Mais que diable vont-ils faire au Grütli?

Mais que diable vont-ils faire au Grütli?

Si le mouvement ouvrier et la gauche suisses ont toujours
éprouvé une certaine difficulté à affirmer
leurs propres repères culturels en se dégageant de la
pensée dominante, ce phénomène a
été, et demeure, plus accentué encore en ce qui
concerne les références historiques, la mémoire et
la construction identitaire. Dernier avatar de cette tendance de longue
durée, de nombreuses personnalités socialistes devraient
aller soutenir «leur» conseillère
fédérale, le 1er Août, sur la prairie du
Grütli. Il s’agit à leurs yeux de ne pas laisser ce
symbole patriotique à l’extrême-droite qui l’a
investi ces dernières années et menace de
récidiver. Ils veulent défendre une démocratie
incapable de résister aux provocations de ces nazillons sous des
prétextes assez futiles de répartition des coûts.
On peut certes comprendre qu’une présidente de la
Confédération entende ne pas céder à une
telle veulerie. Mais fallait-il en rajouter? La Suisse progressiste
est-elle vraiment à sa place sur cette prairie? Et doit-on
s’étonner que le Grütli attire tellement le
national-populisme et les milieux de l’extrême-droite la
plus nauséabonde?

Le 1er Août, le Grütli et la mythologie nationale identitaire

Rappelons tout d’abord quelques faits. Au cours du 19e
siècle, tous les Etats-nation émergents ont
procédé à une invention de leur tradition, selon
le terme de l’historien Eric J. Hobsbawm dans un livre qui a
attendu vingt-trois ans sa traduction française1. Ils
se sont ainsi dotés d’attributs, de récits ou de
légendes sur leur propre passé dont ils ont
inventé de toutes pièces le caractère fondateur.
Ces mythologies nationales, que le médiéviste Patrick J.
Geary a déconstruites avec rigueur pour de nombreux pays2,
sont situées dans des périodes aussi
éloignées de nous que possible, dans le but de
conférer d’autant plus de légitimité aux
constructions identitaires contemporaines.

En Suisse, le choix du Pacte de 1291 comme symbole de la fondation du pays remonte à 18913.
Cette tradition inventée a été
préférée à la figure légendaire de
Guillaume Tell, dont l’existence n’était pas
scientifiquement avérée. Ce qui n’a pas
empêché pour autant l’arbalète de perdurer en
symbolisant les produits suisses. Quant au Pacte proprement dit,
associé à la légende de la prairie du Grütli
et à la fête nationale du 1er Août qu’il a
suscitée tardivement, ce fut une manière de sceller la
réconciliation de la classe dirigeante helvétique de la
fin du XIXe siècle face à la montée du mouvement
ouvrier. On put ainsi occulter le fait que l’Etat
fédéral moderne de 1848 avait été rendu
possible par l’issue d’une guerre civile de quelques jours,
le conflit du Sonderbund de 1847, qui opposa une Suisse montagnarde,
catholique et rurale très conservatrice à une Suisse
protestante, urbaine et libérale.

Il en va d’ailleurs de même pour le canton de Genève
qui célèbre, chaque 31 Décembre, et de
manière très étrange, la Restauration,
c’est-à-dire le retour à
l’indépendance genevoise qui mit fin en 1813 à la
domination française. Ce qui a remis au pouvoir les quelques
familles patriciennes qui l’avaient déjà
détenu. Cette commémoration officielle ne correspond donc
à aucun progrès de la démocratie, bien au
contraire. Ce qui est un comble. Et elle occulte l’origine
réelle de la démocratie genevoise, cette
Révolution radicale de 1846 qui mit justement fin au
régime de la Restauration, ouvrant la voie l’année
suivante à une Constitution démocratique qui est encore
en vigueur aujourd’hui.

Le souvenir de la Société du Grütli

Mais revenons au mythe du Grütli. Avant même que l’on
choisisse le Pacte de 1291 pour asseoir cette tradition dans un rituel
commémoratif, la légende voulait que les glorieux
montagnards se fussent réunis secrètement sur cette
prairie. Elle fut ainsi la proie de diverses convoitises symboliques et
culturelles provenant autant de milieux libéraux que de milieux
nationalistes plus conservateurs. C’est ainsi que l’une des
premières sociétés ouvrières suisses, qui
convergera plus tard dans le Parti socialiste, s’appelait
précisément la Société du Grütli. Elle
regroupait des compagnons et des ouvriers suisses, des patriotes qui
luttaient pour des droits sociaux et culturels à
l’échelle de tout le pays, au-delà des
étroites frontières cantonales qu’ils subissaient
lorsqu’ils se déplaçaient pour travailler.

Il est vrai que le Pacte de 1291 exprime une forme de solidarité
entre les trois communautés concernées. Mais il
évoque essentiellement une alliance interne contre des attaques
extérieures. La finalité première de cette
cohésion reste l’idée d’indépendance
et la lutte commune contre l’étranger. Il n’est donc
pas étonnant qu’au fil du temps, malgré quelques
tentatives de détournement par des organisations
ouvrières, cette mythologie nationale ait fini par servir
systématiquement des idées de fermeture et de repli sur
soi.

Un air du temps profondément conservateur

A en croire les médias, le drapeau suisse, l’histoire
nationale et ses mythes auraient fait leur grand retour et seraient
dans l’air du temps. Certes, nous traversons une période
de crises des horizons d’attente et de régression des
idées, marquée par un intense conservatisme. On peut
toutefois se demander si la complaisance des médias à cet
égard ne finit pas par nourrir le phénomène.

Aujourd’hui, les problèmes posés à nos
sociétés ont changé d’échelle et les
mythes nationaux ne peuvent plus que suggérer le repli sur soi
et l’exclusion de l’autre. Ainsi une promenade du 1er
Août au Grütli serait-elle forcément
contre-productive pour celles et ceux qui veulent défendre une
Suisse ouverte sur le monde et attentive à
l’universalité des droits humains.

Charles Heimberg


1 Eric Hobsbawm & Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Editions Amsterdam, 2006 (1983).
2 Patrick J. Geary, Quand les nations refont l’histoire.
L’invention des origines médiévales de
l’Europe, Paris, Aubier, 2004 (2002).
3 Charles Heimberg, Un étrange anniversaire. Le centenaire du
Premier Août, Genève, Editions «Que Faire?»,
1990.