Bhopal: une tragédie sans fin

Bhopal: une tragédie sans fin


Nous percevons, à tort, les catastrophes industrielles qui frappent les humains et leur environnement comme des événements conjoncturels, isolés et sporadiques, croyant qu’elles deviendraient inoffensives une fois le drame passé. Il n’en est rien: Bhopal, comme Tchernobyl, Toulouse et tant d’autres contaminations par des toxiques, la radioactivité, l’amiante ou le pétrole n’en finissent pas de tuer et de polluer.1



Les dégâts du «progrès» capitaliste s’accumulent, se conjuguent, s’incrustent dans la durée et s’étendent sur notre planète constituant ainsi un état de catastrophe sanitaire et écologique permanent. Aux victimes des jours J, que les médias affichent à leurs «unes» et les états secourent hardiment, suivent les victimes oubliées, abandonnées à leur sort dans l’indifférence coupable, complice et méprisante. Retournons notre regard sur la catastrophe de Bhopal.

Catastrophe permanente


Près de 18 ans après la catastrophe de Bhopal, le dé-sastre sanitaire se poursuit. Tous les mois 10 à 15 personnes meurent encore des maladies provoquées par l’Union Carbide. Une personne sur cinq, du demi-million d’exposées, souffrent de maladies chroniques. Des dizaines de milliers de jeunes, intoxiqués depuis leur enfance ou dans le ventre de leur mère, manifestent des retards de développement psychique et mental. Un nombre anormalement élevé de femmes a des problèmes menstruels. La tuberculose frappe ici trois fois plus que dans le reste de l’Inde, les taux de cancer et de stérilité sont en augmentation2 et l’on craint que le nombre inhabituellement élevé d’aberrations chromosomiques mis en évidence chez les personnes touchées par les gaz n’induise des malformations chez les descendants des survivants. Des séquelles psychologiques graves frappent un grand nombre de personnes intoxiquées: névroses, crises de panique, dépressions, suicides.



Mais ce n’est pas tout, les sols et l’eau sont durablement contaminés: environ 5000 familles sont contraintes de boire de l’eau contenant des substances toxiques et cancérogènes3. En 1999, Greenpeace International qui a fait des prélèvements de sol et d’eau souterraine sur différents sites autour de l’usine a mis en évidence la présence dans la nappe phréatique de 12 produits organiques volatils dépassant fortement les valeurs fixées par L’EPA4. Dans son rapport, Greenpeace rappelle les dangers inhérents aux composés trouvés: dont le dichlorobenzène, le trichloroéthylène, le chloroforme, le tétrachlorométhane, tous cancérogènes et peuvent provoquer, entre autres, des lésions du foie et des reins.5

L’événement déclenchant


L’usine de la firme Union Carbide Corporation (UCC), construite dans la périphérie fortement peuplée de la ville de Bhopal dans l’Etat indien du Madhya Pradesh, fut mise en service en 1980 pour produire annuellement quelques 5000 tonnes du pesticide Sevin. Sa fabrication consiste à faire réagir du gaz phosgène – plus connu sous le nom de gaz moutarde, celui qui a tué des milliers de combattants lors de la première Guerre mondiale – avec un autre gaz, le monométhylamine. Cette réaction donne lieu à une nouvelle molécule: l’isocyanate de méthyle (MIC) qui combinée à l’alpha–naphtol donne le Sevin. Le MIC est un des composés chimiques des plus dangereux, ses vapeurs peuvent causer une mort foudroyante, brûler les poumons et provoquer des cécités irréversibles6. Il a la propriété de se décomposer sous l’effet de la chaleur en d’autres molécules elles aussi mortelles comme le sinistre acide cyanhydrique adopté par nombre de pénitenciers américains pour exécuter les condamnés à mort…



L’accident s’est produit dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984 lors d’un entretien de routine. Suite à une importante infiltration d’eau consécutive à des négligences et des défaillances matérielles, la pression et la température se mirent à monter dangereusement dans une des cuves contenant 42 tonnes de MIC. L’explosion qui s’ensuivit libéra un nuage de gaz composé de MIC mais aussi de phosgène, d’acide cyanhydrique et autres gaz mortels exposant plus de 500000 personnes au mélange toxique. Les gaz brûlaient les poumons et les yeux et attaquaient leur système nerveux. De nombreuses personnes furent prises de convulsions terribles et moururent intoxiquées ou étouffées par des sécrétions de leurs propres poumons brûlés. La mort frappa cette population dans son sommeil car aucune alerte n’a été donnée à temps.



