Les mercenaires de la science
Les mercenaires de la science
Une traduction française du
titre du livre passionnant de David Michaels1 serait :
« Le doute est leur produit. Comment lassaut de la
science par lindustrie menace votre santé ».
La première partie de ce titre est directement empruntée
à une déclaration dun dirigeant de
lindustrie des cigarettes : « Le doute est
notre produit dès lors que cest le meilleur moyen de
faire front au « corps de faits » qui forme
lopinion du public général. Cest aussi une
manière de créer la controverse ».
Lauteur se penche sur la façon dont les milieux
industriels sont parvenus à renverser le sens des mots. Ils
revendiquent une « science solide »
quils opposent à la « science de
pacotille » de manière à retarder aussi
longtemps que possible les décisions politiques concernant des
risques.
Doù vient cet amour de
lindustrie pour la perfection scientifique ? Comment
expliquer le contraste entre la mise sur le marché rapide de
toute nouveauté, y compris en labsence de la moindre
évaluation des risques, et lexigence dune
évaluation exhaustive et détaillée dès
quapparaissent des initiatives pour protéger la
santé ? Selon David Michaels, les premières
tentatives dentreprises multinationales pour défendre
leur cause à travers la promotion dune
« science solide » remontent à la
période précédant la Deuxième Guerre
mondiale. Il sagissait déviter une
réglementation publique concernant les substances
cancérogènes auxquelles sont exposés des
travailleurs. Et, au passage, de limiter les inconvénients des
procès de victimes. Lindustrie a su prendre les devants.
Elle a orienté les recherches sur lamiante dans les
années 30. Elle a pris linitiative dun
développement important des expertises en hygiène
industrielle… avec comme constante la sous-estimation des risques.
Lauteur montre comment, vers la même époque,
lindustrie des colorants se lance dans des programmes de
recherche pour éviter dêtre contrainte à des
mesures de prévention efficaces. Au fil des ans,
largumentaire des scientifiques travaillant pour
lindustrie na cessé de se sophistiquer.
Stratégie dune science mercenaire
Lauteur passe en revue les pratiques dune science
mercenaire. Dans des domaines aussi variés que le tabac, le
plomb, les colorants de synthèse, le gaz fréon, certains
additifs alimentaires, les médicaments ou lénergie
atomique, on a limpression que le scénario ne cesse de se
répéter. Face aux premières données qui
signalent un danger important pour la santé, des scientifiques
mobilisés par lindustrie nont de cesse de
relativiser la situation, dinsister sur les limites des
connaissances et sur la marge dincertitude. Une des techniques
consiste à exiger de prouver que les travailleurs
concernés nont pas été également
exposés à une autre substance nocive.
Cette stratégie du doute permet à
lindustrie de reprendre loffensive sur un terrain
doublement favorable. Les milieux scientifiques ne peuvent
quêtre sensibles à des arguments de méthode
qui relèvent les limites des études disponibles et
proposent de relancer sans fin des recherches destinées à
préciser les résultats et à vérifier les
incertitudes. Lillusion positiviste dune
« science solide » qui ne dirait que des
vérités définitives va de pair avec
dalléchants budgets et laccès à la
main-doeuvre industrielle comme réservoir
inépuisable danimaux de laboratoire. Pour sa part, le
monde politique peut y trouver tous les arguments nécessaires
chaque fois quil décide de capituler face à un
lobby. Il se limite à prendre acte du caractère imparfait
des connaissances scientifiques et nentend pas remettre en cause
une activité économique en raison de simples
hypothèses. La symbiose entre scientifiques au service de
lindustrie et décideurs politiques peut être
consolidée par le recours massif à des consultants en
relations publiques et lintervention du pouvoir judiciaire. Ce
dernier phénomène est plus spécifique aux
Etats-Unis quà lEurope.
Une sorte de métadiscipline
dévaluation des risques en Europe, on parlerait
d« étude dimpact »
sest progressivement imposée. Elle vise à
instrumentaliser linévitable part dincertitude
propre à toute production scientifique afin de
discréditer les interventions des autorités publiques.
Les critiques sont dautant plus virulentes que les risques
concernent les populations les moins privilégiées.
Cest ce que lauteur décrit comme
linstitutionnalisation de lincertitude. Dans ce domaine,
malheureusement, lUnion européenne semble vouloir
rattraper son retard par rapport à lAmérique de
Bush. [
]
Ecrit dans un langage accessible pour les
non-spécialistes et parcouru par la passion de soumettre les
connaissances scientifiques au débat social, ce livre ne
manquera pas dintéresser le public hors des Etats-Unis.
Il nest pas anecdotique de signaler que son auteur est devenu en
2009 le nouveau directeur de lOSHA, lagence
fédérale pour la santé et la
sécurité. On ne peut que lui souhaiter davoir
loccasion de mettre ses idées en pratique.
Laurent Vogel
Directeur du département Santé et Sécurité de lETUI
Paru dans HesaMag#02
(coupures et intertitre de la rédaction)
1 David Michaels, Doubt is their product how industrys assault on science threatens your health, New York, Oxford University Press, 2008, 372 p