Affaire Sofri comme objet d'histoire
Affaire Sofri comme objet dhistoire
Voilà déjà treize ans que trois anciens militants actifs, ou dirigeants, de lorganisation Lotta Continua, Adriano Sofri, Giorgio Pietrostefani et Ovidio Bompressi, ont été arrêtés parce quun soi-disant repenti les accusait davoir été les mandants, ou les auteurs, de lassassinat, en 1972, du commissaire Calabresi.
A lépoque, ce policier était vertement attaqué dans les colonnes de la presse dextrême-gauche après la mort scandaleuse, depuis son bureau, dun militant anarchiste, Pino Pinelli, officiellement victime dun «malaise actif» qui ressemblait beaucoup à une défenestration. En 1988, Leonardo Marino, le fameux témoin qui sétait dit soudainement pris de remords, avait dabord passé quelques nuits mystérieuses dans une caserne de carabiniers. Pour y faire quoi? En tout cas, la version des faits quil fournit aux magistrats fut non seulement soumise à bien des variations, mais se trouva en contradiction avec dautres témoignages: des versions successives dune soi-disant rencontre avec Sofri à Pise après un meeting pluvieux, une configuration très approximative des lieux milanais dont il aurait fui, un conducteur moustachu que plusieurs témoins avaient pourtant décrit comme étant une femme
Les zones dombre furent vraiment nombreuses dans létablissement des faits et la prise en compte de la «confession» de Marino. Cependant, alors que plus dune dizaine de repentis navaient pas suffi à inquiéter linoxydable Giulio Andreotti, les approximations dun seul individu furent suffisantes pour accabler les trois accusés au terme dune succession de procès que lhistorien Carlo Ginzburg a comparé aux procédures dinquisition quil avait étudiées à propos de la grande répression de la sorcellerie.
Les preuves
En réalité, cette affaire est éminemment politique. Elle touche directement des personnalités de la gauche extra-parlementaire de ces années chaudes et constitue ainsi une mise en accusation de toute une génération de militants qui ne se retrouvaient ni dans le régime démocrate-chrétien, ni dans la prochaine perspective du compromis historique. Ainsi des innocents ont-ils été condamnés à 22 ans de prison par un appareil judiciaire dont lesprit de corps a prévalu, envers et contre tout. A tel point quun juré populaire sest présenté un jour chez un avocat pour faire état des pressions quil avait subies afin que lon condamne les trois prévenus.
A propos de Sofri et de ses deux compagnons dinfortune, Ginzburg a donné une magistrale leçon dhistoire dans Le juge et lhistorien (Lagrasse, Verdier, 1997), une leçon aujourdhui reproduite dans un très beau film de Jean-Louis Comolli (Laffaire Sofri, Arte, 2001) et qui survivra sans aucun doute au dénouement – qui sest déjà bien trop fait attendre – de ce scandale judiciaire. Ce texte est magnifique. Il peut nous faire penser à celui dun Jean Jaurès publiant Les preuves pour démonter, avec une rigoureuse méthode dhistorien, les fondements de laccusation proférée contre Alfred Dreyfus. Mais aussi au très beau livre de Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné. Réflexions sur laffaire Jean Moulin (Paris, La Découverte, 1993) qui réfutait de vulgaires thèses médiatiques proférées à lencontre du héros de la Résistance et de ses soi-disant liens avec Moscou. Les deux ouvrages de Ginzburg et Vidal-Naquet se distinguent par la présence dune histoire lointaine, en alternance avec lanalyse de faits contemporains, par un va-et-vient dans le temps et la consistance de leur argumentation. Mais leur transparence et leur honnêteté se perçoivent aussi par le fait daffirmer dès le départ leur propre conviction et de proposer en même temps une méthode critique pour aller en vérifier le bien-fondé.
