Chimie:  Roche soigne la santé de ses actionnaires

Chimie:  Roche soigne la santé de ses actionnaires



« Excellence
opérationnelle » : les 4 800
employé·e-s, dont 530 en Suisse, mis sur le carreau par
Roche sauront sans doute apprécier le titre qui a
été donné par le géant pharmaceutique
à son plan de restructuration.

Mais quelle calamité économique peut-elle bien justifier
le plus important plan de licenciements dans l’histoire de cette
société fondée il y a 116 ans ? La
« pression sur les prix », explique la
direction. Pourtant le marché mondial des médicaments est
passé de 650 milliards en 2006 à 752 milliards en 2009,
une croissance qui s’explique en particulier par la progression
des ventes des anticancéreux, une des spécialités
de Roche. « Dans une perspective à long terme,
Roche garde l’un des pipelines les plus riches du marché,
souligne ainsi Grégoire Biollaz, analyste chez Credit Suisse. Sa
spécialisation sur les médicaments biotechnologiques,
plus coûteux à reproduire par les fabricants de
génériques, lui permettra d’éviter une
érosion brutale des ventes à l’expiration des
brevets. » (24 Heures, 18.11.2010). Ainsi,
l’Avastin, médicament conçu contre le cancer du
côlon et commercialisé en 2004 a rapporté à
Roche 4,2 milliards rien qu’en 2009 : il ne tombera dans
le domaine public que dans 14 ans. Ce bénéfice faramineux
devient plus compréhensible quand on sait que le traitement est
vendu environ 4 000 francs par mois. C’est cher, bien
sûr. Mais en fait, tout dépend du point de vue. En effet,
Roche a découvert il y a peu que l’Avastin se
révélait également efficace pour le traitement
d’une maladie des yeux affectant les personnes
âgées. La pharma bloque alors la commercialisation de
l’Avastin dans le domaine ophtalmologique sous prétexte
que celui-ci a été développé uniquement
contre le cancer. En réalité, il s’avère que
Roche, abandonnant l’espace d’un instant les règles
sacro-saintes du libre marché sous l’œil
bienveillant du ministre d’alors Pascal Couchepin,
s’était entendu avec son concurrent Novartis pour faire
homologuer le Lucentis, à 1820 francs la dose, quand
l’Avastin n’aurait coûté pour cette maladie
des yeux que 80 francs la dose (Le Matin, 3.05.2008). Pascal Couchepin,
obsédé par la hausse des coûts de la santé,
avait alors manifestement perdu une occasion de les combattre.

Poule aux œufs d’or

De manière plus générale, on a du mal à
déceler la « pression sur les prix »
évoquée par la direction à la lecture du bilan de
la pharma bâloise. L’année dernière, les
bénéfices du groupe Roche ont atteint
8,5 milliards de francs, soit 80 % de plus que cinq ans
auparavant. Le bénéfice d’exploitation avant
affectation aux postes spéciaux a même
dépassé 15 milliards de francs en 2009. Soit une
croissance spectaculaire de 120 % depuis 2004. Roche a
particulièrement profité des programmes mondiaux de
prévention lancés l’année dernière
dans le contexte de l’épidémie de grippe porcine,
par la vente aux Etats du fameux Tamiflu, dont
l’efficacité est d’ailleurs sujette à caution
au sein de la communauté scientifique.

    Roche justifie également ces licenciements
« préventifs » par la hausse des
coûts de la recherche : un argument battu en brèche
par Thomas Cerny, oncologue à l’université de
Saint-Gall et président de la Ligue suisse contre le cancer, qui
souligne que « la recherche est souvent faite par les
laboratoires universitaires, donc en grande partie financée par
des fonds publics. Les dépenses de l’industrie
pharmaceutique sont largement consacrées au marketing, lequel
est injustifié dans le cas des médicaments
anticancéreux. » (L’Hebdo, 8.12.2005).
Certes, à prendre Barack Obama au mot — lui qui jurait
durant sa campagne électorale qu’il instaurerait un
contrôle des prix des médicaments — les entreprises
pharmaceutiques avaient alors de quoi trembler, dans la mesure
où les Etats-Unis représentent à eux seuls
44 % du marché. Heureusement pour elles, il n’en
fut rien. Les mauvaises langues relieront peut-être cette
capitulation d’Obama avec les révélations du
journal Le Temps qui soulignait en août 2009 que Novartis
et Roche avaient dépensé à elles seules 100
millions, en quatre ans, en frais de lobbying auprès des
parlementaires étasuniens.

Le cancer des prix

L’absence de contrôle sur les prix, combinée
à une politique de défense des brevets très
agressive empêchant la production de génériques,
explique aussi pourquoi les anticancéreux de Roche se vendent
à merveille, mais exclusivement dans les pays du Nord :
60 % des médicaments contre les cancers sont
consommés aux USA, 30 % en Europe et au Japon, moins de
5 % dans les pays pauvres. Si un traitement à
4 000 francs par mois est une lourde charge pour le
système de santé suisse dont les dépenses moyennes
s’élèvent à 8 000 francs annuels par
habitant, c’est un fardeau inenvisageable pour les pays du Sud
dont les mêmes dépenses oscillent entre 50 et 100 francs
par habitant. Pourtant, contrairement à un préjugé
tenace, le cancer n’est pas, à l’échelle
mondiale, une « maladie de riches ».
65 % des morts par cancer surviennent aujourd’hui dans les
pays pauvres et les projections laissent entrevoir un taux de
80 % d’ici 2030. Selon une statistique de l’UNICEF,
le taux de rémission pour les tumeurs infantiles est ainsi de 10
à15 % dans les pays du Sud, contre 80 à
85 % dans les pays développés.

    La lutte contre les licenciements – notamment
contre la fermeture annoncée par Roche du site de Berthoud
près de Berne (310 salarié·e·s) –
doit être combinée avec l’exigence d’une
industrie pharmaceutique tournée vers les besoins sanitaires des
peuples, et non pas vers les profits des familles Oeri et Hoffman,
propriétaires du groupe Roche et dont la fortune dépasse
les 20 milliards de francs. En Suisse, cette revendication est
susceptible de trouver un vaste écho dans une population
excédée par les hausses des primes d’assurance
maladie.

Hadrien Buclin