Lorsque Genève était la capitale de l'anticommunisme







L’Entente internationale anticommuniste, 1924-1939

Lorsque Genève était la capitale
mondiale de l’anticommunisme

cahier émancipation

Le 23 juin 1924, une assemblée de
délégués de différentes
organisations européennes, réunie à
Paris à l’initiative de l’avocat
genevois Théodore Aubert, décide «la
constitution d’une Entente Internationale destinée
à combattre» l’action de groupements
subversifs, au premier rang desquels figure la IIIeInternationale, qui
visent à détruire «la civilisation
moderne et les institutions de chaque pays».
L’organisation ainsi fondée s’appliquera
également à «défendre les
principes d’ordre, de famille, de
propriété et de patrie».

La mise en œuvre de ce programme est confiée
à un Bureau permanent siégeant à
Genève. Il a pour tâche première de
travailler à la formation de centres nationaux
anti-bolcheviques, auxquels il transmettra les informations
qu’il rassemble sur l’organisation, les projets et
l’activité, tant du gouvernement de Moscou que de
son «alter ego», le Komintern. Se voulant
l’état-major du mouvement anti-bolcheviste
mondial, l’organe directeur de ce que l’on
appellera bientôt l’Entente internationale
anticommuniste (EIA) parviendra en quelques années
à créer un réseau de correspondants
dans la plupart des pays européens, faisant de la ligue de
Théodore Aubert le groupement le plus important et le plus
durable parmi ceux qui se sont voués à la lutte
anticommuniste durant la première moitié du
XXesiècle.

Une phalange de bourgeois genevois

Durant toute son existence, le Bureau permanent se confond avec la
figure de son président. Théodore Aubert,
né en 1878, a su en effet mobiliser au service de son projet
un important réseau familial et personnel, dont la
construction s’est poursuivie tout au long de ses
années de formation de juriste, puis
d’activité d’avocat
d’affaires. Dès 1924, il invite ses nombreuses
relations au sein de la bourgeoisie suisse — genevoise en
particulier — dont les représentants peuplent les
institutions officielles, en premier lieu l’armée,
le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), les
sociétés sportives et patriotiques, telles le
Club alpin et la Nouvelle Société
Helvétique, ainsi que les groupements de défense
sociale, surgis de la grève générale
de 1918, à rallier ou à soutenir l’EIA.
Il met également à profit les missions accomplies
pour le compte du CICR ou les voyages effectués comme
secrétaire romand de la Fédération
patriotique suisse (FPS) pour enrichir son carnet d’adresses
en nouant des contacts avec les représentants des Unions et
gardes civiques à l’étranger.

C’est ainsi qu’au cours des douze
premières années de son activité, le
Bureau permanent s’adjoint plusieurs notables de la
cité de Calvin. Parmi eux, des représentants
d’organisations conservatrices telles la Nouvelle
Société Helvétique de Gonzague de
Reynold ou la Fédération Patriotique Suisse,
comme le chimiste Marc Cramer; des officiers supérieurs,
comme le colonel Alfred Odier ou le divisionnaire Guillaume Favre; des
responsables de l’église protestante, comme
l’avocat Jacques Le Fort; des banquiers comme Gustave ou
René Hentsch; des diplomates ou des personnalités
liées au CICR comme Lucien Cramer ou Georges
Wagnières…

Théodore Aubert réussit aussi à
intéresser à son entreprise des
personnalités suisses et étrangères.
Parmi les premières, l’avocat et conseiller
national vaudois Jean de Muralt, puis le colonel fribourgeois Roger de
Diesbach. Celui-ci avait été chargé,
en novembre 1918, de commander l’escadron chargé
de reconduire à la frontière la mission
soviétique à Berne, dirigée par Jean
Berzine, expulsée sur ordre du Conseil
fédéral à la veille de la
grève générale. Début mars
1933, Aubert convainc le banquier zurichois Hans de Schulthess de
collaborer également à l’organisme
faîtier de l’Entente.

