Femmes nigérianes contre majors du pétrole: quelles leçons pour lutter contre le réchauffement climatique ?

Femmes nigérianes contre majors du pétrole: quelles leçons pour lutter contre le réchauffement climatique ?

En 2002, les femmes du Delta du Niger
sont apparues sur l’avant-scène de l’action directe
globale contre l’exploitation dans la branche
pétrolière. Leur action militante, avec occupation
d’installations sur terre et offshore, a inspiré un
mouvement mondial liant les activités destructrices des
multinationales du pétrole et l’attaque imminente des USA
contre l’Irak. Dans ce contexte, en 2002, l’activisme des
femmes paysannes contre l’industrie pétrolière a
élargi le potentiel de relations de solidarité
globalisées visant à la défense de toute vie. En
comparaison avec les premières mobilisations de 1999, la
mobilisation globale contre la guerre et le pétrole a crû
de manière exponentielle.

En juillet 2002, après que Chevron Texaco a ignoré leurs
appels antérieurs, 600 femmes ont occupé le terminal de
stockage et d’exportation d’Escravos, qui débite 450
000 barils par jour. Durant leurs dix jours d’occupation, les
femmes Itsekeri ont négocié 26 revendications avec la
compagnie. L’une d’elles exigeait que le gouvernement et
les compagnies pétrolières acceptent de rencontrer les
femmes paysannes et de créer un organisme tripartite permanent
(multinationales, Etat, femmes) pour la solution des problèmes
liés à l’exploitation pétrolière.
L’exigence de base était que Chevron Texaco s’en
aille.

Mille femmes occupent les terminaux de ChevronTexaco

Cette action audacieuse de femmes contre le terminal de Chevron Texaco
a immédiatement inspiré au moins douze autres
occupations. Avant même que le groupe d’Escravos
n’ait achevé ses négociations, plus de 1000 femmes
ont occupé six stations de pompage de Chevron Texaco, notamment
à Abiteye, Makaraba, Otuana et Olera Creek. Cent femmes,
à bord d’un «canoë» massif, ont
pagayé à 8 km au large, pour occuper la plateforme
d’extraction de la compagnie du champ pétrolifère
d’Ewan. Chevron Texaco a évacué son personnel,
stoppé la production et refusé de négocier avec
elles, parce que – selon l’International Oil Daily (IOD) du 19
août 2002 – elles «n’appartenaient pas à notre
communauté hôte». Les résultats positifs de
ces actions de femmes ont encouragé des jeunes à occuper
six stations de pompage de Shell, dans l’ouest du delta du Niger,
le 22 septembre 2002 (IOD). Ces actions combinées ont eu un
impact significatif sur les revenus des compagnies et du gouvernement.

Le 26 septembre 2002, dans un contexte d’activisme anti-guerre
croissant, l’organisation nigériane Environmental Rights
Action, le Project Underground et l’organisation
équatorienne affiliée à Oil Watch International
ont appelé à boycotter Chevron Texaco «pour punir
cette compagnie pour les dégâts environnementaux et les
violations des droits commis au cours de ses opérations au
Nigeria et en Equateur.» […]
En juillet 2002, les majors du pétrole ont promis des choses
précises aux femmes insurgées. Mais, comme Texaco et
Shell tardaient à les réaliser, 4000 femmes Warri ont
manifesté le 8 août 2002 devant les sièges
régionaux de ces compagnies. Elles ont été
attaquées par la police et l’armée. La manifestante
Alice Youwuren a déclaré: «Nous ne faisions que
chanter, nous n’avons rien cassé. Nous étions
pacifiques. La police et les soldats se sont mal conduits.
Regardez-moi, sept hommes armés m’ont sauté dessus
et réduit à moins que rien. Je me suis retrouvée
dans une clinique de Shell le lendemain…». Le
réseau d’informations régionales de l’ONU a
rapporté que la milice de Shell a tué au moins une femme
à cette occasion. Pourtant, Shell a «démenti les
rapports de la presse locale» affirmant qu’un de leurs
agents avait tué par balles une manifestante
désarmée, en déclarant que: «Selon nos
sources, la protestation devant nos bureaux s’est passée
sans incident majeur….».

