Les Tute Bianche et les manifestations de Gênes


Les Tute Bianche
et les manifestations de Gênes


Luca Casarini, porte-parole des Tute Bianche, répond au quotidien La Reppublica, quelques jours après les événements de Gênes. Ce mouvement, qui organise une bonne partie des centres sociaux du nord-est du pays, prône la désobéissance civile non violente.

Commençons par parler du Black block: d’après des témoignages recueillis par La Repubblica, il y aurait eu des tractations entre les Tute Bianche et les groupes les plus violents.


Il est possible que quelqu’un de notre groupe ait raconté cette histoire, mais je n’ai personnellement pas rencontré le Black block à Gênes. D’ailleurs, le Black block n’est pas une réelle organisation: ils n’ont ni hiérarchie, ni chefs.C’est un comportement individuel choisi par des personnes, en Italie, comme ailleurs en Europe.


Un de vos documents sollicite cependant un dialogue avec les Black block présents à Gênes…


Nous avons fait cette proposition après les manifestations de Québec City. il n’y a rien de secret; cela figure même sur notre site web. Nous avons demandé qu’à Gênes, il y ait une unique et grande manifestation de protestation, sans groupes divisés par couleurs, comme cela fut le cas à Prague. Nous voulions descendre dans la rue tous ensemble, des catholiques au Black block.


Mais n’est-il pas dangereux de légitimer ces comportements violents?


Je ne légitime rien. Je sais que ces comportements existent depuis au moins dix ans. Je pense que la voie choisie par les membres du Black block est une voie aveugle et perdante, mais on ne peut cependant pas les ignorer. Ils sont une réalité historique, le symptôme d’une forte rupture sociale. Ailleurs, le dialogue existe; il n’y a qu’en Italie que nous n’avons pas réussi à l’instaurer.


Serait-ce une critique au Forum social de Gênes?


Il y a eu un «pêché de présomption»: nous pensions que le Forum social de Gênes (FSG) pouvait représenter toute la vague protestataire. Nous avons peut-être été un peu naïfs. Nous avons perdu trop de temps à parler de ce qu’on pourrait apporter à la manifestation et pas assez des autres groupes étrangers au FSG.


Est-ce vrai que le cortège des Tute Bianche a été le «vestaire» de nombreux membres du Black block?


Je ne sais pas, je ne crois pas. Evidemment, nous avons été un peu une bouée de sauvetage pour de nombreux manifestants isolés.


Vous avez quand même monté des barricades et agressé les forces de l’ordre…


Nous avons étés agressés à l’improviste, alors que notre cortège était absolument pacifique. Les forces de l’ordre nous ont d’abord agressé avec des lacrymogènes, puis avec des véhicules blindés, sans nous laisser une seule issue possible! Vendredi après-midi, ce fut l’enfer, et les gens ont eu peur de mourir. Alors, oui, nous revendiquons le fait d’avoir dressé des barricades.


Vous aviez pourtant promis une désobéissance civile symbolique…


Nous avons résisté tant que nous avons pu. Mais lorsque le carrousel des blindés a commencé, lorsque nous avons entendu les premiers coups de feu, nous avons réagi en nous protégeant derrière des bidons et en lançant des pierres.


Et les cocktails Molotov?


Non, pas de cocktails Molotov!


Carlo Giuliani a assailli une jeep de la police…


Carlo et ses amis ont réagi avec rage, parce qu’ils se sentaient prisonniers sur cette place, il n’y avait pas d’issue possible.


Mais samedi, votre guérilla a recommencé.


Oui, parce que l’agression de la police continuait. Je veux préciser que c’est la première fois, dans l’histoire de ce pays que, après qu’un manifestant ait été tué, les force de l’ordre, au lieu de se retirer, ont redoublé de violence. Pour nous, cela a été de la légitime défense, ou plutôt de la «légitime protection», évitons les termes des années soixante-dix…


On risque donc de se retrouver avec des cortèges qui se défendent eux-mêmes, comme à l’époque!


C’est ce que je crains. Il y a des individus et des petits groupes qui pourraient être tentés de se transformer en avant-garde armée. C’est cela que les institutions de ce pays et la société civile doivent comprendre. C’est un problème auquel on risque de faire face dans les prochains mois si on ne change pas immédiatement de voie. Notre histoire nous apprend que, sur cette voie-là, nous serons tous perdants. Des milliers de jeunes ont eu peur d’être tués par la police à Gênes, et ils leur reste maintenant deux alternatives: soit ils arrêtent de manifester, soit ils manifestent armés… Je ne sais pas ce que Monsieur D’Alema a retenu de tout cela. Je sais simplement que lorsqu’il parle de l’Italie comme du Chili, il pousse ma génération vers la seconde hypothèse. Moi, je pense qu’il existe une troisième voie.