Considérer laffaire Sofri comme un objet dhistoire et la soumettre à cette méthode critique aurait en principe dû permettre de contribuer à son évolution ultérieure en démontrant les mécanismes de lerreur judiciaire et de labus de pouvoir. Malheureusement, un tel recours à lhistoire ne devait pas être forcément efficace dans lItalie dau-jourdhui. Lhistoriographie transalpine est en effet dune grande richesse, elle a donné lieu à des travaux et à des réflexions de haute tenue sur la mémoire, lusage public de lhistoire, limplication ou la responsabilité morale des historiens. Mais le meilleur nempêche pas que le pire puisse survenir. Et il y a des usages politiques de lhistoire qui produisent parfois des effets dévastateurs.
Le juge et lhistorien
Evoquons tout dabord les apports de cette historiographie. Carlo Ginzburg a finement décrit ce qui distingue les rôles du juge et de lhistorien, la nécessité pour le juge de trancher, celle pour lhistorien de nuancer et de réinterroger sans cesse sa problématique. Il a également souligné que le document dhistoire ne menait pas toujours à la vérité, que lhistoire sintéressait à des représentations et à des événements qui navaient pas eu lieu, mais en lesquels des individus croyaient. Ce qui ne devrait pas empêcher pour autant que la quête de vérité caractérise bien davantage la démarche historique quun quelconque relativisme. Des spécialistes de lhistoire orale ont montré de leur côté que cette vérité était dun accès difficile à partir des seuls témoignages. A propos dun massacre nazi en Toscane, lhistorien Leonardo Paggi a par exemple mis en évidence lexistence de deux mémoires, inscrites dans deux échelles différentes, celle du village et celle de la nation, celle des gens ordinaires et celle de la Résistance, dans un volume quil a coordonné et qui mériterait une traduction française (Storia e memoria di un massacro ordinario, Rome, Manifestolibri, 1996). Cest dailleurs en étudiant ce même massacre de Civitella in Val di Chiana que Giovanni Contini, pour sa part, a introduit le concept de mémoire divisée (La memoria divisa, Milan, Rizzoli, 1997). De son côté, Alessandro Portelli a étudié la mémoire collective de la tuerie nazie des Fosses Ardéatines, à Rome, en particulier sa représentation comme acte de représailles après le soi-disant refus des auteurs de lattentat partisan de la rue Rasella de se rendre aux autorités occupantes. Lordre avait déjà été exécuté, et cette formule inscrite sur une affiche nazie dément clairement ladite représentation. Mais la croyance a persisté et cest là un fait qui intéresse directement lhistorien (Alessandro Portelli, Lordine è già stato eseguito. Roma, le Fosse Ardeatine, la memoria, Rome, Donzelli, 1999). Enfin, Nicola Gallerano avait relancé il y a quelques années le concept dusage public de lhistoire, introduit dans les années quatre-vingt par Habermas, mais en refusant dopposer trop nettement les pratiques professionnelles de lhistorien et la présence de lhistoire dans la cité. Il avait par exemple montré que pour saffranchir de la tyrannie du présent, il était nécessaire daffronter cette mise en discussion de lhistoire dans lespace public en tentant de défendre les méthodes critiques de lhistoire professionnelle (voir louvrage collectif quil a dirigé, Luso pubblico della storia, Milan, FrancoAngeli, 1995 ; et le dossier de la revue Diogène sur la responsabilité sociale de lhistorien, n°168, 1994). Tous ces exemples, toutes ces considérations sur la comparaison, la valeur des témoignages, les difficultés de leur étude critique ou la nature des débats publics sur lhistoire ne sont évidemment pas sans rapport avec certains aspects de laffaire Sofri.
Mais il y a aussi le pire
Pour lhistorien Giovanni De Luna, «les médias ont contaminé la communauté scientifique à un point tel quils ont fini par en constituer linfrastructure de base, remplaçant à cet effet les circuits institutionnels et académiques habituels: les lieux de réflexion et de discussion collective propres à la profession (en particulier les revues qui ont toujours été linstrument privilégié des échanges dinformation entre historiens sur leurs perspectives de recherche) se sont terriblement raréfiées, condamnant lhistorien qui désire communiquer avec ses collègues à utiliser des moyens externes comme les quotidiens, la télévision, les chaînes télématiques» (La Rivista del Manifesto, fév. 01). Dans un contexte fortement révisionniste où prévaut lidée de rompre avec le passé dune République inscrite dès le départ dans une configuration antifasciste, lintérêt manifesté par la société italienne pour lhistoire contemporaine implique donc le risque dune grave dérive vers une soi-disant «histoire des gens», pour reprendre une expression volontiers utilisée par les révisonnistes, qui ne serait quaffaire dopinion et de convenances individuelles. En effet, en Italie, comme ailleurs, une vulgate néolibérale impose la stigmatisation des crimes staliniens et leur mise sur le même plan que les crimes fascistes et la Shoah.
