Grace Jones : cannibale multinationale

Grace Jones : cannibale multinationale

Le premier titre extrait du nouvel
album de Grace Jones s’intitule «Corporate Cannibal»
(qu’on pourrait traduire par «Cannibale
multinationale»). Les paroles de la chanson sont plutôt
explicites («Je fais des affaires dans le marché, chaque
homme, femme et enfant est une cible» ou «Jouons au jeu de
l’argent, de l’appât du gain, du pouvoir; restez
aliénés»). Intéressant…

D’origine jamaïcaine, Grace Jones, mannequin, amie de
Warhol et reine de la scène disco gay de New York, sort trois
albums disco plutôt quelconques à la fin des années
70. Ensuite, c’est la métamorphose sonore (et visuelle),
qui donneront les deux chef-d’œuvres que sont les albums
«Warm Leatherette» et «Nightclubbing»1.
Les chansons sont en partie des reprises de chansons… rock
(post-punk, notamment, avec «Warm Leatherette»,
première sortie du label indépendant anglais Mute2 ),
mais elles sont enregistrées aux Bahamas avec Sly&Robbie,
section rythmique géniale de… reggae-dub.

Après «Living My Life» dans la même veine,
c’est le virage plus pop sous la direction du producteur Trevor
Horn (Frankie Goes to Hollywood, Art of Noise) pour «Slave to the
Rhythm», concept-album assez intéressant, dont on notera
l’ambiguïté du titre. Les deux albums suivants sont
bien plus faibles, et souffrent d’une production glaciale,
typique de l’époque.

Hurricane

L’album qui vient de sortir, «Hurricane», est donc
son premier depuis presque 20 ans, et Grace Jones a fêté
cette année ses 60 ans. Alors qu’on n’attendait plus
grand-chose d’elle, son album est plutôt une bonne
surprise. C’est en partie un résumé des
épisodes précédents, et les 4 morceaux qui
rappellent la période faste sont très bons, avec cette
rythmique typique de Sly & Robbie, tout en étant plus
mélancoliques et apaisés. Pour le reste, c’est de
bonne facture, mais il souffre, ironiquement par rapport à son
parcours et comme beaucoup de productions d’aujourd’hui, de
cette rythmique break-beat figée et reléguée en
accompagnement, ce qui fait inévitablement surgir le terme honni
de «downtempo».

Durant toute sa carrière, Grace Jones a fasciné en jouant
l’opposition entre froideur et mise à distance, avec sa
voix basse, ses déclamations monocordes et une certaine
fragilité dans les paroles chantées avec une voix plus
aiguë, où elle laisse apparaître sa
personnalité plutôt borderline. Cette tension fonctionne
également parce qu’elle entre en résonance avec ce
qu’on pourrait, si on osait, nommer une contradiction.

Rappelez-vous le formidable développement de l’industrie
musicale des années 80, les fusions de maisons de disques, MTV,
les superstars comme Michael Jackson, Phil Collins et Céline
Dion… Rappelez-vous aussi qu’Island, le label sur lequel
sont sortis les disques de Grace Jones, fondé en Jamaïque
par Chris Blackwell, était un acteur indépendant du
secteur de la musique et a notamment permis de faire connaître un
type du nom de Bob Marley.

Cette contradiction classique entre un marché qui tend à
l’uniformisation et des artistes qui, parfois, veulent proposer
des œuvres un peu différentes, a été
thématisée dans l’imagerie créée pour
Grace Jones.

Icône malléable

Le responsable de son image, le publicitaire français Jean-Paul
Goude (qui fut à l’époque son petit ami) a
utilisé différentes techniques, du collage au traitement
digital, pour déformer le corps et le visage de Grace Jones. Ces
déformations peuvent être lues comme une
représentation de la personnalité de Grace Jones.

Elles peuvent également être interprétées
comme l’image même des contorsions qu’une artiste de
sa trempe devait exécuter pour exister dans un espace
placé sous le règne incontesté de la marchandise.
Et par extension, aux «adaptations» qu’on demandait
aux êtres humains du monde entier. Les couvertures des disques de
Grace Jones du début des années 80 sont ainsi une
illustration très juste des effets du
néolibéralisme triomphant.

Le clip de «Corporate Cannibal» reprend cette logique de
déformations appliquées au corps de la chanteuse. Mais
là où dans les années 80, Grace Jones triturait
son image pour montrer l’adaptation nécessaire au monde
tel qu’il était, elle joue dans cette vidéo un
rôle: elle personnifie le néolibéralisme, et les
déformations que son image subit signifient donc quelque chose
de bien différent.

Maintenant, c’est le système qui se contorsionne
violemment, et ce faisant, il n’est pas beau à voir et
montre sa nature menaçante et son horrible dessein. Grace Jones,
dans un retournement de sa propre image, joue les contorsions
d’un système au bord de l’implosion. Même si
ça reste des images, elles sont là aussi une bonne
représentation de l’époque.

Niels Wehrspann


1    La compilation «Private Life, The
Compass Point Sessions» reprend l’essentiel de ces deux
albums et du suivant, avec des versions longues et dub en plus.
2    Les groupes signés sur Mute, fondé en
1978: Deutsch-Amerikanische Freundschaft, Depeche Mode ou Fad Gadget
ont en commun une certaine noirceur et l’utilisation
d’instruments électroniques comme une évolution
de la musique rock.