Multinationales à lUni de Genève: un doyen appelle la police
Multinationales à lUni de Genève: un doyen appelle la police
Chaque année, lAssociation internationale des étudiants en science économique et commerciale (AIESEC) organise, dans le hall dUni-Mail, une vaste «foire à lemploi» dite Interface. Ce forum donne droit de cité, dans lUniversité, à des entreprises multinationales telles que le Crédit Suisse, Procter & Gamble, Arthur Andersen, etc., qui recrutent des futurs cadres et, surtout, martèlent leur publicité commerciale et idéologique. Toute contestation est rigoureusement réprimée.
Au moment de cet événement, le bâtiment devient (littéralement) propriété de lAIESEC et de ses invités: le rez-de-chaussée est entièrement occupé par leurs stands et les étages par leurs vigiles, des Protectas en uniforme et en civil. En outre, des policiers (eux aussi, en uniforme et en civil), en nombre indéterminé mais conséquent, patrouillent autour et à lintérieur de lédifice. Quest-ce qui peut bien justifier ces mesures extrêmes?
Interpellé sur la question au moment des faits, le 18 mars à midi, Monsieur Pierre Allan, doyen des sciences économiques et sociales, répond des choses contradictoires: le tract distribué par un collectif détudiants, appelant à une manifestation contre le forum Interface, «laissait présager le pire», dit-il dans son micro. Par égard pour la réputation de ce doyen (ou ce quil en reste), nous ne reproduisons pas ici les accents naïfs et gentillets de ce texte. Le doyen nie ensuite, puis admet, avoir alerté la police (de façon préventive!); il nest cependant pas au courant de la présence de policiers en civil. Nous exigeons quune enquête établisse les responsabilités.
Nous dénonçons dautre part avec la plus grande fermeté ces stratégies dintimidation, qui constituent une entrave grave à la liberté dexpression. Nous appelons tous les étudiant-e-s, enseignant-e-s, chercheurs et chercheuses à ne plus tolérer que lon fasse appel aux forces de lordre pour réprimer, ficher ou intimider des étudiants et étudiantes faisant usage de leur droit démocratique de sexprimer.
Le «débat démocratique» à LUNIGE
Mais revenons sur le déroulement des faits. Le 18 mars, à midi, les Désaxés1 collectif détudiant-e-s constitué pour protester contre la présence des entreprises sur le site de lUniversité ont entrepris dinterpeller les personnes présentes dans le hall dUni-Mail par ces slogans : «non serviam», «travailler pour une multinationale est un engagement politique», «refusez de servir les intérêts du capital», etc. Ils dénonçaient le bradage de lUniversité et de ses «produits» (des individus, des connaissances) par mégaphone et en déployant des banderoles depuis les étages. Immédiatement, des Protectas en civil sont intervenus pour les en empêcher par la force, se rendant coupables de contrainte et lésions corporelles. Un agent de la Brigade dIntervention déguisé en écolier a finalement été contraint dintervenir (sommé par quelquun qui lavait reconnu). Il a enjoint les vigiles de lAIESEC à retrouver leur calme et a été obéi, preuve quil avait un mauvais déguisement ou quil sétait présenté au préalable (à eux, pas à nous!). Des plaintes pénales et administratives seront déposées contre ces vigiles et leurs employeurs. Là encore, nous demandons une enquête du rectorat.
Pendant ce temps, le doyen des SES, qui avait attendu midi, heure (annoncée) du crime, le cur battant, pointait du doigt ces êtres lucifériens en les traitant dans son micro, dun ton plein de menaces et de mépris, le plus de fois quil le pouvait, de «désaxés», les exhortant à descendre discuter «démocratiquement» à lombre des murs dune salle close où ils ne dérangeraient personne. Des Désaxés qui se trouvaient au rez-de-chaussée ont fini par accepter le «débat» proposé par lAIESEC et son doyen, avec pour condition quil se tienne dans le hall même. Ils connaissaient en effet déjà la position de lAIESEC et se reconnaissaient le droit de sadresser, eux-aussi, aux étudiant-e-s et autres personnes présentes dans le hall.
