 1995, du Comité Durbar Mahila Samanwaya (Comité pour la coordination des femmes) marque le début d’un processus de contestation du stigmate lié à l’exercice de la prostitution et le commencement d’une lutte portée entièrement par les travailleuses/rs du sexe, un groupe fortement marginalisé dans la société indienne. A la base de ce Comité, il existait déjà depuis 1992 un programme d’intervention HIV/MST qui, pour la première fois en Inde, impliquait directement des travailleuses du sexe dans un projet de développement qui ne cherchait pas à les réhabiliter. Réussissant pleinement à s’autoorganiser, elles ont mis sur pied de nombreuses manifestations de rues, une crèche pour les enfants de prostituées, une banque coopérative, etc. Des travailleurs du sexe masculins ont également rejoint le mouvement de leur propre initiative. En 1997, le Comité rend public le «Manifeste des travailleuses/rs du sexe de Calcutta».

Ni pitié ni paternalisme, une vraie reconnaissance

Les prostituées expliquent qu’il leur est d’autant plus difficile de faire reconnaître leurs droits en temps que travailleuses/rs que leur métier est dominé par des représentations et des jugements de valeurs. «La notion de prostituées est rarement utilisée pour faire référence à un groupe professionnel qui gagne sa vie en fournissant des services sexuels. Elle est plutôt utilisée comme une notion descriptive d’une catégorie homogénéisée, habituellement de femmes menaçant la santé publique, la morale sexuelle, la stabilité sociale (…). Nous faisons l’objet de pratiques discursives et de projets pratiques dont le but est de nous sauver, nous réhabiliter, améliorer, discipliner, contrôler ou fliquer (…) Même lorsque les discours dominants nous perçoivent de façon moins négative, voire avec sympathie, ils ne sont pas dénuées de stigmatisation ou d’exclusion sociale. En tant que victime d’abus, dénuées de pouvoir et de ressources, nous sommes perçues comme des objets de pitié (…). Les personnes qui s’intéressent à notre bien-être, et beaucoup se sentent réellement concernées, sont souvent incapables de penser au-delà d’une réhabilitation ou de l’abolition complète de la prostitution.» Refusant l’hostilité moralisatrice autant que les attitudes paternalistes, les travailleuses/rs du sexe luttent pour des conditions de travail et de vie meilleures en se forgeant une identité positive et en affirmant leur volonté d’autonomie.

Une analyse ancrée dans le contexte capitaliste et patriarcal

Le manifeste affirme qu’il est crucial de percevoir la situation des travailleuses/rs du sexe dans leur totalité, comme «des personnes entières, avec une variété de besoins émotionnels et matériels, vivant dans un contexte social, politique et idéologique concret et spécifique (…)». Leur analyse est donc fortement ancrée dans le contexte capitaliste et patriarcal de la société indienne. «En général, [les hommes] pensent que les femmes sont faibles, dépendantes, immorales ou irrationnelles – qu’elles ont besoin d’être dirigées et disciplinées. Conditionné-e-s par les idéologies patriarcales du genre, hommes et femmes soutiennent généralement qu’il faut contrôler le commerce du sexe et opprimer les travailleuses/rs du sexe pour maintenir l’ordre social. Ce discours moral est si fort que même nous, les prostituées, avons tendance à nous penser nous-mêmes dépravées».

Il ne s’agit néanmoins pas de s’opposer aux hommes dans leur ensemble: «Les hommes, comme les femmes, sont différencié-e-s selon leur classe sociale, caste, race et autres rapports sociaux. Les jeunes hommes à la recherche d’initiation sexuelle, les hommes mariés à la recherche de compagnie d’«autres» femmes, les travailleurs immigrés séparés de leurs épouses à la recherche de chaleur et de compagnie dans le quartier rouge, ne peuvent pas tous être rejetés comme étant pervertis et mauvais».

«A côté de toute usine, relais routier, ou marché, il y a toujours eu des quartiers rouges. Le système de rapports de production et de logique lucrative qui pousse les hommes à quitter leurs maisons et villages pour les villes, pousse également les femmes à devenir des travailleuses du sexe pour eux». Mettant en exergue le caractère inéluctable de la prostitution dans le système capitaliste, elles souhaitent dès lors qu’on reconnaisse le rôle social et humain qu’elles ont à jouer au quotidien: «une prostituée peut comprendre l’étendue de la solitude, de l’aliénation et du désir d’intimité poussant les hommes à venir nous voir. Le besoin sexuel de ces hommes ne se limite pas à un acte sexuel mécanique, à une satisfaction momentanée d’instincts «primaires». Au-delà de l’acte sexuel, nous fournissons un plaisir sexuel plus large fait d’intimité, de toucher et de sociabilité –service que nous rendons sans aucune reconnaissance pour sa signification».

Bien que datant de quelques années, ce document soulève des questions qui restent entièrement d’actualité. Il nous incite à (ré)ouvrir un débat sur la prostitution en nous mettant véritablement à l’écoute des revendications des personnes qui vivent de cette profession et qui ont droit au même respect et aux mêmes droits que n’importe quel/le travailleur/euse.