Laquelle?


Après Gênes, plus rien ne sera comme avant. Nous devons savoir si mettre le feu à un champ de culture transgénique de Monsanto peut nous coûter la vie ou simplement un procès équitable… C’est la réponse à cette question qui va déterminer la suite du mouvement. (…) Je pense que seule la politique peut désarmer ceux qui veulent prendre les armes. L’autre voie qui s’offre à nous est celle de la confrontation militaire que nous a préparé Fini.


En fait, y a-t-il une troisième voie?


Oui, pour nous, c’est la désobéissance sociale. Ne voyez-vous pas qu’à Gênes il y a eu un formidable réveil d’une éthique de la responsabilité! Des centaines d’avocats se sont mobilisé, non pas parce qu’ils sont communistes, mais parce qu’ils croient à l’Etat de droit. Des centaines de médecins nous ont secouru, des centaines de journalistes ont commencé des contre-enquêtes, bien avant la magistrature. Chacun a désobéi dans sa catégorie. Espérons que ça va continuer.


Et quel est le rôle des politiques dans ce parcours?


Je pense que le Parlement devrait accepter comme interlocuteurs les mouvements civils, qui sont une grande nouveauté de ces dernières années.


Et les forces de l’ordre?


Je ne crois pas qu’il suffise de couper quelques têtes dans les hautes sphères de la police. D’autant plus que notre cortège a été massacré par les carabiniers; et je le répète, par les carabiniers, qui ne font l’objet d’aucune vérification. Le problème n’est pas tant chez ceux qui dirigent, mais chez ceux qui exécutent. Il faut expliquer aux agents, dans les casernes, que quiconque casse une vitrine ne mérite pas la peine de mort et que quiconque est arrêté durant une manifestation doit être déféré devant un tribunal. Si ces quelques règles ne sont plus respectées, on pousse de façon irresponsable la nouvelle génération vers la lutte armée…


De la désobéissance civile à la désobéissance sociale…


«Nous utilisons notre corps comme arme. C’est une forme d’action créative qui met en difficulté l’adversaire. Par nos méthodes non violentes, le langage de la violence reste dans le camp de la police et de l’Etat.» Les Tute Bianche ne croyaient pas si bien dire. Après avoir abattu un manifestant et maltraité des centaines d’autres, au seuil de la torture, l’Etat italien tente de criminaliser ce mouvement.


Ainsi, deux mois à peine après les événements de Gênes, Luca Casarini, porte-parole des Tute Bianche, vient d’être inculpé pour association de malfaiteurs et incitation à former une association de malfaiteurs. Ses prises de position récentes répondent par avance à cette chasse aux sorcières. Elles permettent aussi de mieux cerner le contexte politique dans lequel celle-ci se développe et d’indiquer les défis qui attendent le mouvement dans l’immédiat. Ecoutons-le:


«Il y a une différence abyssale entre ceux qui construisent une barricade pour se défendre et ceux qui décident de supprimer militairement un mouvement large et articulé comme celui contre la globalisation économique. Les premiers affirment leur droit à changer une réalité qui produit de la misère et de l’exploitation. les seconds défendent le G8, c’est-à-dire une instance illégitime qui prétend présider aux destinées du monde en ignorant les désirs et les espérances en une vie meilleure de ceux qui l’habitent. (…)


Nous avons résisté et je revendique cette résistance comme un acte politique. Cependant, accepter la logique militaire de l’affrontement serait une pure folie et un suicide politique. Il y avait à Gênes l’ensemble des différents corps des forces de l’ordre, l’armée, les services secrets des huit principales puissances de la planète. Notre mouvemnt ne peut se mesurer à une telle puissance militaire. Nous serions écrasés en trois mois. (…)


Beaucoup pensent qu’à l’automne s’ouvrira une phase délicate pour les luttes sociales. Pour les métallos, qui ont assisté à la signature par la CISL et l’UIL d’un accord paritaire humiliant, et la FIOM qui appelle à une grève générale. Puis l’école qui se transforme en entreprise, les hôpitaux qui traitent la santé comme une marchandise. Ce sont des facteurs qui me poussent à dire que la phase de la désobéissance civile est terminée. Il faut désormais passer à la désobéissance sociale.»


(Citations traduites et publiées sur le site du Parti du Travail de Belgique, le 11 septembre)