Pour une décroissance… des inégalités!
Pour une décroissance des inégalités!
Dans le processus
délaboration dun projet de société
anticapitaliste qui soit résolument écologiste, nous ne
pouvons pas faire léconomie dun débat
approfondi sur la décroissance. Il est donc tout à fait
réjouissant que solidaritéS ouvre ses colonnes à
cette discussion. Malheureusement, lentretien avec Daniel Tanuro
publié dans le dernier numéro, bien
quintéressant, tombe un peu à côté de
lessentiel et fait un peu un procès dintention aux
objecteurs-trices de croissance. Avant de poursuivre le débat
ultérieurement sur les liens (nombreux!) à tisser entre
écosocialisme et décroissance, tentons tout dabord
de dissiper quelques malentendus, car nous nous rejoignons sur
lessentiel.
Regrettons tout dabord quune bonne moitié de
linterview soit consacrée à la seule critique de
lun des fondements scientifiques des théories originelles
de la décroissance: la loi de lentropie. Selon Daniel
Tanuro, cette loi finalement peu souvent invoquée de nos
jours par les objecteurs-trices de croissance ne
sappliquerait pas à la terre car elle est un
système ouvert, traversé par des flux
dénergie solaire et géothermique
inépuisables à léchelle humaine.
Sans sattarder sur les aspects techniques de ce débat, il
mapparaît que si Daniel Tanuro a raison sur le
caractère «inépuisable» des flux
dénergie solaire et géothermique, il nen
reste pas moins que nos capacités à capter, stocker,
transporter et utiliser ces énergies sont in fine
limitées par les matières premières effectivement
disponibles sur notre planète (silicium pour la fabrication de
panneaux photovoltaïques, lithium pour les batteries1, etc.) et par nos capacités de production.
De plus, si le développement des énergies renouvelables
est tout à fait souhaitable (tout au moins à
échelle humaine et de manière
décentralisée); il faut se rendre à
lévidence: une transition énergétique
massive2 qui nous ferait passer en quelques années de
la domination actuelle «fossile-nucléaire» à
un «tout-renouvelable» exigerait de brûler des
quantités gigantesques dénergie fossile pour, par
exemple, fabriquer les millions de panneaux solaires ou
déoliennes. Comment donc rendre compatible une transition
industrielle aussi colossale et aussi rapide avec lurgence de
réduction massive de nos émissions de CO2?
Le sens des limites
Ce refus dune foi en lutopie scientifique et en la
capacité du progrès technologique à
«sauver» nos modes de vie nous oblige à renouer avec
le sens des limites3. Mais cette prise de conscience de la
«finitude du monde» et de ses bornes physiques nest
pas un obstacle pour la pensée de la gauche au
contraire! car elle rend plus urgente que jamais la
nécessité dune meilleure répartition des
richesses. Si le gâteau ne peut plus croître
indéfiniment, la question de son partage (et de sa recette)
devient absolument centrale. Et en ce sens, lécologie
politique (celle de la décroissance soutenable et humaniste) est
un allié objectif des marxistes.
Pétro-dépendance et justice sociale
Ce nest donc pas un hasard si la toute première revendication du mouvement Europe décroissance4
est de mettre en place: «une décroissance qui soit
dabord une décroissance des inégalités,
localement, mais aussi à léchelle de
lEurope comme à celle de la planète. Nous voulons
linstauration dun revenu minimum et dun revenu
maximum, avec un différentiel maximum de 1 à 4.» On
peut bien sûr discuter de la formulation, des ordres de grandeur
et de la stratégie pour y parvenir, mais il faut souligner
quil y a un objectif commun: la priorité est à une
répartition des richesses en rupture radicale avec lordre
économique actuel.
Dissipons encore un malentendu: selon Daniel Tanuro, la plupart des
objecteurs-trices de croissance seraient favorables à des
augmentations de prix linéaires (ou des taxes) qui ne
toucheraient in fine que les plus pauvres tout en permettant aux plus
nantis de continuer leur «business as usual». Cest,
à mon avis, un faux procès, et il suffit de lire les
écrits de Paul Ariès ou le journal La Décroissance
pour sen convaincre. La «fiscalité
écologique» dans une société
inégalitaire nest quun instrument pour faire des
classes populaires la variable dajustement dun
capitalisme repeint en vert, et elle ne fait pas partie des
revendications.
