Comment penser et combattre l'oppréssion spécifique des femmes


Comment penser et combattre l’oppression spécifique des femmes?


Invitée à l’Université de Lausanne par Patricia Roux, dans le cadre des études genre, Christine Delphy, sociologue féministe française, est revenue sur la signification de quelques termes et de quelques idées pour penser et combattre l’oppression spécifique des femmes.

Jean Batou et Magdalena Rosende

Penser l’oppression spécifique des femmes pour se donner les moyens de la combattre pose des problèmes intellectuels complexes. Christine Delphy est connue pour son engagement militant dans la fondation du MLF (mouvement de libération des femmes) en France. Elle a toujours été la tenante d’un féminisme radical, indissolublement antipatriarcal et anticapitaliste. A ce titre, elle défend le point de vue que le genre précède le sexe, c’est-à-dire que les rôles dévolus aux femmes et aux hommes sont des constructions sociales qui ne découlent aucunement d’attributs naturels. Dans ce sens, le genre renvoie à la constitution de deux groupes sociaux, non seulement différents mais opposés, hiérarchisés. Pour penser cette inégalité sociale-là, elle est revenue sur quelques termes et sur leurs usages. Une bonne occasion de relancer la réflexion sur la construction sociale de l’oppression des femmes1.

Trois significations différentes du patriarcat

Christine Delphy estime que le terme «patriarcat» décrit bien le système social de domination des femmes par les hommes. Dans «patriarcat», il y a l’idée de père, dans le sens du chef de la famille – non nécessairement du géniteur – mais aussi d’autorité et d’origine. Aussi important: ces idées font système.

Du point de vue de l’usage courant, on distinguera trois acceptions. La première est essentiellement littéraire: elle évoque la tradition, l’ordre, la frugalité et la simplicité. Sur le plan politique, c’est le gouvernement des chefs de famille. La seconde est d’inspiration anthropologique: elle a été introduite par Morgan et vulgarisée par Engels2. En partant d’une conception évolutionniste des sociétés humaines, aujourd’hui abandonnée, elle confondait la filiation matrilinéaire avec le pouvoir matriarcal. Elle percevait ainsi le passage à la filiation patrilinéaire comme une défaite historique des femmes. En réalité, on sait que la filiation matrilinéaire conférait l’autorité familiale au frère de la mère, à l’oncle, plutôt qu’à son conjoint ou au père, définissant simplement une autre modalité du patriarcat, conçu comme pouvoir du chef de famille masculin. La troisième appartient à la théorie féministe et a été introduite par Kate Millett en 19703.

Le patriarcat dans la théorie féministe

Pour les féministes, le patriarcat définit un système social de domination des femmes par les hommes. C’est un terme utile, en ce qu’il exprime de façon synthétique la substance de cette domination, et qu’il est aisément traduisible dans un grand nombre de langues, au moins occidentales. De surcroît, il indique la présence d’un système social de pouvoir («arcat»), évitant ainsi les travers de l’essentialisme, de l’abstraction, voire de la psychologisation, que peut véhiculer le terme de «domination masculine», utilisé par Pierre Bourdieu.

La perception de la victime d’un système est au principe de toute prise de conscience. Pourtant, la révolte contre l’oppression ou l’exploitation ressentie par une travailleuse sous-payée qui subit de surcroît un mari brutal ne débouche pas ipso facto sur la mise en cause du patriarcat. Pour cela, il faut encore qu’elle puisse se débarrasser des explications naturalistes les plus courantes, qu’elles soient d’inspiration physiologique (appareil sexuel ou cerveau différent) ou psychologique (caractère passif, docile, narcissique, etc.) pour déboucher sur une critique politique du patriarcat, un système de pouvoir dynamique, capable de se perpétuer, et qui résiste à toute transformation de son noyau central: la suprématie des hommes.

Patriarcat et capitalisme

L’après 68 a été marqué par un débat contradictoire entre féministes radicales et courants de l’extrême gauche sur le thème des rapports respectifs du patriarcat et du capitalisme. Suffisait-il de combattre le capitalisme pour venir à bout du patriarcat, nous ne le pensions pas. Aujourd’hui, cette controverse paraît dépassée. Elle l’est en réalité pour de bonnes et de mauvaises raisons. Tout d’abord, force est de constater que la reconnaissance de l’oppression spécifique des femmes a fait son chemin dans la société. Mais en même temps, la mise en cause du capitalisme a connu un recul sur tous les fronts, acculant la gauche radicale à une bataille ultra défensive, aujourd’hui contre les effets de la mondialisation néolibérale. C’est donc certainement davantage, parce que le renversement du capitalisme paraît moins «actuel» qu’il y a trente ans, que le débat sur l’articulation conflictuelle entre lutte anti-patriarcale et lutte anticapitaliste ne fait plus recette.

La réflexion féministe a produit de nouveaux concepts et de nouvelles terminologies pour analyser l’oppression spécifique des femmes. C’est ainsi qu’on s’est mis à parler de plus en plus de «rapports sociaux de sexe» ou de «système de genre». Cette nouvelle terminologie apporte-t-elle quelque chose de fondamentalement nouveau par rapport au concept de patriarcat? Christine Delphy ne le pense pas. En revanche, ils éclairent sans doute la même problématique d’une façon différente, ce qui présente certains avantages, mais aussi parfois certains inconvénients. C’est pourquoi, elle propose de renoncer aux querelles terminologiques et d’utiliser l’un ou l’autre de ces concepts de manière assez pragmatique, selon les besoins de l’analyse.

