Saint-Gervais : une autre vision de la culture…

Saint-Gervais : une autre vision de la culture…

Nous reproduisons ici un dialogue
entre Jean Batou, responsable du bimensuel solidaritéS, et
Lionel Chiuch, journaliste à la « Tribune de
Genève ». Il permet de mieux cerner le rôle
de la Maison de Saint-Gervais dans le développement d’une
expression culturelle indépendante et frondeuse depuis les
années 60. Il donne aussi un peu de recul par rapport à
la bataille de Saint-Gervais en cours, qui conteste l’amputation
de la subvention de sa Fondation pour les arts de la scène et de
l’image. (réd.)

Lionel Chiuch: L’esprit qui a présidé à
la création de Saint-Gervais à la fin des années
50 (en gros: des activités saines pour une jeunesse saine)
a-t-il encore une raison d’être aujourd’hui, dans un
contexte historique et social très différent?

Jean Batou: L’esprit
« hygiéniste » qui avait
présidé à la fondation de la MJC de Saint-Gervais
par les autorités genevoises, en 1963, a été tout
de suite contesté de l’intérieur par ses
usagers-ères eux-mêmes. Tout d’abord, par les
groupes de jeunes créateurs-trices, comme le
théâtre de l’Atelier, qui y ont rapidement
développé une expression critique, au grand dam des
responsables politiques de l’époque… Ensuite par une
population jeune, souvent très jeune, qui s’est
approprié cet espace pour s’y retrouver, y organiser des
débats et y expérimenter des formes de création
nouvelles. Ce n’est donc pas un hasard si le Centre autonome, ce
68 genevois, a élu domicile à la Maison de Saint-Gervais,
au printemps 1971, avant d’en être expulsé par la
police. On le voit, il y a souvent un abîme entre l’esprit
dans lequel les autorités entendent développer une
« institution culturelle » et le sens que lui
donnent ses usager·e·s. Et quand on veut les tenir
à l’écart de grandes options qui les concernent,
ils finissent toujours par faire valoir leurs droits !

Mai 68 n’a-t-il pas accentué la tendance à une
consommation individuelle de la culture au détriment des
mouvements collectifs ?

C’est la marchandisation sans précédent des
loisirs, depuis plusieurs décennies, qui a produit de tels
effets… Dès les années 50, le sociologue
américain David Riesman évoque une « foule
solitaire » atomisée, de plus en plus
conditionnée par le conformisme de la consommation. Les
mouvements de 68 ont au contraire rejeté cette évolution
au moyen de nombreux combats, expériences et recherches
collectifs. L’assemblée, la manifestation et
l’occupation, en bref, l’action collective, sont
préférées à l’isoloir; les transports
publics à l’automobile; la communauté à la
famille nucléaire; la coopération à la
compétition… Les productions collectives (troupes de
théâtre, groupes musicaux, happenings, festivals) occupent
alors le devant de la scène. Mais les idées de 68
n’ont pas triomphé, même si l’histoire
n’a pas encore dit son dernier mot…

Le temps des Maisons de la culture est-il définitivement
révolu ? La notion de « culture
populaire » est-elle encore
d’actualité ?

Avec le néolibéralisme et l’économie de
casino, la spéculation s’est emparée du
marché de l’art, dont la Suisse est une plaque tournante.
Les grands musées et les galeries prestigieuses jouent le
rôle d’aimant pour ce marché, et la place genevoise
est en bonne position avec le complexe de la rue des Bains
(Musée d’art moderne et contemporain – Centre d’art
contemporain), financé par des fonds publics et privés,
mais mené par des financiers connus de la place. Ce
marché a ses places off­shore comme le Port franc de
Genève, qui renferme l’une des principales
« collections » d’art de Suisse. Mais
il influence aussi la politique des autorités :
priorité aux grosses institutions en position de monopole (Grand
Théâtre, projet de Nouvelle Comédie, Mamco-CAC,
etc.) au détriment de la diversité et des
créateurs-trices indépendants. Il favorise enfin la
spéculation immobilière (rue des Bains, gare des
Eaux-Vives). Ainsi, défendre la culture populaire, c’est
avant tout défendre la multiplicité des
expériences, la diversité des sites, la
décentralisation de la production, la liberté absolue de
création, en discutant des priorités budgétaires
avec les artistes et les usagers-ères de façon
transparente, démocratique et participative.

Comment qualifier la fonction actuelle de Saint-Gervais ? En
quoi consiste sa singularité ? Quels en sont les enjeux
citoyens ?

Saint-Gervais c’est d’abord une maison qui appartient
à la Ville et à ses habitant·e·s, au
cœur d’un quartier chargé d’histoire. Elle a
été le vivier de nombreuses initiatives prometteuses dans
les domaines du théâtre, du cinéma, de la
vidéo, des arts électroniques, de la photo, de la
musique, etc. Elle a servi aussi de lieu de réunion, de
rencontre et de débat à de multiples groupes,
associations, forums, etc. C’est un site ouvert qui a encore bien
des choses à dire… Aujourd’hui, c’est une
fondation pour les arts de la scène et de l’image,
subventionnée à hauteur de 3,5 millions par la Ville
(9/10e) et par l’Etat (1/10e). Les deux piliers de cette
institution sont le théâtre Saint-Gervais et le Centre
pour l’image contemporaine. Ces deux pôles
d’activités méritent d’être
encouragés et développés.

La pétition lancée par le CIC s’inquiète
d’un probable
« démantèlement » des lieux. En
quoi le théâtre est-il
concerné ? Existe-t-il, aujourd’hui, une
réelle transversalité entre les deux
entités ?

Un référendum municipal vient d’aboutir avec 5700
signatures (alors que 4000 auraient suffi). Il suspend la suppression
d’un tiers de la subvention à la Fondation Saint-Gervais
(FSGG). Dans l’immédiat, il implique le maintien des
activités du Centre pour l’image contemporaine, notamment
sa biennale d’automne. Les référendaires demandent
aux autorités de permettre que ce travail soit accompli dans les
meilleures conditions. En ce qui concerne le théâtre, les
récentes déclarations de la FSGG sur son avenir sont
évidemment un premier effet du référendum. En
votant NON à la suppression d’une partie des subventions
de cette Maison, les électeurs-trices plébisciteront la
poursuite des activités du CIC et du théâtre,
à l’issue d’un débat citoyen dont chacun
devra tirer les conséquences, en particulier les responsables de
la FSGG, qui se sont comportés plus en liquidateurs qu’en
porteurs d’un projet cohérent. Une fois le maintien de la
subvention garanti, il sera évidemment possible de
développer des synergies passionnantes entre le
théâtre et le CIC, mais ceci est une autre histoire.