Si l’accident fit dans l’immédiat 323 morts et 260’000 blessés7, le nombre de personnes devant décéder plus tard s’élève officiellement à 6495 morts, mais selon les observateurs, plus probablement à une dizaine de milliers, d’autres sources en dénombrent 160008 mais une organisation non gouvernementale9 qui travaille sur place depuis le drame avance un bilan compris entre 16000 et 25000 morts – dont 6000 durant la semaine suivant la catastrophe – et de 160000 à 300000 personnes affectées. Cette hécatombe est loin d’être terminée car jamais plus rien ne «rentre dans l’ordre» dans le désordre de la production capitaliste.

Un crime de masse impuni


Lorsqu’on analyse la situation de Bhopal on s’aperçoit que toutes les conditions d’une catastrophe étaient réunies. Les incidents ou accidents précédents – des fuites de MIC s’étaient produites en janvier 1982 faisant 15 morts, en août puis en octobre de la même année – n’avaient pas été suivis d’effets; le personnel ne pouvait lire les instructions de sécurité rédigées en anglais; les chargés de sécurité étaient absents lors des opérations à risque; les secours n’étaient pas préparés; enfin, l’usine était implantée dans une zone densément peuplée et dépourvue de périmètre de sécurité. Les analogies avec la catastrophe d’AZF à Toulouse sont troublantes10. Selon les représentants des victimes, aujourd’hui encore, l’Union Carbide – qui persiste à déclarer que ses données sont des secrets commerciaux – continue à refuser de publier les informations sur la composition des gaz et de leurs effets sur les personnes alors qu’elles sont indispensables pour permettre un diagnostic adéquat et un traitement approprié. La non assistance à personne en danger ne fait plus aucun doute.



Quinze ans après la catastrophe, des juristes poursuivent la UCC devant la justice de New York pour violation des droits humains fondamentaux des victimes et des survivants du désastre. La plainte se fonde sur le préjudice causé à l’étranger par des corporations établies aux USA accusées de violation criminelle de la législation internationale. Selon les derniers rapports, Union Carbide déclarait qu’il n’examinerait pas la plainte puisque «toutes les personnes concernées (…) avaient reçu réparation en 1989» lorsqu’elle déboursa la somme dérisoire d’U$S 470 millions au titre de réparation et pour solde de tout compte alors que l’Inde demandait 2.6 milliards de dollars… On dit que si la catastrophe de Bhopal s’était produite aux USA, l’UCC aurait eu l’obligation d’assainir immédiatement le site faute de quoi l’état effectuerait ces travaux mais les lui facturant au triple de leur coût.



En février 2001, l’Union Carbide est devenue filiale à part entière de Dow Chemical, l’une des multinationales de la chimie et du complexe militaro-industriel des États Unis. C’est Dow qui produisit le napalm et les défoliants pendant la guerre du Vietnam. C’est Dow encore qui continue à produire et commercialiser en Inde le Dursban, un insecticide particulièrement dangereux, exclu du marché américain depuis deux ans. Pourtant, en 1997, le vice-président nord américain Al Gore à primé cette multinationale pour sa contribution au développement de techniques favorables à l’environnement, puis en 2000, l’agence gouvernementale des États Unis pour la protection de l’environnement (EPA) a donné un prix à l’Union Carbide pour la qualité de sa gestion de l’environnement… Si vraiment Dow Chemical et l’Union Carbide et lauréates de ces prix n’avait rien a se reprocher on peut se demander pourquoi les États Unis refusent d’extrader l’ancien président d’UCC, Warren Andersen comme l’exige la justice indienne. Mais coordonnés dans les Forums, Social Européen et Mondial, les mouvements sociaux, syndicaux, écologiques et d’aide aux victimes resserrent l’étau autour de cet empoisonneur et de bien d’autres, dont Monsieur Stephan Schmidheiny que nous suivons de près11.