Cependant, la direction effective du Bureau est exercée
exclusivement par les membres résidant à
Genève, plus particulièrement par le Dr Georges
Lodygensky et surtout par Théodore Aubert, auquel revient
«toute décision finale». Trois membres
du Bureau de l’EIA font partie du Comité
international de la Croix-Rouge (CICR): Lucien Cramer,
l’ancien ministre de Suisse à Rome Georges
Wagnière et Guillaume Favre. Cette situation
s’explique surtout du fait que, durant
l’entre-deux-guerres, la plu-part des membres du CICR se
recrutent dans les familles de la bourgeoisie protestante genevoise, ce
qui est aussi le cas pour ceux du Bureau permanent.

L’influence qu’ont pu exercer les membres de ce
dernier sur les décisions prises au sein du
Comité est difficile à apprécier,
puisque les valeurs partagées par les uns et les autres se
sont forgées dans le même creuset. De
surcroît, les pressions exercées par
l’EIA sur les personnalités et organismes
qu’elle cherche à gagner à son combat
revêtent systématiquement un caractère
confidentiel et sont fréquemment indirectes.

Un dense réseau confédéral

Le Bureau permanent se préoccupe de relayer son action
auprès des autorités
fédérales. Il entretient des liens
étroits, par Lucien Cramer et Georges Wagnière,
avec le Département politique, ainsi qu’avec
l’état-major de l’armée,
grâce à la fonction qu’Alfred Odier
continue à y occuper. Le colonel est en effet
chargé du bureau du chiffre, tâche peu
astreignante en temps de paix, qui lui permet de «servir de
liaison constante» entre l’état-major et
l’Entente et de «procurer par là des
renseignements utiles» à celle-ci (cf. Lettre
d’A. Odier à T. Aubert du 16 février
1926). Le Bureau permanent a aussi ses entrées au
Ministère public fédéral. Il transmet
régulièrement au procureur de la
Confédération des informations sur la
présence d’agents communistes, ou
supposés tels, et sur les menées de personnes ou
groupements qualifiés de subversifs, parfois à la
demande du magistrat. En retour, il reçoit —
apparemment sans restriction — du Ministère public
les renseignements confidentiels qu’il sol-licite soit
directement, soit indirectement, par
l’intermédiaire des services de
l’état-major, par exemple, et ceci même
lorsque le Bureau spécifie que l’information
souhaitée est demandée par un membre
étranger de l’EIA. Une correspondance du
même genre s’établit avec Heinrich
Rothmund, le chef de la Division fédérale de
police, ainsi qu’avec les procureurs
généraux et les polices de plusieurs cantons, en
particulier Fribourg, Vaud, Zurich et Genève.

Le Bureau s’emploie parallèlement à
s’assurer des appuis solides au Parlement, en particulier
à la Chambre basse, le Conseil national. En 1931, Jean de
Muralt constitue un groupe de parlementaires anti-bolcheviques,
où figurent notamment les députés
vaudois Henri Vallotton et Pierre Rochat.
L’élection de Théodore Aubert au
Conseil national, en novembre 1935, en tant que candidat
indépendant de l’Union nationale, une formation
fascisante et antisémite dirigée par le
publiciste et homme de lettres Georges Oltramare, assure au Bureau
permanent une audience plus importante.

Les rapports avec le gouvernement fédéral sont
plus ambigus. Durant les années 1920, le Bureau conserve en
effet une certaine méfiance envers un collège
auquel il reproche sa «mollesse» durant la
grève générale de novembre 1918. Aussi
Aubert intervient-il dès que lui parviennent des rumeurs de
reprise possible de contacts de nature politique ou commerciale avec
Moscou: ainsi, le 6 janvier 1926, auprès du chef du
Département politique, Giuseppe Motta; ou
l’année suivante, lorsque l’avocat
genevois suggère au conseiller aux Etats fribourgeois Emile
Savoy «qu’on avertisse délicatement soit
le Conseil fédéral, soit la SdN, du sentiment
populaire en Suisse, qui est opposé nettement aux Soviets et
à leur entrée dans la SdN, et de
l’éventualité très probable
d’une initiative pour sortir de cette dernière au
cas où la SdN les accueillerait ou au cas où,
à cause de la SdN, le Conseil fédéral
les reconnaîtrait de facto ou de jure» (cf. Lettre
de T. Aubert à E. Savoy du 13 mai 1927).

