Quand la récession contre-attaque
Quand la récession contre-attaque
Nous reproduisons ici une analyse de Chris Harmann, parue dans Socialist Review du 26 septembre 2002. Il sagit de la revue théorique du Socialist Workers Party (SWP), la principale organistion de la gauche britannique, membre de lAlliance Socialiste et participant aux Conférence de gauche anticapitaliste européenne. Cette article poursuit la discussion engagée dans notre précédent numéro par Michel Husson sur létat de léconomie internationale.
Il y en a qui égarent leurs affaires, perdent des objets valeur ou perdent la mémoire. Mais cest plus rare de perdre la trace
dune crise économique. Pourtant, cest ce qui est arrivé aux commentateurs économiques bourgeois il y a quelques mois. Aujourdhui, ils lont retrouvée et certains dentre eux sont terrifiés.
Peu doutaient de la réalité de la crise au lendemain du 11 septembre 2001. Les licenciements massifs dans lindustrie mondiale du transport aérien et dans le secteur des loisirs aux USA étaient bien trop voyants. Pour une bonne part des médias, la crise était imputable au choc du 11 septembre. Mais en fait les signes de la crise étaient là depuis des mois. Cet été là un broker états-unien disait aux reporters que létat de léconomie pouvait se résumer par: «Au secours! Je suis tombé le cul par terre et jarrive pas à me relever!»
Hésitations et confusions
Dans la semaine avant le 11 septembre, le Financial Times publiait une série darticles sur lénorme crise mondiale dans les télécoms, soulignant le fait que cette industrie avait gaspillé 1000 milliards de livres sterling en investissements improductifs. Ce week-end là, un homme daffaires européen de premier plan, disait à son auditoire, lors dun «mini Davos» dans la région des Lacs en Italie, que: «Tout le monde est dans le bleu. Personne ne sait ce qui va se passer à court terme. Les hommes daffaire et les politiciens essayent de faire monter les cours, à coup de baratin. En résumé, personne na la moindre idée de ce qui se passe
» Mais le 11 septembre devait vite venir expliquer la crise pour les médias. Les patrons ont pu ainsi liquider des emplois, sattaquer aux salaires et conditions de travail, en faisant porter le chapeau à Al Qaida.
Mais cinq mois plus tard, ils décidaient quils sétaient trompés. Le 1er mars 2002, la une du Financial Times proclamait: «Récession aux USA: finie avant davoir commencé».
«Léconomie US a cru au cours du premier trimestre 2001, de manière bien plus impressionnante que cela navait été rapporté, indiquant que la récession de lan dernier est arrivée à son terme avant davoir commencé» écrivait-il. Les cours de la bourse montaient et les adeptes du capitalisme pensaient pouvoir se réjouir, malgré le chômage croissant aux USA.
La fête dura trois mois. Dès juillet les cours tombaient à nouveau. Le crash dEnron, traité de péripétie insignifiante quand il a eu lieu à la fin de lan dernier, fut suivi de leffondrement de Worldcom et de problèmes pour une vingtaine de firmes géantes états-uniennes. Début août, les statisticiens US découvraient, que loin de navoir jamais débuté, la récession avait neuf mois déjà. Qui plus est, la productivité de lan dernier se révéla avoir été fort surestimée. La «reprise» tant vantée se révéla navoir été que le produit passager dune hausse de dépenses des consommateurs, basée sur les cadeaux fiscaux de Bush et un recours accru au crédit privé qui atteignait déjà des niveaux records.
Maintenant on ne parle que dune «double plongée» ou dune récession «en W»: baisse de production, relance très brève basée sur les emprunts privés, avec ensuite une replongée. Malgré ça, il y a encore des tentatives de minimiser la gravité de ce qui se passe et dimputer des facteurs accidentels. Lautomne dernier le facteur «accidentel» était censé être le 11 septembre. Cet été ça a été des cas – fortement médiatisés – de fraude comptable par de grandes sociétés – doù le credo de Bush affirmant quil pourrait «rétablir la confiance» en menaçant les patrons indélicats des foudres du code pénal.
Domination
En fait, les racines de la crise sont plus profondes. (…) Durant les années 90 le capitalisme US fit mieux que se remettre de la récession en début de décennie. Il fut aussi capable de réaffirmer sa puissance économique à léchelle mondiale. Alors quen début de décennie les plus grandes banques et compagnies high-tech mondiales étaient japonaises, à la fin, elles étaient états-uniennes. Microsoft est devenu synonyme de logiciels. IBM a évité les écueils vers lesquels elle semblait se diriger. GM et Ford ont rétabli leur avance sur Toyota et Nissan (ensuite tombé aux mains du français Renault.) La fusion entre Boeing et McDonnel-Douglas a bétonné la domination US sur la production aéronautique civile et militaire. La production US a augmenté denviron un tiers en 8 ans, alors quau Japon elle stagnait et quen Allemagne elle se développait à une allure descargot. La puissance US était encore loin de son niveau des années 40 et 50, mais elle était relativement plus forte que dans les années 70 et 80, quand elle craignait la rivalité soviétique sur le plan militaire et japonaise sur le plan économique.