Production et consommation de toxiques


Bhopal ce n’est pas seulement une suite d’accidents suivis d’une catastrophe lors de la production de pesticides. Bhopal et l’industrie des pesticides c’est encore le drame permanent de leur consommation. Les pesticides sont partout et l’on estime à 1 million par an, le nombre d’intoxications accidentelles par les pesticides dans le monde et à 20’000 celui des décès qu’ils engendrent12 en majorité dans les pays les plus pauvres, où les paysans sont particulièrement exposés aux dangers puisque les précautions d’emplois prises dans les pays occidentaux n’y sont que très rarement mises en œuvre. Appât du gain maximal, le cynisme des firmes occidentales face aux dangers encourus par les populations de ces pays, le transfert de matières particulièrement dangereuses ou même interdites dans les pays dits «développés», le manque d’information et de formation des agriculteurs, le refus de traduire les consignes de sécurité dans les langues des travailleurs, l’illettrisme… sont autant d’explications à cette situation.



On sait que les pesticides sont présents dans les aliments, dans l’eau, dans l’air, dans les sols. On sait moins qu’ils sont aussi présents dans notre sang, dans nos réserves adipeuses et dans le lait maternel. Plus grave, il est maintenant prouvé que le fœtus est déjà contaminé par les pesticides que la mère inhale ou absorbe quotidiennement. Les effets à long terme de cette pollution insidieuse commencent seulement à se manifester: baisse de la fertilité masculine, malformation à la naissance, augmentation de certains cancers, perturbation de l’équilibre hormonal et du développement du système nerveux, modifications du comportement, diminution des défenses immunitaires. Et si, dans les pays riches, le pire est sans doute à venir, dans les pays pauvres, le désastre est quotidien.



Le capitalisme a engendré et mondialisé une catastrophe humanitaire et écologique sans fin…



Henri Jacobi et François Iselin



Si vous souhaitez soutenir les victimes de Bhopal, vous pouvez signer la pétition contre Dow Chemical qui circule sur le web: zope.greenpeace.org/z/gpindia/greenpost/net_signpetition

  1. F. Iselin, L’économie de la catastrophe, ATTAC-Vaud, 2000.
  2. Indian Council of Medical, New Delhi India.
  3. Laurent Vogel, Bhopal: la población sigue muriendo, Daphnia, juillet 2002.
  4. Selon la Classification des produits chimiques en fonction du risque de cancer pour l’homme de l’Environmental Protection Agency (EPA).
  5. Rapport de Greenpeace: Bhopal toxic legacy, www.archive.greenpeace.org/~toxics/documents/Bhopalwater.pdf
  6. Lapierre D. et Moro J., Il était minuit cinq à Bhopal, R. Laffont, Paris 2001.
  7. Dictionnaire de l’écologie, Albin Michel, 2001.
  8. José Antonio Peces, La catastrophe de Bhopal, Capitalisme ou écologie, hors série d’Écologie sociale, sept. 2001.
  9. Sambhavna Clinic, The Bhopal Medical Appeal, Bhopal, 2001
  10. F. Iselin, Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs, solidaritéS n° 135, 16.10.2001.
  11. F. Iselin, Amiante: une hécatombe annoncée, solidaritéS n°5, 13.3. 2002.
  12. UNEP, Public Health Impact of Pesticides used in Agriculture, OMS-PNUE, Geneva, Suisse 1989.


Autres informations sur la catastrophe de Bhopal et ses suites:

  • Mahomed Larbi Bouguerra, Dix ans après la catastrophe de Bhopal, Le Monde Diplomatique, juin 1995.
  • Justice pour Bhopal: www.bhopal.net/welcome.html
  • José Antonio Peces, La catastrophe de Bhopal, Capitalisme ou écologie, hors série d’Écologie sociale, septembre 2001.