Cela a des conséquences particulièrement graves dans le contexte transalpin puisque certains en viennent aujour-dhui à souligner que la chute du fascisme fut dabord une défaite nationale et que les jeunes soutiens de la grotesque République de Salò mériteraient eux aussi un certain respect. La banalisation et le révisonnisme sont même tellement efficaces que la droite a pu se permettre de dédier le Lungomare de la ville de Bari à un certain Araldo di Crollalanza, un hiérarque fasciste de sinistre mémoire. Ce qui a mené Gianpasquale Santomassimo, dans le Manifesto du 25 avril dernier, à se demander si lon pourrait «imaginer en Allemagne ou en France une Place Rudolf Hess ou une Avenue Pierre Laval». Paradoxalement, alors que le contexte actuel dans dautres pays européens est plutôt favorable au développement dune histoire plus critique de la Seconde Guerre mondiale et des fascismes, lItalie paraît donc dominée par un sens commun inquiétant qui va exactement dans le sens contraire et que les médias relayent abondamment.
Dans ce contexte fort peu réjouissant, considérer laffaire Sofri comme un véritable objet dhistoire risquait donc de ne pas suffire à empêcher quelle se réduise, en fin de compte, à une simple question dopinion publique et de convenance idéologique. Alors même quune méthode historique critique ne pouvait quaboutir au constat de lerreur judiciaire et de labus de pouvoir en labsence de preuves dignes de ce nom.
Un terrible paradoxe
Berlusconi, qui prétend voir du communisme un peu partout, peut affirmer jour et nuit que les problèmes des Italiens seraient dus à des communistes introuvables. Et ses clones peuvent déclarer, de manière tout aussi définitive, que le terrorisme italien naurait été que le produit des dérives de lextrême-gauche. Pour que chacun sen convainque, ils veulent même faire main basse sur les livres dhistoire et de lecture qui sont utilisés dans les écoles. Peu importent la démocratie, la liberté dopinion, le respect de la vérité et létablissement des faits. Et peu importe ce qui sest réellement passé. Même les déclarations dun ancien militaire sur le rôle des structures occultes de lEtat italien et de son allié atlantique dans la stratégie de la tension nont aucune importance. La vulgate dominante demeure toute-puissante dans un univers médiatique qui ne laisse plus de place à la critique, ni à lépaisseur du temps. Et lhistoire rigoureuse peut certes contribuer à létablissement de la vérité. Mais elle ne parvient pas, pour linstant, à faire valoir léquité. Ce qui ne saurait durer éternellement
Faire face à lhistoire
Adriano Sofri est le seul des trois condamnés à être encore emprisonné puisque Pietrostefani sest réfugié en France tandis que Bompressi se trouve aux arrêts domiciliaires pour de graves raisons de santé. Adriano Sofri veut prouver son innocence et ne cesse décrire. Il écrit sur le devenir du monde, sur la souffrance des opprimés. En refusant que son cas soit trop comparé aux grandes victimes de lhistoire. Mais il écrit, il est lu et lon risque par-là de shabituer à cette situation scandaleuse. Or, cette affaire est grave. Elle met en jeu la démocratie européenne et sa crédibilité. Elle concerne en effet tous ceux qui ont fait un jour le choix de sengager, dune manière ou dune autre, pour une société meilleure. Et devrait donc révolter tous les démocrates. Parce quelle est le résultat dun esprit de corps antidémocratique, celui des juges italiens, mais aussi celui de larmée et des services secrets. Parce quelle est une manière de ne pas affronter lhistoire de lItalie de laprès-guerre, de ses zones dombre inquiétantes. Doù limmense et dernier espoir dune condamnation de lEtat italien par la Cour européenne des droits de lhomme. Doù la nécessité dune pression publique efficace, à partir dune campagne internationale, pour libérer Sofri le plus rapidement possible et faire revoir cette sentence judiciaire inique.