Dès 1929, le Bureau permanent va développer
d’excellentes relations avec le conseiller
fédéral Jean-Marie Musy, un
catholique-conservateur fribourgeois en charge du
Département des Finances et des Douanes de 1919 à
1934. En octobre de cette année, il essaie
d’intéresser Aubert à son projet
d’Association suisse pour la solidarité
économique, une organisation vouée à
la promotion du système capitaliste.
L’année suivante, c’est Aubert qui
prépare «un plan d’action contre le
bolchevisme en Suisse», soutenu par un «Centre
national suisse de l’Entente internationale contre la
IIIeInternationale». Cet «état-major en
campagne» devrait «rester dans l’ombre et
n’agir que comme incessant animateur». Il serait
financé par un comité de patronage secret et
agirait «par intermédiaires», en liaison
avec les organes politiques fédéraux et
cantonaux, la presse, les comités des
sociétés patriotiques et les
«personnalités influentes». Des
campagnes spécifiques seraient lancées contre
l’URSS et le Komintern. Le projet n’aboutit pas,
mais les relations entre Aubert et Musy, qui démissionne du
Conseil fédéral en 1934, se poursuivent
jusqu’au déclenchement de la Deuxième
Guerre mondiale, et le courrier qu’ils échangent
aborde plus d’une fois «la question si essentielle
de la constitution de l’organisme permanent de
combat», à laquelle Musy répond
finalement en créant, sous sa direction, un
Comité d’action nationale contre le communisme,
à la fin 1936, dont Aubert devient membre (cf. diverses
correspondances de T. Aubert à J.-M. Musy).

«La Peste rouge»

Le Bureau permanent soutiendra Musy, en 1938, lorsque ses rapports
troubles avec l’Allemagne nazie l’exposent
à de vives critiques. C’est à ce
moment, que le Comité qu’il dirige
s’apprête à présenter au
public un film de propagande monté dans un studio allemand:
«La Peste rouge». Musy est alors invité
à présenter son œuvre devant les
délégués de la
13eConférence du Conseil international de
l’Entente, qui se tient à Genève, du 20
au 22 février 1939, au lendemain de la prise de Barcelone
par les troupes du général Franco. La
réunion se double d’une exposition
anti-bolchevique, composée de stands
préparés par les différents centres
anticommunistes nationaux affiliés ou liés
à l’EIA. En notera en particulier celui de
l’Espagne nationaliste, ceux de l’Antikomintern de
Berlin, qui réunit l’ensemble des groupements
anticommunistes allemands, placés, depuis
l’avènement du nazisme, sous la tutelle du
ministère de la propagande, et ceux du Centre
d’Etudes anticommunistes de Rome, ornés de
gigantesques portraits du Führer et du Duce.

Le film remporte un vif succès. Toutefois, la
délégation italienne exprime sa
déception devant l’absence de
référence à «la
défaite du communisme par le fascisme». Le consul
général d’Italie à
Genève, Renato Bova Scoppa, réagit
aussitôt en envoyant une lettre de protestation à
Aubert: «Il me semble que nous aurions eu le droit
— étant donné les rapports existant
entre le Gouvernement italien et
l’“Entente” —
d’espérer qu’un film de ce genre, non
seulement attribuât à l’Italie la place
qui lui revient, mais fît ressortir les mérites et
l’œuvre du Fascisme dans ce domaine. […] Je vous
avoue que mon impression et celle de mes collaborateurs est que la
personne qui a monté le film, un anti-bolcheviste certes,
mais aussi un antifasciste, a cherché la manière
de démontrer que le bolchevisme a été
battu dans tous les pays uniquement par les vieilles et traditionnelles
démocraties, et non par les mouvements nouveaux tels que le
fascisme et le national-socialisme. Ce qui est tout à fait
contraire à la vérité
historique.» (Lettre à T. Aubert du 22
février 1939).