«Malédiction de la nudité»

Dans un ultimatum, publié internationalement, les manifestantes
ont donné dix jours au géant anglo-néerlandais
pour payer leurs frais d’hôpital, faute de quoi elles
frapperaient Shell de la «malédiction de la
nudité». En effet, dans une grande part de
l’Afrique, les femmes se débarrassent de leurs habits,
comme ultime de protestation, exprimant par-là que
«c’est d’ici que provient la vie et ainsi je
révoque la vôtre!». La nudité volontaire de
femmes âgées est, en particulier, utilisée dans des
situations extrêmes, menaçant la vie. Les femmes
brandissant cette «arme» du vagin exposé peuvent
être violées ou tuées. C’est donc en pleine
connaissance des implications de vie et de mort, que des femmes
engagent ce type de protestation. Des femmes qui se dénudent
ainsi affirment implicitement qu’elles auront gain de cause ou
qu’elles mourront en s’efforçant d’y arriver.
Beaucoup d’hommes, soumis à cette
«exécution» sociale et symbolique, pensent vraiment
qu’ils en mourront. Selon une source nigériane:
«Dans nombre de communautés rurales, la pratique de se
déshabiller est une forme courante de censure, avec la croyance
qu’elle s’accompagne du pouvoir magique d’infliger
à ses ennemis des malédictions entraînant mort ou
folie. En 1980, cette pratique prévalait parmi la population
Gokana d’Ogoni.» (International Oil working Group. IOWG,
2.8.2003) Or en 2008, la déclaration de Shell comme persona non
grata au pays Ogoni restait en force.

En novembre 2002, le mouvement contre la mondialisation au service des
multinationales s’était radicalement renforcé et
étendu, en opposition à l’invasion US imminente de
l’Irak. En Californie, des femmes, inspirées par la
manière d’agir des femmes nigérianes ayant
occupé Escravos, avaient elles aussi utilisé la
«malédiction de la nudité» comme nouvelle
tactique anti-guerre. Avec leurs corps nus, elles avaient écrit
le mot Peace en lettres géantes et les photographies de cette
action, qui ont largement circulé via Internet et la presse, ont
inspiré une foule de manifestant-e-s nu-e-s qui ont écrit
des No War, No Bush, Truth, Why?, Paz et Paix aux quatre coins du
monde. (…)

Projet Lysistrate

Ce projet a émergé en janvier 2003. Ses
organisateurs-trices ont créé un site web avec des
versions de la pièce féministe et anti-guerre
d’Aristophane, Lysistrate, vieille de 2400 ans. Dans cette
pièce, des femmes d’Etats en guerre s’unissent pour
refuser tous services sexuels ou domestiques aux hommes,
jusqu’à ce qu’ils aient fait la paix. Les
opposant-e-s à la guerre du monde entier étaient
invités à présenter cette pièce le 3 mars
dans leurs écoles, lieux de travail et communautés. Elle
fut mise en scène 1029 fois, dans 59 pays… Parmi les
activistes qui ont saisi cet outil théâtral contre la
guerre, il s’est trouvé des journalistes internationaux
pour mettre en scène la pièce à Arbil, en Irak,
à la veille du massacre. Les organisateurs ont décrit ce
Projet Lysistrate comme un «premier acte de dissidence
théâtrale à l’échelle mondiale» (www.lysistrataproject.org).

Pendant ce temps, le 15 février 2003, 50 millions de gens ont
manifesté dans le monde entier contre l’attaque de Bush
contre l’Irak, participant à la plus grande manifestation
anti-guerre globale jamais vue. De grands espoirs ont été
soulevés par cette matérialisation internationale des
mouvements émergents contre la guerre impériale et le
pouvoir des multinationales. Certains de ces espoirs se sont
concrétisés en septembre 2003, quand une manifestation
internationale, avec des femmes africaines au premier rang, a
brisé les négociations de l’OMC à Cancun au
Mexique.

«Circulation des luttes»

Cette puissance populaire internationale, construite grâce
à une impulsion réciproque entre actions globales et
locales peut être décrite comme une «circulation des
luttes». Entre juillet 2002 et février 2003, le nombre de
femmes engagées dans des « protestations par la
nudité » est passé de quelques milliers dans
le delta du Niger à des centaines de milliers dans le monde
entier. Le premier usage global du théâtre protestataire
comprenait une triple élaboration du message de la
nudité. Premièrement, les femmes révoquaient ainsi
la vie des hommes qui détruisaient les conditions
d’existence humaines. Deuxièmement, les femmes faisaient
l’impasse sur tous les services de reproduction de la vie, en
particulier le sexe, la nourriture et le travail ménager.
Troisièmement, le travail non-salarié des femmes,
lié au maintien de la vie, était mis en évidence
(par les femmes et leurs alliés masculins), parallèlement
au travail salarié d’hommes lié au maintien des
profits à travers les déprédations et la guerre.
Dans la mesure où ce défi était à la fois
global et conscient, il transcendait l’idée
qu’«un autre monde est possible» pour incarner –
même embryonnairement – l’alternative réellement
existante.

En janvier 2006, les tribunaux du Nigeria ont ordonné à
Shell de cesser ses combustions de gaz à ciel ouvert. Shell a
fait recours. Comme nous l’avons relevé, cette compagnie
n’a pu retourner au pays Ogoni depuis 1993. Le 19 septembre 2006,
le journal nigérian Punch rapportait que le gouvernement allait
révoquer la licence d’exploitation accordée
à Shell dans cette région, du fait que ses
opérations y avaient cessé depuis plus de dix ans.