Le doyen susmentionné sest alors autoproclamé médiateur du débat, acte courageux que nous saluons, car il y a sacrifié sa réputation dimpartialité (il est vrai quil lavait déjà risquée à plusieurs reprises face à des requêtes détudiants et à lintérieur de ses cours; cest vraiment un doyen très très courageux).
Le débat, qui a duré plus dune heure, a suscité un très vif intérêt de la part dun millier détudiants, prenant parti pour les uns ou pour les autres par des cris, sifflements, applaudissements etc. Il a été suivi de multiples discussions de petits groupes. Interface y a donc perdu son principal atout: celui dapparaître comme allant de soi. Désormais, il ny a plus un discours mais deux qui saffrontent. Il existe donc une alternative à ladhésion à la pensée dominante: sy opposer. Manifestement pris dans un conflit, les étudiants et étudiantes, enseignants et enseignantes, chercheurs et chercheuses ne peuvent donc plus se dispenser de se positionner et dassumer leur choix comme un engagement politique.
String et gifle
Quant aux responsables de lAIESEC, ils se sont illustrés sous leur meilleur jour, en ramenant toujours le niveau du débat à zéro. Leurs interventions se limitaient à des questions sur la marque de nos habits et le traitement de texte utilisé pour nos tracts. Une Désaxée généreuse, acceptant de répondre à ces questions somme toute pas si bêtes que ça, sapprêtait à expliquer une fois pour toutes quelle navait pas fait le choix daller vivre en ermite sur une montagne pour tondre les moutons et traire les vaches en laissant le capitalisme prospérer tranquillement, mais de vivre au milieu des gens et de changer le système de lintérieur, lorsquun futur petit patron (qui plus tard aura une secrétaire) lui demanda «la marque de son string». Cen était trop2. Elle lenjoignit à assumer cette intervention en parlant plus près du micro. Il sexécuta en rougissant, ce qui lui valu une gifle de la part dune femme du public, outrée et surgie de nulle part. Les Désaxés refuseront à lavenir de se livrer à des soi-disant «débats démocratiques» de cette nature, considérant quune telle intervention, à lintérieur dun débat didées, constitue un cas grave de mépris et de discrimination des femmes (et de leurs idées).
Les Désaxés
Titre, intertitres de la rédaction, encadrés tirés du tract distibué par les Désaxés. Lillustration est tirée du site www.adbusters.org «Vise plus haut»-«Campagne pous des écoles libres de publicité»
- Cest-à-dire des personnes ayant quitté laxe du bien
- Lannée passée, une opposante à Interface sétait déjà entendu dire daller «sucer les paysans [sic]»!
Des raisons de sopposer à Interface
Lan passé, la pertubation du forum Interface, avait été qualifiée par lAIESEC et ses supporters d«anti-démocratique». Nous sommes en effet à peu de choses près des «terroristes», si lon accepte la définition très large proposée par des Bush ou des Berlusconi, qui appliquent ce terme à toute personne qui met en danger les valeurs de leur civilisation et de leur démocratie.
La démocratie version AIESEC 2001, ça donne à peu près ça:
Le marché [
] est plus «démocratique» que nimporte quel système de référendum ou de représentation proportionnelle. [
] Contrairement à ce qui est souvent avancé, le marché est au service de lhomme. [
] En fait, le marché est le seul système économique compatible avec la liberté et les Droits de lHomme. [
] Il est évident que le marché va récompenser les gens les plus attentifs aux changements, les plus entreprenants, les plus ambitieux, alors quil va «punir» les gens qui nont pas les attributs des «gagnants», qui sont sympathiques, qui samusent et qui ne se laissent pas envahir par largent.*
* CURZON-PRICE, Victoria, in Policopié déconomie politique générale II, Université de Genève.