Sur la question du prix des énergies fossiles, il faut toutefois
rester lucide: bien que très fluctuant ces derniers mois, le
prix du pétrole est voué à augmenter à
terme (à cause de la déplétion de la ressource et
de la demande croissante) et il serait bien malheureux de vouloir
subventionner notre pétro-dépendance en maintenant son
prix artificiellement bas. On ne peut pas non plus éluder le
fait que nous sommes (encore!) dans un monde de pétrole abondant
qui, sil paraît déjà bien trop cher au petit
salarié dépendant de sa voiture ou de sa cuve de mazout,
il est encore virtuellement gratuit par rapport à son coût
véritable5! Si lon prenait en
considération sa densité énergétique
unique, son caractère épuisable, les guerres quil
engendre partout où il jaillit du sol, ainsi que les dommages
irréparables que cause sa combustion à la
biosphère, son prix véritable serait inestimable!
Il nous faut donc trouver des moyens de sortir de la civilisation du
gaspillage et de la gloutonnerie énergétique tout en
préservant la justice sociale. Lune des pistes
envisagées par Paul Ariès serait dassurer une
gratuité des services de base («lusage») et
un renchérissement progressif du superflu (le
«mésusage»). Ainsi, plutôt que de militer pour
un prix à la pompe éternellement bas, les
objecteurs-trices de croissance militent, par ex. (comme
dautres), pour que largent des taxes soit affecté
à des transports publics gratuits et une réhabilitation
des gares de campagne.
Dans dautres domaines, plutôt que dexiger une
baisse linéaire des tarifs de leau ou de
lélectricité (biens précieux à
économiser!), lidée serait quun service
public attribue à chaque foyer un «quota» gratuit
répondant aux besoins de base, puis une taxation progressive
dès le dépassement de cette quantité donnée
(par exemple: plus on consomme, plus le litre deau serait cher).
Ce genre de mesures, couplées avec des interdictions des
activités et industries les plus aberrantes ainsi quune
une répartition radicale des richesses (revenu minimum/maximum)
pourraient être des étapes nous mettant sur la voie
dun modèle écologiquement et socialement
soutenable.
Le débat continue…
Il existe encore de nombreux points de débat, notamment sur la
part des changements «culturels» à opérer
dans nos imaginaires collectifs, et donc sur limportance des
comportements individuels dans la résistance quotidienne
à la société marchande (la simplicité
volontaire), ou encore sur la dénonciation de
laliénation consumériste qui a malheureusement
déserté les discours de la gauche pour céder la
place à la si terne revendication pour plus de
«pouvoir dachat». A suivre, donc…
1 La question fait débat, mais
certains prédisent déjà que le marché du
lithium, très prisé pour la fabrication des batteries
(ordinateurs, téléphones portables, et déjà
pour les voitures électriques) et dont le prix est
passé de 350$ la tonne en 2003 à 3000$ en 2008
pourrait vivre une pénurie dès 2015. Le plus grand
gisement actuel de lithium «facile à extraire» se
trouve dans une région unique au carrefour de la Bolivie, du
Chili et de lArgentine. Lexploitation à grande
échelle du lithium supposerait dy dégrader
gravement et durablement les écosystèmes, ce à
quoi on peut souhaiter quEvo Morales «objectera»!
À ce sujet, voir larticle dHervé Kempf dans
Le Monde du 07.10.08.
2 En Suisse, lénergie solaire
correspond à 0.12% de lénergie produite, contre
environ 80% pour toutes les énergies fossiles (pétrole,
gaz, charbon et nucléaire). (SATW, Pénurie de
pétrole et mobilité en Suisse, août 2008)
3 Il est indispensable de se démarquer ici de
toute dérive malthusienne douteuse. «La
décroissance pense quil y a non pas trop
dêtres humains sur terre, mais trop
dautomobilistes.», FAQ du site www.decroissance.org
4 www.objecteursdecroissance.fr
5
et reste pourtant quasiment hors
daccès pour une bonne partie de lhumanité!
Un Indien-ne moyen consomme ainsi léquivalent dun
seul baril de pétrole par an contre 13 pour un-e Suisse-moyen
(25 pour un-e Nord-américain-e).