Appel pour Sofri
A linitiative de lAuberge de lEurope du Château de Voltaire, et en présence notamment de Carlo Ginzburg, Antonio Tabucchi, Gianni Sofri et Jean-Louis Comolli, une rencontre internationale a évoqué le scandale de laffaire Sofri et lancé lAppel suivant :
Depuis plus de quatre ans, Adriano Sofri est détenu dans une cellule de la prison de Pise: là, dans cet espace restreint, il a déjà passé plus de 1400 jours de sa vie. Il devrait en sortir en 2017.
Cest là le résultat dune affaire judiciaire inquiétante et, sous certains aspects, incroyable. En 1988, Sofri a été arrêté avec deux de ses camarades; il était accusé dêtre le mandant de lhomicide dun commissaire de police, advenu seize ans plus tôt, en 1972. Laccusation fut lancée par un «repenti» qui soutenait avoir lui-même participé à lattentat. Après une série de condamnations et dacquittements, ce parcours judiciaire, qui a duré plus de dix ans, sest terminé par une condamnation définitive à vingt-deux ans demprisonnement
Au cours de ces procès, on a vu émerger des zones dombres jamais éclaircies, des pressions indues, des irrégularités de tout type: la première de toute fut la destruction des pièces à conviction (advenue en 1988-1989, après larrestation des trois inculpés!) Certains ont parlé de méthodes qui rappelaient les pires moments de lInquisition, dautres dune nouvelle affaire Dreyfus. Le témoignage du «repenti» sest révélé, sur bien des points, fragile et contradictoire: inconciliable, par exemple, avec les dépositions des témoins oculaires du crime; souvent a été avancé le soupçon que son témoignage avait été influencé par des interventions externes: ainsi, ce nest que deux ans après le début de laffaire que lon apprit que le «repenti» avait été secrètement en contact avec les carabiniers pendant pratiquement un mois avant dêtre arrêté. Il faut souligner que laccusation contre Sofri ne repose que sur le témoignage du «repenti» et quelle na été confirmée par aucune preuve
Pendant des années, Sofri a proclamé vigoureusement son innocence, en axant sa défense sur le terrain de la justice et de la recherche rigoureuse des preuves. Il a toujours refusé la thèse dun complot dont il serait victime: il dit la mépriser, dénonçant lenchaîne-ment de petites et grandes violations qui, un pas après lautre, dinertie en précipitation, conduit à linjustice.De la sorte, Adriano Sofri a offert un exemple extraordinaire de confiance dans la Justice. A deux reprises il est entré spontanément dans la prison où il se trouve actuellement, alors quil avait la possibilité de se réfugier sous des cieux plus cléments. Depuis sa prison, il écrit des articles dhistoire, déthique et de moeurs pour certains des plus importants journaux italiens et il ne cesse de se battre pour la vérité et la justice. Homme rigoureux et courageux, dune rare indépendance de pensée, Sofri a mis à plusieurs reprises, dans le passé, sa vie au service de causes nobles: celle des dissidents polonais et de Solidarnosc, celle des habitants de Sarajevo assiégé, ville où il a effectué de longs séjours, celle des Tchétchènes. Aujourdhui, en homme fier, il se refuse à demander sa grâce. Il veut que son innocence soit reconnue.
Nous estimons que la détention dAdriano Sofri est un scandale; nous demandons à toutes les instances qui en ont la possibilité, de la Cour européenne des droits de lhomme à Monsieur le Président de la République italienne, de faire en sorte que ce scandale soit effacé. LEurope, comme il a été dit à juste titre, ne peut se construire uniquement à force de discussion et de définition des paramètres financiers; elle se construit également en mettant en valeur une culture commune, dans laquelle les droits des citoyens doivent occuper la place qui leur revient. Laffaire Sofri est une pierre de touche pour lEurope du Droit et des droits.