Objection de conscience
LUniversité nest pas une formation technique qui ne sert quà renouveler des « cadres ». Elle doit éduquer des intellectuels, cest-à-dire des individus équipés pour faire des choix et prendre position en déconstruisant les clichés. Ils sont à cet égard dune certaine manière privilégiés, mais héritent du même coup dune responsabilité: celle de sexposer à affirmer leur position en public. Qui, sinon eux, peut sattaquer de manière scientifique aux représentations véhiculées, entre autres, par les médias? Qui peut déconstruire méthodiquement le discours intéressé qui touche aux différents secteurs de la société (éducation, santé, environnement, urbanisme, culture, services publics, etc, etc, etc.)? Cest leur devoir le plus fondamental que de garantir les conditions dune controverse et dune opposition, au niveau des idées et des pratiques.
Non serviam
Cela implique un refus catégorique des pressions exercées sur lUniversité par les pouvoirs économiques, avec la complicité des autorités.1 Interface avec sa foire à lemploi est lun des maillons idéologiques dune offensive plus large, qui actuellement concentre les financements sur les branches «rentables»2 cest-à-dire idéologiquement et techniquement utiles à la croissance économique. Les autres branches sont condamnées à justifier leur existence en se trouvant une utilité (théoriser la tolérance zéro ou reproduire les clichés de compétitivité en expliquant le choix rationnel ) ou à disparaître progressivement.
Il est dautre part indispensable de sopposer maintenant à linvestissement privé dans lUniversité (publique), sans quoi nous nous lamenterons demain sur la subvention publique duniversités privées. Déjà, des laboratoires de recherche sont cotés en bourse et des études sont biaisées dans leurs orientations et leurs résultats par des financements intéressés3. LOMC a aujourdhui finalisé la libéralisation complète des biens; elle sattaque maintenant à celle des services, avec comme fer de lance la privatisation de léducation. Or qui paye contrôle. Le choix davoir une Université publique (financée par les impôts) est le seul moyen despérer son contrôle par la collectivité. En effet, lindépendance quelle doit viser par rapport au pouvoir ne lautorise pas à revendiquer un statut de «tour divoire», dans laquelle se reproduisent les élites. Elle a le devoir de faciliter laccès à la connaissance pour lensemble de la collectivité.
Nous contestons autant une Université au service dintérêts privés quune Université qui croit être sa propre fin. Ses enjeux dépassent en effet le cadre académique, parce quelle produit des modèles idéologiques et pratiques appliqués à lensemble de la société. Ces modèles sont le résultat dun inévitable rapport de forces. Le conflit (de classe, de genre) se joue, ici comme ailleurs, et on est engagé de gré ou de force (travailler pour une multinationale est un engagement politique). LAIESEC appelle à servir les intérêts du capital ; nous appelons à une objection de conscience.
- Voir la déclaration de Bologne, projet européen de restructuration des universités, qui fixe comme buts à atteindre de «favoriser lintégration des citoyens européens sur le marché du travail», d«améliorer la compétitivité du système» et de «raccourcir la durée des études». Par ailleurs, on propose que «les employeurs soient associés au développement et à lévaluation des nouveaux curricula». Et, pour Genève, se référer à la nouvelle loi sur lUniversité soumise prochainement au Grand Conseil.
- Lannée passée, la Confédération na retenu aucun programme émanant des sciences humaines dans sa sélection pour les 10 pôles de recherche nationaux (PRN). Suite aux critiques, le Conseil fédéral a ouvert trois pôles supplémentaires: seules les «technologies de linformation» (management, marketing, évaluation financière et relations Nord-Sud pour apaiser les esprits) ont été retenues.
- Voir lexemple symptomatique de létude du professeur Rylander (département de médecine sociale), financée par Philip Morris, qui minimise les conséquences du tabagisme passif.