Aubert assure le consul qu’il partage son émotion
et celle de la délégation italienne:
«C’est avec un vif regret que j’ai
constaté que le film “La Peste Rouge” ne
correspondait pas entièrement à la
vérité historique puisqu’il
s’y trouvait une lacune essentielle: la rude bataille
menée en Italie par le fascisme contre le communisme
n’y figure pas. […] Certes aucun Européen ne
saurait oublier sans commettre une grave injustice, que
l’Italie est le premier grand Etat qui se soit
dressé contre le communisme.»

Il regrette qu’aucune des personnes n’ayant vu le
film au préalable ne lui ait signalé que
«l’histoire héroïque de la
lutte fasciste contre le communisme en était
absente», et il ne pouvait donc «supposer un
instant» que tel avait été le cas. Il
se déclare néanmoins persuadé que
«l’action nationale suisse contre le communisme
n’a certainement pas cherché à
démontrer que le bolchevisme a été
battu dans tous les pays uniquement par les vieilles et traditionnelles
démocraties»: «La Suisse nationale
n’a pas oublié le service capital qui lui a
été rendu, comme à l’Europe,
par la victoire du fascisme sur le communisme. Elle sait bien
qu’elle aurait été placée
dans une situation très dangereuse si le nouvel ordre
national italien n’avait pas été
victorieux du communisme. C’est aussi pour cela
qu’elle veille elle-même avec un soin jaloux
à ce que son territoire ne devienne jamais une base de
l’Internationale communiste.»

Devançant le désir du consul, Aubert juge donc
«urgent que le film rende un hommage complet à la
vérité en restituant à
l’Italie la place d’honneur qui lui est due dans ce
combat», en priant Musy «de s’adresser,
pour obtenir les “documents”
nécessaires, au Ministère de la Culture populaire
à Rome» (Lettre de T. Aubert à R. Bova
Scoppa du 23 février 1939). Le jour même, il
écrit dans ce sens à l’ancien
conseiller fédéral, auquel il rappelle que, par
l’«événement
capital» selon lui qu’a
représenté l’élimination du
communisme par le fascisme, «l’Italie, à
ce moment-là, a rendu un service de toute importance
à l’Europe et à la Suisse sa voisine en
particulier». Il l’invite aussi à
rappeler «aux Suisses qui verront le film que le danger rouge
a été écarté de leur
frontière sud par l’héroïsme
des Italiens comme cela a été le cas pour notre
frontière nord» (Lettre de T. Aubert à
J.-M. Musy du 23 février 1939).

Des liens avec les mouvements fascistes

La sympathie affichée alors par les milieux conservateurs de
Suisse francophone pour le fascisme s’était
déjà manifestée à
l’occasion de la 11e Conférence du Conseil
International de l’EIA tenue à Genève
en mai 1937. Dans son rapport général, le Bureau
permanent se félicitait de l’élection
de son président au Conseil national sur la liste de
l’Union nationale, dont il louait le
«désintéressement
patriotique»: ce parti aurait
«désiré» qu’Aubert
intègre ses rangs au Parlement «pour y
défendre la cause anti-bolchevique» sans autre
engagement ni adhésion. Le rapport rendait
également un hommage appuyé au travail de
l’Antikomintern de Berlin, avec lequel le Bureau
déclarait avoir établi «des relations
cordiales», et signalait qu’une organisation
similaire allait se mettre en place à Rome: le Centre
d’Etudes anticommunistes. Saluant de manière
discrète la conclusion, en novembre 1936, du Pacte
antikomintern entre l’Allemagne et le Japon, auquel
l’Italie avait adhéré en
février 1937, le rapport se réjouissait du
«renforcement des tendances anticommunistes»
qu’il relevait non seulement dans les Etats
européens à régime autoritaire, en
Amérique du Sud et au Japon, mais aussi dans quelques pays
démocratiques, dont la Suisse, où l’on
faisait «preuve de dispositions anticommunistes nouvelles
très marquées». Rappelons,
qu’entre 1937 et 1938, le parti communiste est interdit dans
plusieurs cantons suisses, parmi lesquels Neuchâtel, Vaud et
Genève.