Cette force renouvelée a été fondée sur une restructuration et des réinvestissements massifs dans lindustrie, basés sur le fait de faire travailler les ouvriers des USA plus longtemps à des salaires moindres. Les salaires réels de 1998 étaient inférieurs à ce quils étaient 25 ans avant, malgré une augmentation de la durée du travail annuelle de 160 h. pour les hommes et de plus de 200h. pour les femmes. Ceci a permis aux taux de profit de remonter un peu par rapport aux niveaux réduits des deux décennies précédentes. Les investisseurs capitalistes en sont venus à croire que leur richesse pouvait croître à linfini, de manière quasi exponentielle. Ceci a fait monter les actions, encourageant une vague demprunt des consommateurs les plus aisés et poussant les banques et sociétés de crédit à prêter de largent même à des gens plus modestes.
Attirés par ce boom, les riches des économies en croissance lente dEurope ou des économies stagnantes du reste du monde – particulièrement au Japon – ont transféré des sommes énormes aux USA. A la fin des années 90, plus de 5% des dépenses privées aux USA étaient basées sur des emprunts à létranger.
Trompés par les chiffres
Ceci ne pouvait continuer à linfini. Malgré lexploitation intensifiée des travailleurs-euses aux USA, les taux de profits nétaient pas plus élevé quen 1973 – cest-à-dire à un niveau qui a conduit à une crise à lépoque. Sur cette base, les aléas usuels du système auraient dû mener à une récession en 1998 ou au plus tard 1999. En fait, la crise asiatique de 1998 a presque conduit à leffondrement du château de cartes. La chute de la firme géante de «produits dérivés» Long Term Capital Management a un moment menacé lensemble du système financier US. Mais lintervention urgente dAlan Greenspan, patron de la réserve fédérale, pour éviter le naufrage, accompagnée dune coupe dans les taux dintérêt, sembla, comme par miracle, faire disparaître la crise. Les entreprises ont continué comme avant, mais à une échelle encore plus gigantesque. Le marché des produits dérivés a doublé de volume dans les 4 ans suivant la crise même qui en avait révélé les dangers. La majorité des économistes bourgeois ont entonné des hymnes à la gloire du «nouveau paradigme économique», ayant disaient-ils banni les crises pour de bon.
Les marxistes qui parlaient des crises inhérentes au système furent traités par la dérision. La petite minorité des économistes bourgeois qui sinterrogeaient sur la situation furent ignorés. Nous savons combien étaient creuses les prétentions du «nouveau paradigme». La continuation du boom dépendait de la capacité des entreprises à faire croire quils dégageaient de massifs profits, sachant que la hausse de valeur de leurs actions empêcherait de prêter vraiment attention à ce qui se passait. Ainsi, ce qui sest passé ce nest pas un ou deux capitalistes avides qui ont menti concernant les comptes de leur entreprise, cest une classe entière exagérant ses profits et sauto-intoxicant au point de croire à ses propres exagérations.
Bob Barbera de la banque dinvestissements Hoenig a, lan dernier, comparé les bénéfices annoncés dans les comptes de fonctionnement des 500 sociétés de lindice S & P avec la part des profits tels que mesurée dans la comptabilité nationale des USA. Il a trouvé que si la comptabilité des entreprises montrait un triplement des profits dans les années 1990, la comptabilité nationale quant à elle ne faisait ressortir quun doublement de ceux-ci. Un graph dans The Economist montre comment ces deux séries statistiques ont divergé.
Il en ressort premièrement, que les taux de profit autoproclamés dépassaient de moitié les valeurs réelles lan dernier et, deuxièmement, que lécart entre les deux séries de données a commencé à se creuser lors de la crise asiatique. En dautres termes la capacité de léconomie US à éviter limpact immédiat de la crise asiatique na pas découlé des qualités magiques de lintervention de Greenspan, mais plutôt de la capacité des entreprises de se tromper elles-mêmes, et pratiquement tous les autres aussi au passage, et de croire et faire croire quelles se portaient bien mieux que ce nétait le cas. Cest dans ce mirage quont pris racine les discours sur le «nouveau paradigme», leuphorie sur de supposés gains de productivité, la poussée massive du prix des actions et les niveaux massifs dinvestissements, principalement, mais pas seulement, dans le domaine des nouvelles technologies comme les télécoms.
Effets de lintox
Le boom US a pu se poursuivre trois ans encore après la crise asiatique, parce que le monde irréel des marchés financiers et des profits monétaires avait perdu de vue ce qui se passait dans le monde réel, celui de la production et de lexploitation. Cétait comme un planeur, porté par des courants dair chaud ascendants dont le pilote vient à croire quil peut défier éternellement la gravitation. Cest pourquoi les révélations sur Enron, Worldcom et dautres, ne sont pas juste de lordre de banales escroqueries. Ils sont le produit de toute lAmérique des trusts et des multinationales qui retombe à terre de manière très destructive. Leffet immédiat a été de détruire le peu de confiance qui subsistait, du côté des entreprises, sur le fait de pouvoir réaliser des profits grâce à de nouveaux investissements.