Le 23 septembre 2008, dans une interview, Owens Wiwa déclarait
que. «Ce sont les femmes qui ont été
décisives pour empêcher les activités de Shell au
pays Ogoni durant la dernière décennie, C’est un
succès majeur, non seulement parce que nous avons expulsé
Shell de façon non-violente, mais parce que nous avons
créé un précédent pour tout le Nigeria et
même pour le monde: sans l’accord des populations locales,
aucune compagnie pétrolière ne peut s’installer. Ce
succès a eu un coût énorme en vies humaines. Mais
la révocation par le gouvernement de l’autorisation
d’exploiter de Shell est une victoire formidable, due largement
à l’engagement de femmes rurales, organisées par le
biais de la Fédération des associations de femmes
ogoni.»

La fermeture de toutes les opérations de Shell au pays Ogoni
s’est traduite par moins de combustion de gaz à ciel
ouvert, moins d’émissions à effet de serre et de
contribution au changement climatique. Cette fermeture ne s’est
pas limitée au pays Ogoni. De l’autre côté du
delta, une production de 600 000 barils par jour, soit près du
quart de la production totale du Nigeria, a été
empêchée durant 2006, correspondant à une grosse
baisse d’émissions de gaz à effet de serre.

Pour la souveraineté énergétique

Comment les femmes nigérianes ont-elles obtenu ce
résultat? Leurs méthodes sont-elles
généralisables? Les militant-e-s ont répondu
à la mainmise globale de Shell en organisant des actions de
blocage au-delà des frontières. La production au Nigeria
et la direction des opérations de la compagnie depuis son
siège central à Londres ont été les cibles
d’actions simultanées. Puis, cette grève de la
production-consommation a été intensifiée par un
boycott global des consommateurs-trices. Les actions directes
coordonnées, qui ont suivi cette Operation Climate Change, ont
vu ces tactiques généralisées dans les mouvements
globaux contre la guerre et les déprédations de
l’industrie pétrolière. Avec la prise de conscience
croissante de l’urgence liée à la crise climatique,
il y a des raisons de croire que l’action directe pacifique pour
le contrôle populaire sur le pétrole va
s’intensifier. De même, nous pouvons nous attendre à
ce que les initiatives de femmes et la coordination de l’action
directe mondiale continuent à être des
éléments décisifs au programme de la lutte contre
le changement climatique.

Mais le succès des communautés nigérianes ne
s’arrête pas là. Du 26 au 28 septembre 2006, les
groupes membres des «Amis de la Terre» de 51 pays, y
compris l’ONG nigériane Environmental Rights Action (ERA),
d’autres groupes nationaux et internationaux de la
société civile, des représentant-e-s des
communautés du delta du Niger, ainsi que des journalistes, ont
tenu une conférence internationale sur le changement climatique
à Abuja. Celle-ci, dont le thème a été la
«Minimisation de l’impact du changement climatique et la
lutte contre le chaos énergétique mondial», a
été l’une des activités de
l’assemblée biennale des Amis de la Terre à
l’échelle internationale. Elle s’est conclue par la
présentation d’un modèle alternatif pour le
contrôle démocratique des ressources naturelles, le
concept de «souveraineté énergétique».
[…]

En février 2008, la BBC rapportait que:
«L’instabilité et la violence dans la région
sud, ces quatre dernières années, ont conduit à
une baisse significative des exportations de pétrole du
Nigeria… Le gouvernement a ordonné à toutes les
compagnies pétrolières ayant fui le delta du Niger, suite
à des assauts militants, de revenir dans la zone ou d’y
cesser définitivement leur activité… Ces
compagnies disent ne pas pouvoir mettre ainsi en péril leurs
intérêts commerciaux et la vie de leurs
employé-e-s, du fait de l’incapacité du
gouvernement à mettre un terme à l’activisme
militant…» Les mouvements sociaux du delta du Niger ont
donc été très efficaces dans l’imposition du
moratoire sur la production et l’exploration
pétrolière auxquels ils appelaient de longue date.

Terisa E. Turner *


*Extrait de la contribution de Terisa E. Turner, prof. au
Département de sociologie et d’anthropologie de
l’Université de Guelph (Ontario, Canada) et membre
fondatrice de l’International Oil Working Group, au
séminaire «Faire face au changement de climat, à la
révolution énergétique et à la
transformation sociale», organisé par l’Institut
pour la recherche et l’éducation d’Amsterdam, du 22
au 26 février 2008.

Pour alléger la présentation, nous avons supprimé
les références bibliographiques mentionnées par
l’auteure. Traduction, titre et intertitres de notre
rédaction.