Sexe et genre

Nous l’avons vu, l’évocation du «patriarcat» renvoie à un système organisé dans lequel les femmes sont dominées par les hommes. Dans ce sens, le concept de «rapports sociaux de sexe» paraît plus englobant. Dans une perspective marxiste, il pose peut-être plus explicitement le système patriarcal comme un ensemble de rapports sociaux polarisé par le genre, c’est-à-dire par la construction sociale du sexe. Il permet sans doute mieux de penser les articulations entre rapports sociaux de sexe et rapports sociaux de classe. Il comporte cependant un inconvénient majeur: pour une majorité de gens, le terme «rapports» renvoie à l’idée de «relations», ici de relations entre femmes et hommes. Par exemple, il n’est pas si facile de saisir intuitivement la discrimination salariale des femmes en termes de «rapports sociaux de sexe»?

Les féministes anglo-saxonnes notamment parlent aussi de «système de genre». Ici, l’idée de système est clairement mise en avant: elle insiste sur la construction sociale des sexes, de leurs rôles et de leurs places. C’est un quasi-synonyme de «patriarcat», tout en insistant moins sur la dimension politique de l’oppression des femmes («pouvoir des pères») pour mettre l’accent sur la dynamique des rapports sociaux envisagés. Pour Christine Delphy, les querelles autour de l’emploi de l’un ou l’autre de ces concepts sont vaines. Ils se situent en effet dans une perspective théorique très voisine, exprimant au plus des nuances, si bien que la pertinence du choix de l’un d’entre eux dépend avant tout de l’usage qu’on en fait.

Egalité ou différence?

En France, on développe des dispositifs pour défendre les «droits des femmes», en Suisse on met en place des «bureaux de l’égalité». C’est que le thème de l’égalité est devenu récemment la revendication clé du mouvement féministe, pris en charge essentiellement par des milieux réformistes, voire par des responsables au pouvoir. Avant d’analyser les présupposés idéologiques implicites d’une telle orientation politique, Christine Delphy juge important de revenir sur la controverse égalité/différence qui, au cours des années 80, a remplacé la controverse capitalisme/patriarcat dans la critique du «système de genre» dominant.

Schématiquement, les adeptes de l’approche différentialiste estiment que les femmes sont essentiellement différentes des hommes et que le mouvement féministe doit se fixer pour but de gagner une valorisation sociale équivalente des qualités spécifiques des femmes4. Dans cette optique, l’oppression des femmes découle de la moindre valorisation de leurs aptitudes «naturelles». A l’opposé, le courant égalitariste postule la construction sociale du genre, et donc, sa possible déconstruction. Dans cette perspective, les différences morphologiques et de constitution entre les femmes et les hommes ne déterminent aucunement leurs rôles sociaux respectifs. Ce sont des différences individuelles qu’il s’agit de respecter. Rien de plus.

Quelle égalité ?

L’égalité envisagée comme une lutte pour la subversion des «rapports sociaux de genre» ne renvoie pas à la même idée que l’égalité pensée en termes de rattrapage, de comblement d’un handicap ou d’équité. Dans le premier cas, c’est l’ordre social patriarcal qu’il faut combattre à la racine, parce qu’il produit et reproduit l’oppression des femmes par les hommes. Dans l’autre, il s’agit de permettre aux femmes de rattraper leur «retard» en prenant des mesures équitables à leur égard pour arriver un jour à l’égalité des sexes en dépit de leurs différences. On le voit: la seconde optique combine l’option différentialiste avec la perspective égalitaire. Elle évacue tout questionnement sur l’origine et le caractère systémique de l’oppression des femmes. Par exemple, la maternité, entendue comme prise en charge quasi exclusive des enfants pendant quinze ans et plus, est perçue comme un fait «naturel» qui nécessite seulement des compensations. C’est grosso modo le présupposé dominant de toutes les politiques de promotion des femmes adoptées actuellement par les institutions locales, nationales ou internationales.

Pour défendre l’égalité de façon subversive, il s’agit d’abord d’en définir le contenu. Ce n’est pas une norme abstraite, mais un objectif dynamique: la possibilité de réaliser son potentiel individuel. Ainsi, au-delà de l’égalité formelle et de l’égalité des chances, il y a l’égalité substantielle, dont parle l’ONU. Mais la définition de l’égalité reste un sujet difficile, tant que l’on ne traque pas les inégalités sous toutes leurs formes en les mesurant statistiquement pour en rechercher aussi l’origine et le caractère systémique, en relation avec les «rapports sociaux de sexe» dans leur ensemble. Par exemple, l’étude de Rachel Silvera, Le salaire des femmes5, qui montre comment la différence entre salaires féminins et masculins est restée la même depuis 50 ans en France, soit 30% de moins, est un exemple à suivre.

En résumé, Christine Delphy distingue trois façons de penser et de combattre l’oppression spécifique des femmes: l’option de la différence qui débouche sur la revendication d’équivalence femmes-hommes, l’option de l’égalité-rattrapage ou de l’équité qui conduit à l’adoption de mesures de soutien sans remettre en cause le «système de genre», enfin, l’option de l’égalité subversive qui permet de combiner le combat contre les inégalités avec la critique radicale du système qui les produit.


  1. Christine Delphy est l’auteure de L’Ennemi principal, Paris, Syllepse, 1998. Le deuxième tome, intitulé Penser le genre, est sous presse.
  2. L.H. Morgan (1818-1881), Ancient Society, 1877. F. Engels (1822-1895), L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 1884.
  3. Kate Millett, Sexual Politics, New York, Doubleday, 1970 (titre mal rendu en français par : La politique du mâle, Paris, Stock, 1971).
  4. Ce courant est défendu notamment par Luce Irigaray, en France.
  5. Rachel Silvera, Le salaire des femmes : toutes choses inégales…, Paris, La Documentation Française, 1996.