La 11e Conférence
s’était achevée par une brillante
réception, à laquelle assistaient des
représentants des autorités genevoises,
Jean-Marie Musy, des personnalités du monde diplomatique et
des affaires, qui témoignaient par leur présence
du rayonnement de l’action d’Aubert et du Bureau
permanent dans de larges secteurs de la bourgeoisie
helvétique francophone. L’écrivain
René-Louis Piachaud avait prononcé à
cette occasion un exposé sur «le bolchevisme
intellectuel», thème principal des
débats. Réquisitoire impitoyable contre
l’héritage des Lumières, le discours
soulignait la part prise dans la révolution bolchevique par
les Juifs, dont il constatait l’«influence
universelle» (Fred de Diesbach, «Du bolchevisme
intellectuel», La Gazette de Lausanne, 28 mai 1937).

Cette proximité idéologique des milieux
conservateurs et fascisants genevois s’illustre
d’ailleurs, après Munich, par le projet de fusion
du Parti démocratique, représentant traditionnel
des banquiers privés et du monde des affaires, avec
l’Union nationale, élaboré en novembre
19381. Le Bureau permanent est un élément actif
de cette évolution, qu’il appuie de toutes ses
forces, mettant à profit le réseau relationnel
extrêmement serré que ses membres ont
tissé dans les milieux bourgeois, où liens
familiaux et itinéraires personnels se recoupent et se
mêlent. Il peut compter également sur le soutien
des partis qui les représentent: d’abord
l’Union de Défense économique (UDE),
puis l’Union nationale, formée en 1932,
à partir des débris de celle-ci; la tendance
corporatiste du parti indépendant (catholique); le Parti
démocratique, dans une très large mesure, et son
organe de presse, le Journal de Genève, dont
l’audience dépasse de beaucoup le lectorat
libéral-conservateur genevois.

Le 3 septembre 1924 déjà, le conseil
d’administration du quotidien avait accepté de
relayer les communications du Bureau et s’était
engagé à utiliser sa documentation, ainsi
qu’à publier, «à
l’occasion», les articles
rédigés qu’il lui enverrait. Dans la
pratique, l’accord s’était pourtant
révélé difficile à
appliquer, principalement à cause des réticences
de certains rédacteurs, au premier rang desquels William
Martin, dont l’indépendance
s’accommodait mal des pressions exercées par le
groupe d’actionnaires dont Aubert était
l’un des représentants. En avril 1929, le conseil
d’administration avait décidé de
renforcer sa collaboration avec le Bureau et de lancer une nouvelle
campagne contre le bolchevisme. Quatre ans plus tard, William Martin
était contraint à la démission, tandis
que Jean Martin, ami d’enfance de Théodore Aubert,
accédait à la direction du Journal, et que le
polémiste ultra conservateur René Payot, un
proche de l’EIA, en devenait le rédacteur en chef2.

Maintenir l’URSS en quarantaine

Dès ce moment, le Journal de Genève se fera le
véhicule privilégié des
thèses du Bureau permanent de l’EIA.
C’est ainsi qu’en 1934, la campagne qu’il
déchaîne, avec la Gazette de Lausanne, contre
l’admission de l’Union soviétique dans
la SdN, va exercer une pression déterminante sur la position
de la délégation suisse. Le ministre de Suisse
à Bucarest, Roger de Weck, observateur lointain et lucide,
s’en inquiète d’ailleurs,
déplorant que l’attitude dont Motta se fera
l’interprète ait paru être
imposée «par une campagne de presse et par des
“ordres du jour” émanant de groupes
irresponsables» (Documents diplomatiques suisses, vol. 11
— 1er janvier 1934- 31 décembre1936 —,
Berne, 1989, pp. 217-225). Au départ, Motta penchait pour
l’abstention, mais il finit par se rallier au non sous la
pression de l’opinion bourgeoise3.

