Il y a 90 ans: La grève générale

Il y a 90 ans: La grève générale

L’histoire suisse, un long fleuve tranquille? En ces temps
oublieux, où certains voudraient bien réduire
l’histoire des luttes populaires en Suisse à la
célébration d’une indécrottable paix sociale
qui, à la limite, serait inscrite dans le patrimoine
génétique de tout «bon Suisse», il est bon de
rappeler cet événement majeur qu’a
été la Grève générale de novembre 18.

Une classe ouvrière durement paupérisée

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la classe
ouvrière en Suisse connaît une nette
détérioration de ses conditions de vie. Entre 1915 et
1918, les prix doublent, quand les salaires nominaux, eux, stagnent.
D’autre part, les soldats mobilisés ne touchent aucune
allocation pour perte de gain et leur solde journalière ne
permet d’acheter rien de plus qu’une bière et deux
paquets de cigarettes ! Le résultat ne se fait pas attendre: en
1918, 700 000 personnes, soit un cinquième de la population,
sont contraints de recourir à l’assistance publique1.

A l’opposé de la pyramide sociale, le grand patronat
industriel et bancaire s’en met plein les poches, en
commerçant avec les Grandes puissances en guerre. Un seul
exemple: en 1916, la société pharmaceutique Sandoz verse
un dividende de 375% à ses actionnaires.
Mais partout en Europe, on assiste à une formidable explosion
des luttes sociales menées par les opprimé-e-s. La
Révolution prolétarienne de 17 en Russie suscite une
vague d’enthousiasme auprès de salarié-es en
Suisse, redoublée une année plus tard par la
Révolution allemande de 18 qui renverse la monarchie.

Chronique d’une répression annoncée

C’est dans ce contexte que le 12 novembre 18, le Comité
d’Olten, celui que la presse bourgeoise appellera le
«Soviet d’Olten» – une direction regroupant les
principales forces syndicales et politiques du pays – appelle
à la Grève générale. Appel qui sera suivi
par un tiers des salarié-e-s: le succès est
époustouflant en Suisse alémanique où les grands
centres urbains sont paralysés, plus mitigé en Suisse
romande et au Tessin. Le Comité d’Olten met en avant une
liste de neuf revendications parmi lesquelles la journée de huit
heures, l’assurance vieillesse, le droit de vote des femmes et le
paiement des dettes publiques par les classes dominantes.

La réaction de la bourgeoisie et de son gouvernement – qui
ont en partie cherché l’épreuve de force et qui la
préparaient très sérieusement depuis plusieurs
mois – est immédiate, et on ne peut pas dire que les
bourgeois font dans la dentelle: le Conseil fédéral
mobilise 100 000 soldats, essentiellement en provenance des campagnes
pour limiter les actes de fraternisation avec les ouvrières et
ouvriers des villes (leur grande crainte!), et fait occuper
militairement les centres urbains. Des milices
contre-révolutionnaires, souvent armées directement par
les autorités, patrouillent en outre dans les quartiers
ouvriers. La répression prend même une tournure assassine
dans certaines régions, comme à Granges où trois
ouvriers sont tués dans une fusillade.

Affermi par l’absence de mutineries au sein de
l’armée, le Conseil fédéral ne cède
pas d’un pouce et adresse un ultimatum au Comité
d’Olten, qui, craignant un essoufflement de la grève,
appelle, le jeudi 14 novembre, à reprendre le travail.
C’est dans le plus grand désarroi et avec toute
l’amertume qu’on peut imaginer que les grévistes
cessent le mouvement. Dans certaines villes néanmoins, la
grève se prolonge encore quelques jours, bravant une violente
répression des autorités.

La lutte paie

Malgré cet arrêt piteux du mouvement qui, d’un
certain point de vue, a tout l’air d’une défaite, la
démonstration massive de la cohésion et de la
radicalité ouvrière entraînera dans les
années suivantes une profonde modification du rapport de force
entre mouvement ouvrier et patronat. En fait, on peut dire que la
Grève générale s’avère payante
à court et moyen terme. Dans l’année qui suit la
grève, patronat et gouvernement font en effet
d’importantes concessions: hausses des salaires de 25%,
introduction de la journée de huit heures (48 heures
hebdomadaires). De plus, le Conseil fédéral publie un
message sur le principe d’une assurance vieillesse (toutefois
concrétisée en 1948 seulement).

Voilà qui remet radicalement en cause cette idée bien
ancrée dans l’idéologie dominante en Suisse suivant
laquelle les acquis sociaux et l’amélioration des
conditions de vie des salarié-e-s seraient rendus possibles par
la seule croissance économique.

Quant au droit de vote des femmes, qui était, on l’a vu,
une revendication du Comité d’Olten, il ne sera
concrétisé sur le plan national que bien plus tard, en
1971. On peut expliquer dans une certaine mesure cet écart si
long entre la revendication du suffrage féminin et sa
concrétisation par le fait que le mouvement ouvrier en Suisse
n’a jamais su intégrer autant qu’il l’aurait
fallu les luttes pour et par les femmes. En ratant en partie sa
rencontre avec les luttes pour le droit des femmes, le mouvement
ouvrier s’est ainsi privé d’un fort potentiel de
contestation.

Syndicalisme d’opposition

Il ne faudrait surtout pas envisager cette Grève
générale comme un mouvement qui serait advenu par
génération spontanée. Elle est au contraire le
fruit d’un long travail syndical, notamment dans les trente
années précédentes, où les grèves
sectorielles furent nombreuses, supérieures même à
la moyenne européenne (voilà encore de quoi remettre en
cause le mythe d’une Suisse marquée du sceau
inébranlable de la paix du travail). Un travail syndical
où prévalaient – certes pas dans tous les secteurs
professionnels et dans tous les courants syndicaux, mais dans des
fractions significatives d’entre eux – la contestation de
l’ordre établi, l’indépendance de classe et
l’opposition souvent radicale vis-à-vis du système
capitaliste. Un enseignement à méditer tout
particulièrement aujourd’hui, où un certain nombre
de mouvements récents (Reconvilliers, Officine au Tessin,
fonction publique vaudoise) ont montré qu’il y a encore
des salarié-e-s en Suisse qui conçoivent la grève
comme un moyen de faire véritablement bouger les rapports de
force.

Pierre Raboud & Hadrien Buclin


1     La plupart des chiffres cités dans cet article sont tirés de S. Guex, «La Grève générale de novembre 1918 et son actualité aujourd’hui», in Les 80 ans de la Grève générale, PSL, 1998.