Ceci crée dénormes problèmes supplémentaires. Il ny a en effet sous le capitalisme que quatre façons pour les entreprises de vendre leurs produits. A dautres capitalistes comme biens dinvestissement, à des privés pour leur consommation propre, à lEtat comme investissements publics ou à des acheteurs étrangers en tant quexportations. Leffondrement des investissements a radicalement affaibli ces débouchés. Et les exportations ne peuvent pas être gonflées à volonté, à un moment où la plupart du monde stagne ou est en récession.
Ceci donne une importance énorme à ce qui se passe en matière de consommation privée et de dépenses étatiques. Doù le rôle central joué par les dépenses et lendettement des consommateurs dans la prétendue «relance» des trois premiers mois de lannée. Mais la hausse du chômage et leffondrement du courd des actions à un tiers de moins quil y a deux ans mènera forcément à une réduction des dépenses de consommation (la moitié des ménages US ont imprudemment confié au moins une part de leurs économies à la bourse.)
Essoufflement de la demande
Les dépenses publiques ont augmenté au lendemain du 11 septembre avec linflation massive du budget militaire de Bush. De telles augmentations de dépenses darmement sont bien entendu bienvenues pour certaines industries importantes, en offrant à celles-ci des marchés faciles. Mais des secteurs plus larges du capitalisme US sinquiètent de la perte de contrôle du déficit budgétaire, en particulier après les cadeaux fiscaux de Bush au plus riches. Les pressions contre de nouvelles hausses de dépenses publiques sont donc très fortes. Il en résulte un fossé croissant entre les capacités de production de léconomie dun côté, et ce que les consommateurs et lEtat peuvent acheter de lautre. En dautres termes, on est face à une crise de surproduction à lancienne, résultant dune expansion des investissements au cours des cinq dernières années sans prise en compte de leur vraie profitabilité. Cest exactement ce qui est arrivé au Japon il y a dix ans, et léconomie japonaise est encore en train de le payer. Ce nest donc pas surprenant de voir les craintes de lavenir, même du côté des supporters les plus enthousiastes du capitalisme US.
Il est encore bien entendu difficile de déchiffrer comment cette crise va se développer en termes économiques aux USA (…). Mais ce qui est déjà clair, cest limpact politique de cette crise. Elle a rejeté ladministration Bush sur la défensive en matière de politique intérieure, ceci à la veille des élections du Congrès en novembre. Elle approfondit aussi les divergences sur les questions économiques avec les alliés étrangers les plus puissants des USA, au moment même où ladministration fait monter les tours en vue de la guerre contre lIrak. Limposition maladroite de contrôles sur limportation dacier étranger dérange même les capitalistes les plus favorables à ladministration Bush en Europe et au Japon, faisant croître la méfiance généralisée envers l«unilatéralisme» – en clair envers le fait que le gang de Bush foule au pieds les intérêts des classes dominantes du reste du monde.
Situation explosive
Enfin, toute crise aux USA approfondit linstabilité dans des zones du monde stratégiquement importantes pour eux. Cela sapplique en particulier à lAmérique latine, où nombre de pays ne se sont pas encore remis de la récession entraînée par la crise asiatique. Leffondrement sans précédent en Argentine donne des signes dextension au reste de lAmérique latine, comme de lencre sur du buvard. En conséquence, des gouvernements des Caraïbes au Cap Horn, il ny a probablement que celui du Chili qui puisse être considéré comme stable. Il est notoire que Bush et son Secrétaire au Trésor ONeill ont classé lArgentine comme «pas stratégiquement importante». Ils nosent cependant pas appliquer cette logique à léconomie la plus importante du continent, celle du Brésil, dans la montée vers des élections que les partis de la gauche réformiste risquent demporter.
Potentiellement Bush a de quoi se faire tout autant de soucis quant à ce qui se passe en Turquie, aux frontières de lIrak. Il y a deux ans celle-ci a été montrée du doigt dans la presse financière – avec lArgentine – comme étant la source majeure de préoccupation du côté des «marchés émergents». Un influx de fonds en provenance du FMI – motivé politiquement – a évité que la Turquie prenne le chemin suivi depuis par lArgentine. Mais aujourdhui, cette crise donne des signes dexplosion sur le plan politique, avec les Islamistes modérés du Parti de la Justice et du Développement qui risquent dévincer tant les conservateurs que les socio-démocrates de centre-gauche, au moment où Bush compte sur les bases aériennes turques pour sa guerre.
Léquipe de Bush est décidée à montrer – en partant en guerre – que les USA dominent le monde. Mais une combinaison explosive de facteurs économiques et politiques pourrait lui rendre la vie très difficile.
Coupures, intertitres et traduction de notre rédaction