Le conseiller fédéral prononce alors devant la
commission de la SdN statuant sur la demande d’admission
soviétique un discours justifiant le vote négatif
de la délégation suisse, dans lequel on retrouve
nombre d’arguments avancés par le Bureau permanent4.
Ce fait ne signifie toutefois pas un alignement de la position du chef
de la diplomatie helvétique sur celle de l’EIA
mais exprime plutôt une adhésion à des
valeurs communes, partagées par une large partie de
l’élite politique et économique.
C’est parce que le communisme signifie la mort de la
religion, la dissolution de la famille, la suppression de la
propriété privée et la
négation de la patrie, que Motta comme Aubert le condamnent.
Motta souligne dans son allocution que cette doctrine, qui est
considérée par tous les gouvernements
«comme un crime d’Etat dès
qu’elle cherche à passer du champ de la
théorie à celui de l’action»,
«est dans chaque domaine — religieux, moral,
social, politique, économique — la
négation la plus radicale de toutes les idées qui
sont notre substance et dont nous vivons». Cette affirmation
est au cœur du système de pensée sur
lequel se fonde le discours de l’Entente.

Cet «anticommunisme de valeurs», pour reprendre la
typologie proposée par Jean-Jacques Becker5,
se double toutefois d’un «anticommunisme de
classe», et même d’un
«anticommunisme idéologique», dans la
mesure où, pour défendre ce qu’ils
considéraient comme leurs intérêts
vitaux, des représentants des élites politiques
et économiques helvétiques ont pu être
séduits par le projet ouvertement
contre-révolutionnaire développé par
l’EIA. En effet, si le Bureau permanent s’est
toujours proclamé le serviteur exclusif de la
vérité, la défense des valeurs dans
laquelle il inscrit son combat l’obligeait à
placer celle-ci au-dessus de celle-là.

Cette nécessité explique que pour
l’Entente, la révolution mondiale, dont
l’Internationale communiste préparerait activement
l’avènement, constituait la raison intangible
ainsi que le but ultime et permanent du régime
soviétique. A ses yeux, le socialisme,
l’anti-fascisme, l’anticolonialisme, voire certains
courants du libéralisme, n’étaient que
de simples instruments au service de la révolution mondiale.

Défendre une telle vision des choses après les
Accords de Munich et le démantèlement de la
Tchécoslovaquie par Hitler obligeait évidemment
ses partisans à une lecture biaisée des
événements, dont on trouve une illustration
supplémentaire dans l’analyse de la situation
générale développée par
Aubert devant les délégués de
l’Entente en février 1939. Selon lui,
«l’état de crise chronique
très grave dans lequel se trouve l’URSS»
et l’impossibilité de son régime
«d’aboutir à une stabilisation
définitive» obligent les dirigeants
soviétiques à chercher «une
issue» qui ne peut être qu’une
«guerre internationale», à laquelle ils
éviteraient de prendre part directement, et qui aurait pour
conséquence «la ruine des belligérants
et la faillite totale de la civilisation
européenne», ouvrant la voie à la
révolution mondiale: «C’est Moscou qui
sans cesse fait pro- clamer urbi et orbi par ses alliés
conscients ou non le slogan néfaste d’un conflit
international entre les idéologies fascistes et
démocratiques. Il n’y a pas en
réalité de conflit idéologique
international autre que celui qui résulte de
l’opposition entre l’ordre national de chaque pays
et la Révolution rouge.

[…]Seuls l’URSS et le Komintern font des efforts
désespérés pour instaurer,
à la faveur d’un conflit international sanglant,
la révolution bolchevique en Allemagne, en Angleterre, en
France et en Italie. En réalité, ces quatre pays
ont, comme tout pays, un intérêt commun qui prime
tous les autres: la suppression du régime
soviétique et de l’Internationale communiste,
agents de guerre et de révolution.»
(«Coup d’œil sur la situation
générale», février 1939).

Un front unique blanc contre les races de couleur

C’est donc sans surprise qu’on retrouve les membres
du Bureau permanent dans le combat mené par les milieux
conservateurs pour la suprématie de la civilisation
chrétienne européenne, préconisant
même pour l’avenir un «front unique
blanc» contre «les races de couleur». Le
31 mai 1928, Aubert écrit ainsi à Wilhelm
Frederik Treub, ancien Ministre des finances néerlandais:
«J’ai la conviction que le Bureau colonial [une
organisation auxiliaire de l’EIA]est appelé
à un grand développement: même si les
Soviets tombent, les éléments
révolutionnaires continueront à exploiter le
mécontentement et les ambitions et à
développer l’antagonisme entre les blancs et les
races de couleurs. Le grand conflit de l’avenir,
prophétisent plusieurs publicistes, se trouve là
en pleine formation […]. Le Bureau colonial peut être le
début d’un front unique blanc que
l’avenir peut rendre nécessaire.»

L’EIA plaide en même temps pour la sauvegarde et le
renforcement d’un esprit authentiquement suisse,
menacé par ces vecteurs potentiels du virus communiste que
peuvent être à ses yeux les étrangers,
particulièrement les émigrés fuyant
l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, et les
Juifs, vis-à-vis desquels le Bureau a toujours entretenu la
plus grande méfiance, même s’il
s’est toujours refusé à faire de
l’antisémitisme un instrument de son combat.

L’impact de l’action entreprise par
l’Entente sur la formation d’un anticommunisme
helvétique ne peut être nié. Ainsi,
lorsqu’en février 1939, Théodore Aubert
livre sa perception de l’accueil
réservé à son action en faveur du
développement d’un solide esprit anti-bolcheviste,
il peut à bon droit revendiquer le soutien sans faille de la
plupart des représentants de la classe politique bourgeoise
de son pays: «Les Autorités cantonales genevoises,
celles d’aujourd’hui comme celles
d’avant-hier, ont aussi droit à notre gratitude
par la confiance qu’elles ont bien voulu avoir dans
l’intégrité de notre
ac-tivité. J’en dirai autant des
Autorités fédérales et des
députés aux Chambres
fédérales qui nous ont aidés dans
notre lutte en Suisse. Dans nombre de Cantons suisses s’est
manifestée à l’égard de
notre cause une générosité sans
égale. C’est cet ensemble si favorable qui a fait
de ce petit pays la première et solide base
d’action du Bureau permanent et de
l’Entente» («Allocution
d’ouverture de notre exposition — [20
février] 1939»).

En 1939, la Suisse est effectivement devenue, grâce notamment
au crédit dont le Bureau permanent de l’Entente a
bénéficié auprès des
autorités et dans l’opinion bourgeoise, un bastion
de l’anticommunisme international militant. 

Michel Caillat*

Retrouvez tous les anciens cahiers émancipationS sur: www.solidarites.ch/emancipations



* Historien genevois. Cet article est une version largement
abrégée de l’article
intitulé «L’Entente internationale
anticommuniste (EIA): l’impact sur la formation
d’un anticommunisme helvétique de
l’action internationale d’un groupe de bourgeois
genevois», à paraître dans
l’ouvrage Mythes, réseaux, milieux, formes et
cultures de l’anticommunisme en Suisse des origines
à nos jours, actes du colloque tenu sous ce titre
à Genève en novembre 2005. Sans autres
indications, les références citées
sont tirées des Archives de l’EIA,
déposées à la Bibliothèque
de Genève, qui ont fait l’objet d’une
étude approfondie, soutenue par le FNS, sous la dir. de
Mauro Cerutti et Jean-François Fayet.

  1. Michel Caillat, René Payot — Un regard
    ambigu sur la guerre 1933-1943, Genève, Georg, 1997, pp.
    63-67.
  2. Michel Caillat, René Payot, op. cit., p. 23.
  3. Mauro Cerutti, «Politique ou commerce? Le Conseil
    fédéral et les relations avec l’Union
    soviétique au début
  4. des années trente», Etudes et sources,
    revue des Archives fédérales suisses, N°
    7, 1981, pp. 137 sq.
  5. Le discours de Motta est intégralement reproduit
    dans Suisse-Russie — Contacts et ruptures 1813-1955,
    présentés pour l’éd. suisse
    par Antoine Fleury & Danièle Tosato-Rigo, Berne,
    Stuttgart, Vienne: Haupt, 1994, pp. 450-455.
  6. Jean-Jacques Becker, «Avant-propos»,
    Communisme, N° 62-63, 2etrim. 2000, pp. 3-10.